Maman

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 On a éparpillé ses cendres à marée basse. Quand David a sorti le sachet de l’urne, j’ai eu pitié de lui. Il pleurait. Les larmes gelaient sur son visage de petit garçon de cinquante ans. Il ne savait plus se servir de ses mains alors j’ai sorti les miennes des poches de mon gilet pour l’aider. Je me disais que s’il n’avait pas honte de lui, j’avais honte pour lui ; et j’ai remercié le brouillard, cette purée de pois Impression, soleil levant qui noyait le ciel dans l’horizon et floutait un peu les contours humiliants de ce fantôme en deuil d’un fantôme : celui une éternelle absente, qui n’a même pas daigné mourir un jour d’été.

 Le vent a soufflé. Il nous a rejeté les débris à la figure avec les embruns et j’ai ris jaune.

— Quelle conasse…

 J’avais rien de plus à dire, à part peut-être, je te déteste de ne m’avoir jamais aimé, ou j’espère sincèrement que tu as eu une vie misérable, mais ç’aurait été lui donner trop d’importance. Je veux lui rendre insulte pour insulte, indifférence pour indifférence, alors j’ai craché les cendres collées à ma bouche et je suis partie les dents serrées. J’ai juré contre la vase, contre les pierres nichées dans le sable, contre le béton verglacé, contre les tâches sur les tapis de ma Mustang, puis j’ai allumé le chauffage, qui puait l’essence, en attendant David.

 Il est arrivé vingt minutes plus tard, l’urne vide enlacée dans ses bras nus, les poils hérissés par le froid et les yeux irrités contre moi. Pour ne pas parler, j’ai cherché une fréquence radio moins neigeuse que les autres avant de démarrer.

 La couleur du ciel commençait à ressembler à du bleu quand je me suis garé devant le cottage décrépis. J’ai fumée une cigarette sur le perron pendant que David se douchait, puis vice-versa avant de nous replonger dans les cartons.

 Les mouettes hurlaient dans le lointain. Il m’a demandé si je me souvenais d’il y a une éternité, les grandes vacances et les sandwichs au thon, la robe verte de maman et le chien des voisins. J’ai répondu non. Il a refermé l’album photo et ses paupières se sont alourdies. J’ai senti qu’il se sentait seul, plus seul que si j’avais refusé de venir.

 Je suis allée m’occuper du bureau, entasser les carnets de voyage, les revues d’anthropologies, les bibelots fait main, et les peintures à l’huile dans une boite en plastique, mais j’ai laissé les romans jaunis à leur place pour ne pas déparer la bibliothèque.

 À midi, il ne restait déjà plus qu’à attendre les déménageurs.

 Je verse une dosette de café soluble dans une eau tiédasse de n’avoir pas pu bouillir avant la pénurie de gaz quand mon portable capte une rarissime barre de réseau et me notifie six messages : un lien vers ma dernière facture internet, une offre promotionnelle pour des chaussures, un coup d’un soir à la recherche d’une montre égarée, un vidéo de Milo qui brandit le trophée en plastique de son concours d’orthographe et son père qui me demande d’appeler dès que possible. Je tape les premiers caractères d’une réponse évasive quand un septième message arrive. Une panne retient le camion qu’il ne faut plus espérer avant le lendemain.

 La nouvelle en touche une à David sans faire bouger l’autre. Je voudrais que ça l’énerve, presqu’autant qu’il voudrait que la mort de maman m’attriste. Pour laisser au temps le temps d’user nos petites rancunes, je remonte en voiture, direction la station auto pour nettoyer la boue du matin, puis au restaurant de fruit de mer nous chercher de quoi dîner.

 Le chef essuie ses lunettes en cul de bouteille sur le coin le moins graisseux de son tablier et croit me reconnaître une fois qu’il y voit plus clair. Il me prend pour Ornella.

— Raté. C’est l’autre.

 Il ne comprend pas, ou pas avant que je parte. Sur le retour, je me demande combien de personnes se souviendront d’Ava comme d’une mère dévouée, sans se douter que se petite Ory ne représentait que le tier de sa descendance, que cette même Ory avait une sœur jumelle et un frère aîné, abandonnés en même temps qu’un mari paraplégique.

 Pendant mon absence, David s’est débrouillé pour faire fonctionner un lecteur cassette et, adossé contre le canapé, entre deux cartons éventrés, visionne un documentaire en noir et blanc sur les Jeux Olympiques de 1968. Le commentateur parle espagnol, avec un accent qui ressemble à celui de notre père.

 Je décapsule deux bières dont la mousse se répand sur le tapis et nous buvons ensemble, en veux orphelins.

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