Chapitres 1 et 2 ou 3 de plus

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Serge Ephèse

BELLA, naissance d’un tueur

Récit

Prologue

Quiconque descend à la station Garibaldi de la ligne 13 du métro parisien se retrouve, consterné, à l’angle de la rue Victor-Schmidt et de l'avenue Gabriel-Péri. La maison Mc Donald's, qui s’est arrogé la sortie de la bouche, achève l’effarement du voyageur. Sur le pavé, une faune adolescente beugle, fanfaronne, ricane. Le code est strict, virilité pour tout le monde, gamines comprises. On n'est bien sûr pas là pour rigoler. De vieux maghrébins, jadis pleins d'espoir, aujourd'hui presque muets, croulent dans des brasseries alentour.

Septembre. C'est sur le trottoir d'en face que notre héros s'est installé. Il a bu son express en deux lampées gourmandes. A ce plaisir fugace s'ajoute celui, pas éphémère du tout, d'observer la plastique féminine. La Femme, cet après-midi, est dans la rue. Profitant de la température exceptionnellement clémente, Elle s'en donne à cœur joie. Certaines en ont profité pour sortir quasi nues, puisque leur âge, Paris et le soleil les y autorisent. La rue se transforme en lupanar, on se prend à rêver d’une gigantesque partouze urbaine.

Notre héros, ruminant sa haine du décolleté explicite mais pas touche, du cul souligné à la vaseline mais t’as du fric, des promesses de fellation pornographique non tenues, se console dans un mirage. Une jeune fille est assise sous un cheeseburger d'un mètre sur deux. Elle est immobile, ses yeux se perdent dans le morceau, apparemment mélancolique, peut-être une simple berceuse, que diffusent deux cordons à la blancheur maladroite, lesquels tranchent inopportunément sur les couleurs pastel qu'elle porte aujourd'hui. D'ailleurs, ce foulard est de trop pour le temps qu'il fait, non? Elle plane à même la lie populacière et affranchie d’elle. Qu'écoute-t-elle? Une niaiserie Skyrock? Un Ave Maria? Qu'importe au fond, puisque le tableau est là, donné pour rien, ne s'offrant qu'à lui seul. Elle n'a bien sûr pas remarqué qu'on l'avait remarquée, et, œuvre d’art inconsciente, ne le saura jamais.

Frites coca? Notre héros empoigne nerveusement le paquet, lance un rictus méchant au cyborg simplifié chargé de préparer sa commande et sort de l'indigent repaire, heureux d'être seul, de boucher ses oreilles et de traverser la rue.

D'abord méfiant, puis prudent, il finit par sourire à la grille du parc, s'étant assuré qu'il pourra y boire son big mac et manger son soda sans être poussé à l'exaspération par le bruit hargneux des scooters. Sans être horripilé par celui, plus débile encore, de ces nouveaux walkman téléphones à haut-parleurs dont le jeune s'affuble et qui crachotent la pleurnicherie RnB , l’aboiement hip hop du moment. Paraît qu’il n’y a pas de culture sans musique…

Mais même ici, François ne se calme pas tout à fait. L’intelligence de l’homme est bovine et toute putain, on en sort pas. Ça va de l’abomination à la peccadille et retour.

Quand maman souci passe lui donner le bonsoir, les effets sont toujours les mêmes: augmentation du rythme cardiaque, maux de tête lancinants, perte du sens de la réalité, implosion radicale du cadre normatif destiné à le contenir. Et son éthique, que voulez-vous, en devient meurtrière.

François macule d'indélébiles tâches de graisse les pages d'un magazine chargé de lui faire la conversation pendant ce pique-nique américano urbain. La rentrée littéraire, cette année encore, sera d’une remarquable qualité. On claquera le budget bouquins en animateurs télé débutant dans le roman, en bourgeoises indignées par la faim dans le monde, en nombrilades onanistes du meilleur cru: Mon chat va mourir, c’est affreux, J’ai changé de sexe pour gagner la Star Ac, Ailleurs c’est tout, J’aimerais que le 47 aille quelque part, et quatre mille six cents ouvrages du même tonneau.

Voyant passer deux petites vieilles obséquieuses et complaisantes, François réfléchit qu'entre le génocide et la simple gifle, entre la solution finale et une moquerie toute bénigne, il y a, dans les gestes de l'humanité, une liste d'actes infinie, qui, confrontés à n'importe quelle philosophie morale, provoqueraient automatiquement une colossale marrade. Le moindre signe que notre conscience reflète de nos intérêts nous rend lâches et fourbes, cupides et menteurs, violents et fangeux.

