Chapitre 12
Sans espoir
Noria en avait assez de se réveiller dans un lit, une vive douleur dans la poitrine. Lorsqu’elle ouvrit les paupières, elle ne se trouvait plus dans les sous-sols humides et obscure de la montagne, mais dans l’infirmerie de Savas. Elle se redressa en grimaçant de douleur, la main sur son torse. Elle baissa la tête. Quelqu’un avait pris le soin de la déshabiller pour la laisser en sous-vêtement, et évidemment, son tatouage possédait maintenant une nouvelle épine. Les sourcils froncés, elle se mordit les lèvres de savoir que sa vie s’écourtait davantage. Noria réprima un sanglot à cette idée.
Après avoir chassé ces pensées nauséabondes, la jeune Titanomage se leva, mais lorsqu’elle s’appuya sur le sol, une forte douleur envahit ses jambes, lui arrachant un cri. La porte du fond s’ouvrit et Hirelda entra dans la pièce à la hâte. Elle leva les yeux au ciel en voyant son amie déjà debout.
– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Hirelda en s’avançant d’un pas menaçant.
– Je voulais parler avec Ozia. La remercier de m’avoir sauvé la vie.
– Elle est occupée ! Allonge-toi !
Hirelda poussa Noria à retourner au lit, mais elle s’opposait à sa décision. Elle n’avait déjà que trop dormi.
– Je vais bien, je me sens d’attaque pour…
– Pour quoi ? s’énerva Hirelda.
Il était rare de la voir les bras croisés, un visage fermé et sombre. Noria n’osait même plus bouger.
– Tu as failli mourir. Plusieurs fois ! Alors maintenant, repose-toi !
Noria s’apprêtait à l’envoyer balader, mais au même moment Ozia entra avec un verre en cuivre. Les deux amies se tournèrent vers elle, silencieuses.
– Dehors, ordonna Ozia en dardant à Hirelda un regard colérique.
Cette dernière fulmina.
– Quoi ?
Ozia faisait face à Hirelda, lançant des éclairs de rage de ses pupilles émeraude.
– J’ai dit, dehors, répondit calmement Ozia.
Hirelda s’avança jusqu’à être suffisament proche pour la pousser de l’index.
– Dis donc toi, tu pourrais être un peu plus aimable, non ? On ne t’a rien fait pour être traité comme ça !
– Hirelda, tu peux sortir s’il te plait ? demanda Noria d’une voix douce.
Son amie tourna les talons, interloquée par la requête de son amie. Elle scruta tour à tour les deux femmes, puis posa les mains sur ses hanches.
– Sûrement pas ! Je ne vais pas te laisser avec la langue de vipère !
– Laisse-nous ! s’emporta Noria.
Hirelda ouvrit la bouche pour rétorquer, mais aucun son n’en sortit. Le visage fermé et froid, Noria lui fit un signe de tête vers la porte