Il fait beau, le vent est amical, point de marmot hurleur, mais voilà, François est enfermé dans sa haine, qui devient pays. Son humanisme à l'envers sera fait de ténèbres. Partir s'asseoir sur un rocher, cheveux au vent, pour contempler quelque verdoyante vallée en chantant la peine d'être seul? Boulot de tafiole compassée.

Une idée d'œuvre absurde lui apparaît, de plus en plus nette et claire, avec ses prémisses, ses brouillons, ses plans d'ensemble et de détail. Sur l'écran de son cerveau que gagne, rugissante, sa sainte maladie, les étapes s'éclairent dans une lueur glacée. Le temps s'arrête. Pas d'autre présent que le grondement animal, irrésolu, venu du ventre. Toutes les autres passions sont décidées nuisibles à l'aboutissement de l'inacceptable nécessité. Vengeance. La vie m’a fait chier? C’est mon tour maintenant.

Loin de lui, dans le temps et dans l'espace, il y a eu les camps, le Rwanda, la Serbie, le Darfour, l'Arménie, les tortures des deux côtés de la frontière palestinienne, et encore tant d'autres tueries à grande échelle. François en retient surtout la souffrance injustifiée des victimes et le discours bêtifiant des bourreaux. Ce qui, au contraire, le plonge dans un état de très réelle panique, c'est qu'il ne puisse pas s'expliquer les authentiques saloperies qu'on lui a faites, à lui. Il peut vivre avec la douleur des autres, il ne le peut pas avec la sienne propre. Il n'a jamais compris qu'un peuple offensé, un an ou dix siècles plus tard, ne cherche pas à se faire justice. Pardonner, c'est planquer les traces de la paresse et de la veulerie sous le masque, si consensuel, de la maturité. On n'efface pas une blessure, on ne l'oublie pas.

Pourquoi me suis-je tu, se demandait-il, pourquoi cette résignation muette ? Que n’ai-je réagi ? Suis-je un esclave sur qui l'on crache et dont on se rit? Moi qui ne savais ni ne comprenais rien, d'où vient que l'on m'ait tant souillé, violenté, roué de coups sans le moindre mobile, et à la seule faveur de mon mutisme, de ma peur et de mon immobilité?

Les autres bancs, à présent, étaient tournés vers François, qui marmonnait en pleurant et dont les traits devenaient franchement étranges. Son visage n'avait plus grand-chose d'humain. La tête dans les mains, secoué de hoquets de colère et se noyant dans ses propres larmes, il découvrait sa défaite irrémédiable et complète. La sueur avait fait de ses cheveux ordinairement châtain clair une masse visqueuse plus sombre, comme la pluie ferait du poil d'une bête sauvage un paquet nauséabond. Ses lèvres saignaient sous la morsure des incisives, les ongles pénétraient les tempes, et comme renforcés d'une couche de corne animale, cherchaient à faire éclater les veinules du front. De loin, on aurait dit un toxo en manque, de près une bête atteinte de la rage. François soufflait et gémissait sous les vagues furieuses d'un sang nouveau. Il se recourbait pour entrer en lui-même, tendu par une épilepsie à décharges électriques. On s’inquiéta, on se dit qu’il fallait faire quelque chose, on s'approcha de lui. Il releva la tête et fit voir deux prunelles dont l’agate avait presque disparu et que la lumière de la folie traversait. On s’en va, déclara le bon père de famille qui, sous le regard interrogatif de ses deux enfants, avait tenté de leur montrer à quel point papa était secourable. François se leva, dépenaillé, couvert de bave, de sang et de sanies nasales, et foutit son camp de là. La plénitude avait une saveur neuve, salée et métallique. François était mort. Bella était né.

Chapter wane.

Deux mois moururent sans que rien ne changeât dans ses habitudes. Le moi social continuait de faire ce qu'on lui demandait. Etre à l'heure au travail, être raisonnablement révolté, raisonnablement déprimé, continuer d'être lisible pour ces cons de psys, et donc se couvrir de lâchetés excrémentielles sous leurs regards aguerris; en un mot, faire plaisir à tout le monde. Sa toute nouvelle vie d'employé à la Désinstruction Nationale ne déméritait pas: des trous duc de 13 à 17 ans tentaient régulièrement d'avoir sa tête, à coups de bordel organisé et de complots toujours plus ineptes. L'Ecole française était devenue un tribunal de dictature où les jurés étaient les élèves, les professeurs des présumés coupables, parents et directeurs d'établissements étant réunis en une instance sacralisée chargée d'exécuter les verdicts, qui allaient de l'intimidation au licenciement en passant par la vexation collective. La bonne marche de cette plaisanterie culturelle était assurée par les rectorats d'académie, qui remplissaient la noble tâche de consigner les dénonciations et les rapports. Quelques années auparavant, on avait d'ailleurs décidé que les services seraient ouverts 24 heures sur 24, et que les délations par email ne nécessiteraient plus de caution policière. La bonne foi de l'élève ou de la famille suffisait. Le nombre de suicides dans les rangs des enseignants était en constante hausse, ce dont gouvernement et population se réjouissaient. On gagnait sur le budget du ministère, on flattait les haines populaires, on instaurait le télé-enseignement de masse, au plus grand bonheur de Microsoft et de sociétés spécialisées en «savoirs objectifs». Ceux-ci avaient été mis au point quelques années auparavant par une bande d'universitaires vendus à la cause. Il s'agissait de réactiver la bonne vieille " reproduction de la force de travail ", mais sur le plan scolaire cette fois. Ils avaient voulu du pain un siècle avant pour ne pas se rebeller? On leur en avait donné juste ce qu'il fallait. Ils voulaient du savoir? Ils allaient en avoir, et pour leurs impôts encore ! Dès 13 ans, un sujet était intégralement dépourvu de sens critique. On lui faisait ensuite apprendre tout ce que les firmes transnationales qui l'emploieraient un jour proche avaient besoin qu'il sache. Et rien que cela, bien entendu. Compta élémentaire, surveillance d'une machine-outil, management de petites équipes. Collèges et Lycées étaient tous passés au stade de la professionnalisation immédiate. Apprendre à penser? on s'en " battait les couilles ", comme F l'entendait souvent. Des poches d'Humanités, ici et là, essayaient d'enrayer le mouvement, F en faisait partie, convaincu qu'il avait été dans les premiers mois de sa nouvelle vie qu'on pouvait encore donner sa chance au savoir. Il avait eu tort. Ce boulot n'allait nulle part, et sa tragédie personnelle, dedans, se faisait de plus en plus impatiente. Il fallait absolument s'y mettre.

Mais il ne put. L'hiver fouettait maintenant le fil des jours à coups de vents noirs. La nature paralysait toute vie dans une boue gelée. F, trop affaibli par la hauteur de la tâche, effrayé par Bella, s'égarait dans des directions stupides, reculait devant l'obstacle. Sa mélancolie stérile, il l'oubliait dans la pharmacopée antidépressive, cet opium licite. Mais s'il ne remontait pas à la beauté de la première crise, il ne chutait pas non plus. Il ne le devait qu'à une seule autre personne, la seule qui acceptât sa folie, pour l'excellente raison qu'elle était aussi folle que lui. Elle savait que de la gangue informe sortirait tôt ou tard une fleur. Et que cette fleur fût maléfique, quelle importance ?

Les très longs cheveux noirs se mélangeaient souvent à la nuit serpentine. Deux torses se frôlaient, des bouches s'embrassaient, coups de reins, bouches avides de tout ce qui dépasse, anatomie mystique, guerres sublimes. Autrui sait que vous l'aimez à votre façon de lui faire l'amour. Ils jouaient beaucoup aussi, de proche en proche et en fonction des besoins respectifs en peur, en plaisir et en adrénaline. Nulle drogue, nulle fumée, nulle boisson. Le simple bonheur d'être avec elle. Son père, musicien, l'avait nommée Viola. Les cordes de Viola ne vibraient que sous certains climats, sous certaines conditions. Le plus souvent silencieuse et effacée, elle devenait clown et danseuse dans l'intimité. Ses puissances vitales étaient sans limites. Bella riait, Bella l'écoutait, Bella l'admirait. Bella la craignait comme elle était crainte de lui. Ils savaient tous deux que leurs disputes finiraient un jour mal, peut-être. Mais l'un et l'autre fidèles pour de vrai. Atomes crochetés. Bella plus Viola.

Qu'importait donc que ce parfum fût délétère? Que son suc fût un poison? Ses racines aspiraient la vie là où elle grandissait, sur la fange. La vengeance serait portée au rang d'œuvre d'art mystique. Trop nombreux étaient ceux dont l'existence dans la vie de François représentait une incongruité qui ne pouvait revenir qu'à une faute de goût de Mère Nature. Or, cette admirable Nature, l'Homme ne l'avait-il pas maintes fois étudiée, comprise, puis contrainte? Ingénieurs, techniciens, artistes, savaient qu'on pouvait maîtriser la matière. Qu'on pouvait la diriger en vue d'une amélioration. Et que le faire en vue d'un mieux pour la condition humaine était le plus significatif acte d'amour qu'on puisse lui témoigner.

François devenait fou, Bella exultait. Enjeux esthétiques, philosophie à découvrir, concepts à inventer, balbutiements illustres, terres à défricher. L'ensemble constituait bel et bien une discipline dont les éclosions devaient être chéries et dorlotées. La construction d'une éthique nouvelle allait modifier sa perception de la réalité, rendre caduques ses banales et communes notions morales, changer ses lois. Cette " chose " toute neuve le rendrait épique. Philosophie meurtrière, elle convoquait les penseurs au sang, à l'incoercible énergie de la violence pure. Elle supprimait toute forme d'asservissement amoureux, économique ou intellectuel. Le glaive et Nietzsche, Ted Bundy lecteur de De Quincey. Bien et Mal renvoyés dos à dos dans l'orgie assassine. F se rendait bien compte qu'il était encore temps de reculer, et qu'il n'avait pas attendu jusqu'ici sans raisons: c'était effroyable. Il pouvait encore décider de revenir à une vie semblable à ce qu'elle était avant, consensuelle, sans relief. Mais. Mais il y avait là œuvre de choix et d'élagage. Il y avait un panache fou à buter une vieille connaissance, une pétasse rencontrée par erreur, un ancien boss, un collègue actuel, etc. L'on n'envisagerait que plus tard les moyens idoines. Echapper à la police, pour échapper à la grosse justice des hommes.

Le peintre s'était-il jamais refusé un tableau sous le prétexte que l'Académie en refusait le motif? L'idée même de justice esthétique n'était-elle pas comique? ...

Chaptaire toux

Nersac, portes d'Angoulême, premiers jours du printemps.

Malgré l’expérience d’un bon nombre d’horreurs et le flegme qui en découlait, le capitaine de gendarmerie Lemière en était réduit à accepter son dégoût. Il n'en était pas, loin s'en fallait, à sa première " découverte macabre ", ainsi que s'apprêtait à titrer la Patente Libérée. En trente ans, Lemière avait tout vu. Enfants retrouvés sodomisés et étranglés dans le champ de blé voisin, vieilles femmes mortes sans témoin, de leur belle mort mais truffées de vers tant les semaines avaient passé avant qu'on s'en inquiète, jeunes écervelés du samedi soir enroulés à jamais autour d'un platane, ou définitivement encastrés dans le vide-poche de leur 205 tunée. Mais là, la scène témoignait d'une cruauté, d'une volonté de faire souffrir qui annonçait un client complètement frappé.

Lemière faisait franchement la gueule.

Le corps mort souriait. On avait planté, ou plutôt cloué, deux agrafes dans chacune des joues, puis fait remonter la peau vers les oreilles, dont le lobe servait désormais de point d'ancrage. La femme était assise, dans son salon de cuir beige, jambes croisées, comme pour une réunion de famille ou une conversation détendue et intime. Les doigts des deux mains s'entrelaçaient, plaqués contre le nombril. Un ongle sur deux avait été arraché, mais proprement, de façon à ce que le rose de la peau à vif compose un ensemble harmonieux avec le rouge des ongles peints. Du nombril jusqu'aux hanches couraient deux très profondes mais très discrètes ciselures, que seule la position des bras et des mains empêchait de s'élargir pour laisser passer les boyaux. Le cadavre était penché sur la gauche, en position d'écoute, comme si, vivante, la jeune femme avait voulu chuchoter une confidence ou un secret. Son équilibre n'était pas naturel.

En faisant le tour du canapé, Lemière comprit qu'elle avait été empalée de biais. Une barre de fer prenait appui dans le sol, presque à la verticale, puis pénétrait l’assise du meuble, puis, visiblement, le fondement de la victime, pour s’arrêter quelque part dans la cage thoracique.

Elle avait été maquillée. Mais sans doute remaquillée aussi. Plusieurs couches de rimmel, de rouge à lèvres, de fard à paupières, apparaissaient sous l'œil critique du gendarme. Pourquoi ce ou cette malade l'avait-il ou -elle grimée à plusieurs reprises? Lui avait-il ou –elle refait une beauté pendant la séance de torture? Son visage était celui d'un clown revenu des enfers. En se relevant, Lemière sentit une forte odeur de merde. Elle avait chié d'effroi.

La tenue vestimentaire offrait elle aussi plusieurs pistes. La victime était parée pour une bonne séance de baise, mais un peu vulgaire, un peu too much. Le genre pute de luxe. String, bas, jarretelles. La lingerie était de couleur mauve. En l’inspectant délicatement de ses doigts gantés de latex, Lemière continuait d’identifier l'importance que le tueur accordait à la couleur. Rose, mauve, beige, le noir maronnasse de la merde, le brun rouge du sang séché, pourquoi ne cessait-il, bordel, d’y revenir? Cette cohérence chromatique l'obsédait. La peau des cuisses, sous les bas, était brûlée en de très nombreux endroits. Les blessures étaient cylindriques. Elles avaient à coup sûr été faites au chalumeau ou avec une très forte lampe. Mauves aussi.

Fréhel, l’aide de camp de Lemière, téléphonait. Le petit porte-valises trottina dans le jardin, ouvrit la baie vitrée et se rua vers son chef, slalomant entre les plots que le Srpj déposait un peu partout.

" Je raccroche d’avec le chef, chef. Il vous fait dire que Le tueur est dans le coin, c’est une certitude. Il faut le trouver tout de suite, sinon il met les mecs de Bordeaux dans le coup."

Lemière ne répondait pas. Il en savait quoi, le boss? Qu’est-ce qu’il en savait de où était le tueur? Le mec s'était barré. Loin. Ça faisait pas un pli. Personne le retrouverait jamais.

Lemière, son défaut, c'était l'orgueil. Mais le pire des pires : un orgueil de droite, balladurien, un qui ordonne avec les yeux, et dont les revers de main sont péremptoires et définitifs, un qui exige une soumission immédiate et sans condition. On aurait cru, quand il rédigeait le chèque des courses au supermarché, qu'il signait Yalta. Les caissières en rapetissaient de crainte. Il n'était qu'enflure et importance. Il faisait patienter les petits et rampait d'urgence devant les grands, se montrant volontiers vulgaire avec les sous-fifres et se tartinant d'onctuosité mielleuse avec ses supérieurs. Une fiotte à épaulettes, un minable déguisé en cadre de la Police, traître intelligent mais Machiavel aux petits pieds. En public, la personne le cédait au personnage, que l'on croyait cultivé, raffiné et spirituel.

Un jour, c'est sûr, des chercheurs isoleront l'immortel gène de la médiocrité et décriront alors sa volonté furieuse de ne pas s'éteindre dans la transmission père fils.

Il avait donc toujours avancé en silence, trahi par ouï-dire, comploté minable, fomenté de fausses rebellions, caressé qui lui était utile. Ses faits d'armes consistaient surtout à finir ce que d'autres avaient courageusement commencé, à surfer les bonnes vagues au bon moment, en évitant les perquises trop chaudes et les fréquentations trop ambiguës. Un petit faiseux, un lâche, qui n'avait pas d'amis dans la boutique.

" Mmm, fit-il. Il adorait lancer ce « Mm » qui lui donnait l'air de mener des réflexions de la dernière complexité. Il associait cette vocalise à un regard se perdant au loin. Ici, dans les tulipes en plastique du jardin. Se détournant de Fréhel, il alla se poster devant la baie vitrée, observa la forêt toute proche avec un air de chasseur le jour de l'ouverture puis déclara:

- Oui, oui, oui, bien, bien. Le monosyllabe remplaçait chez lui la dissertation. Il ne savait rien. Sec comme son prépuce de vieux trouillard. Paumé. Fréhel se désolait pour ce héros des temps modernes qui pour l’heure semblait indécis et inquiet, mais de cette inquiétude qui annonce les grandes découvertes.

- Voulez un café chef?

- Putain, on le trouvera pas. Prends des photos, face, profil, détails mains et pieds, visage et crâne. Oublie pas l'arrière. On rentre.

Comme le petit adjudant empoignait son polaroïd, on entendit les premiers accords du tube de Sylvie Vartan " La plus belle pour aller danser". C'était étouffé, ça venait du sol.

- C'est quoi ça putain? hurla Lemière, qui, détestant être pris au dépourvu devant ses subordonnés, résistait de plus en plus mal à une furieuse envie d’aller chiasser seul dans son burlingue.

- Chef, le canapé!, flûta Fréhel, qui exultait comme un gosse vainqueur d’une chasse au trésor. Il se tenait à quatre pattes, le nez sur un lecteur de cassettes autoreverse placé à la verticale du cadavre. La bande avait tourné dans le vide, dans un sens, puis dans l'autre, jusqu'à ce que le tube de l’année 1964 se fasse à nouveau entendre....

« Ce soir je serai la plus belle pour aller danser, danser

Pour mieux évincer toutes celles que tu as aimées, aimées,

Ce soir je serai la plus tendre quand tu me diras, diras,

Tous les mots que je veux entendre murmurés par toi, par toi… »

Tout de même, on osait écrire en ce temps-là ! N’étaient les préoccupations couturières de la pimbêche qui va au bal avec sa robe faite dans les rideaux de sa salle à manger, les textes de Vartan sembleraient aux paroliers d’Amel Bent des traités de physique quantique… xxxx

Jaune et bleu, brique, ciment, ferraille, présences viriles, gestes simples et francs. Ce n'était pas franchement facile, ni glorieux, après cinq années de prétendues études de " Commerce International", de se retrouver chef de rayon pour une enseigne de grande distribution spécialisée dans le bricolage. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, François se disait que ça répondait quand même à certaines de ses aspirations. Serrer des mains calleuses, porter des charges lourdes, ranger des palettes au fenwick, fourrer goulûment les mains dans la crasse. Tas de sable géant pour bâtisseurs à la con. La marque aux couleurs jaune pisse et bleu hôpital avait séduit les bricolos du dimanche, les remplaceurs d'évier, les emplâtreurs de plafond, les peintres de balançoire. Y'avait plus qu'à leur faire tout casser chez eux pour leur fourguer de quoi tout refaire en pire. La maison Castorama était à la construction ce qu'une pute est à l'amour. Mais François était mince, musculeux, libre et jeune. Ainsi, charme de la vingtaine, il était aussi bête qu'arrogant.

Sylvia Gomez exerçait les importantes fonctions de secrétaire de rayon pour François et trois autres de ses collègues. Titulaire d'un Bts en Action Commerciale obtenu chez Pigier, elle s'était destinée, tôt donc, à essayer d'exister ailleurs que dans son travail. Les fax de réclamations envoyés et les livraisons en retard relancées, sa vraie journée pouvait alors commencer. Celle-ci avait débuté très tôt d'ailleurs, vers 6H30 du matin, par une douche revigorante. Il s'agissait ensuite de se faire le plus désirable possible. Et quand on fait un mètre cinquante pour 57 kilos, ça exige une volonté de fer et une dextérité qui ignore l'improvisation. La province française ressemble à la banlieue parisienne: on suit les modes de loin mais en forçant le trait des nouveautés majeures. Une chaussure à semelle compensée fait 5cm de haut à Paris ou Londres, et, sans qu'on sache pourquoi, en fait trois de plus arrivée à Limoges ou Loughborough. C'est bien connu, les Picasso cubistes sont, pour les comités d'entreprise voyageurs, des "dessins d'enfants de quatre ans qu'on voit vraiment pas ce qu'ils lui trouvent à c'te peintre, là". Notre apprentie pute, une fois récurée jusqu'au fond et parfumée d'abondance, revenait alors dans sa chambre, sifflait pousse-toi à l'imbécile heureux qui lui servait de mari et se mettait devant son armoire ouverte comme un trader consulte ses placements. Le petit haut Promod, rose et qui laissait voir son nombril, c'était vraiment trop fresh pour la saison, fallait pas déconner. L'idée des talons hauts était bien sûr non négociable. Les 3 Suisses n'avaient pas encore livré les push-ups, impossible de se rabattre sur un décolleté affriolant. Restait le body rose, la petite veste Kiabi à carreaux jaune et bleue (fidélité à l'employeur !) et la jupe fendue fuchsia Leclerc vêtements. Im-pe-ccable ! Salut à ce soir passe à la crèche ne m'appelle pas je suis en réunion toute la journée et je déjeune avec les chefs de rayon. La porte se claquait, l'autre gland se faisait une cinquième tartine beurre Nutella, la culotte de Sylvia était déjà un peu humide lorsqu'elle s'asseyait dans sa super 5 et mettait le contact en admirant ses lèvres outrageuses dans le rétro.

François commença à la draguer le jour de son arrivée. Il lui tapait des cigarettes, ne sachant comment nouer des liens. En une seule journée, elle recevait au moins dix coup de fils personnels, se déplaçait souvent sur le parking pour refouler tel ou tel agent immobilier aux couilles pleines (ils cherchaient une maison), faisait durcir entre 15 et 25 queues rien qu'en souriant. Cela marchait même au téléphone. François le savait, il travaillait à côté d'elle. D'emblée elle lui fit comprendre qu'elle le tenait par les couilles. Tu ne touches à rien, c'est moi qui vais te dire ce qu'il faut faire. Quelques pincements de lèvres explicites saupoudrés sur ces injonctions humiliantes avaient fini de donner à François l'inéluctable envie de la foutre à quatre pattes. Son petit pouvoir de petite garce de bureau le faisait rire. Il croyait maîtriser les enjeux.

Ils baisèrent une première fois après un pot de départ à la retraite.

Avant elle, François, au sexe, il y était venu tard. Vers 19 ans, contraint par la pression sociale. Au foot, il était la risée des vestiaires. Tout le monde savait qu'il était puceau. Saloperie d'autrui. Le territoire féminin lui était comme refusé. Terre sacrée et inviolable, pré carré des grands chasseurs, des couillus, des malins, des grandes gueules. Il restait donc aux portes du pays, maladroit, risible, se masturbant 8 fois par jour en rêvant à des prises plus charnues. Le Saint Graal une fois conquis, les filles avaient presque tout de suite commencé à le faire chier. François confondait amour fou et désir fou. Elles le lui faisaient payer cher. Elles voulaient bien coucher, mais, minute papillon, c'est pas gratos. La mob, c'est à toi? Tu peux m'emmener chez ma mère? Putain mais qu'est-ce que t'es con, tu pouvais pas lui demander une carafe d'eau au serveur? on va payer la bouteille d'Evian maintenant. A l'issue d'une réunion familiale pour laquelle on avait invité la "petite copine", le père de François l'avait pris par le bras, bien gentiment, bien sournoisement, et lui avait glissé, en faisant le geste d'une vis qu'on serre "elle te tient, elle, hein ?"

Ce que jusqu'à Gomez François avait appris, ou croyait savoir, c'était qu'aucune bonne femme n'a de haine plus pure que pour les lâches, les mous et les médiocres. Les états d'âme masculins, c'était en avant pour l'échafaud. François aurait dû être plus attentif à sa propre mère, qu'il croyait mauvaise, mesquine et pingre en tout, alors qu'elle n'était que normale. Ce que j'aimais chez ton père, avait-elle un jour déclaré à François, c'est qu'il ne s'excusait jamais. Il prenait les choses en main. Il était grand, je préfère les hommes grands. Les femmes n'aiment pas le pouvoir, elles l'adulent, pensait-il. Il leur faut de l'invincible, de l'immortel, de la destruction massive, au pieu ou ailleurs. Leur vice est tel que ça les fait mouiller, ces salopes, de voir que leurs propres armes - sarcasmes, moqueries, tromperies en tous genres, indifférence, calcul - sont inopérantes sur le mâle véritable, placide en sa puissance. Qu'on leur donne l'occasion de disgracier un homme en public ou en privé, elles s'en saisissent avec furie, et la grande paire de ciseaux fait jouer ses couteaux. Un jour, tiens, pour rien, sans raison apparente, comme François, âgé de 10 ou 11 ans, construisait un cerf-volant dans le garage, elle était descendue et lui avait lâché "Ah ? Tu fais ça? Tu ne pourrais pas avoir des loisirs plus simples ?" Combien de destins fantastiques, d'épopées valeureuses, de courses à travers champs avortées par un tout petit mot ? Mais enfin, voyons, je suis ta mère, je t'aime, tu le sais bien. Tant qu'une femme n'a pas pris sa patate dans la gueule, elle n'aime pas, c'est à dire, elle garde son cul planqué dans ses fringues. Pour qu'elle ne pique pas, il faut la désarmer. La Brute Lee van Cleef et la pute du saloon.

Sylvia n'échappait pas à la règle. Ses lèvres naturellement botoxées, sa petite taille, son cul énorme, il en redemandait. Elle hurlait ses orgasmes, se faisait prendre sans pudeur aucune entre midi et deux dans la piaule de François ou derrière une cabine téléphonique. Il ne comprenait pas que c'était la fornication qui le rendait heureux. Il croyait que c'était elle. Elle, trompait donc le mari, petit employé à faciès de Droopy. Vaguement mordeur aussi, quand il fallut évincer l'intrus, devenu trop explicitement l'"ami étrange de la petite famille". Le mari, brave cocu aux ordres de sa bourgeoise, bouffeuse de bites à la douzaine et pas souvent de la sienne. Difficile de comprendre comment elle était pas encore séropo. Impunité des tromperies prévisibles? Logiques? Allez savoir, elle voulait jamais de capote. François la foutait du matin jusques au soir. Dédaignant sac de ciments et cheminées prêtes à poser ( 1499 francs jusqu'au 20 décembre, dépêchez-vous! ), il demeurait auprès d'elle, dans ce bureau exigu, à lui conter fleurette. Elle voulait être reconquise chaque jour et chaque jour il la reconquérait. Mots d'esprits, blagues bien senties sur les collègues, imitations hilarantes. François se donnait à fond. Mais, quand même, deux ans d'espiègleries friponnes, de coups de malice, de mains plongeant dans des culottes poisseuses, de draps trempés par des jouissances portées là-haut. Elle embouchait sa queue avec une satisfaction animale. C'était tout à fait religieux. Elle le regardait en souriant, remerciant des yeux, puis se souriait à elle-même, enfournant le tout, bite et auto admiration. Petite épouse banalement adultère, qui trouvait son plaisir de 12 à 13, en se payant le luxe de s’entendre dire je t’aime par un autre que son régulier. Elle en soufflait d'aise, la grosse vache. L'orgie tournait chaque fois à la grand-messe.

Un beau jour de décembre 98, alors que la promotion sur les bétonnières touchait à sa fin, le directeur du magasin signifia à François son pré licenciement pour insuffisance de résultats. Il fut dehors trois semaines après. Aux yeux de notre Betty Boop à la ramasse, il fut tout de suite beaucoup moins sexy. Serait-elle, elle aussi, remerciée tout de go?

Avant le temps de sa punition professionnelle et sexuelle, François lui avait redonné confiance en elle, au plan de sa carrière. Il avait bien fallu parler, de temps à autre. Par cécité volontaire, il lui avait trouvé une intelligence dont elle était intégralement dépourvue. Requinquée, valorisée, devenue plus exigeante dans ses prétentions socioprofessionnelles, elle avait, avec l'aide de François, postulé dans plusieurs entreprises de la région spécialisées dans les matériaux de construction. Ainsi, elle était en passe de devenir le bras droit du patron d'un négoce spécialisé dans l’acier. Tout de même, c'est fou ce que la foi en soi peut faire. De sinistres imbéciles, elle fait des Napoléon.

Porté au romantisme par cette si exaltante suite de déconvenues, gonflé par l'ivresse de la défaite, notre héros posa les fondements d'une inéluctable dépression nerveuse: le jour de son licenciement, il proposa de l'épouser. D'un chien que l'on veut abattre, c'est bien connu, on dit qu'il a la rage. Elle le pendit au râtelier des amants déchus. L'épouser? Mais il rêvait ou quoi? Il n'avait jamais été question de ça! Pour qui se prenait-il? En plus, il n'avait même plus de boulot! Ç’avait été sympa, ouais ouais, mais il y avait gros malentendu. Il déconnait ou quoi? La fine mouche se fit stratège, disposition naturelle à la salope, ainsi qu'aucun ne l'ignore. Un poste se libérait dans la boite de son cocu de mari. Elle le pressa de se mettre sur les rangs. Il fut embauché. 30 bornes dans la campagne angoumoisine. Loin. Malin. Le patelin s'appelait Ruffec, ça ne s'invente pas.

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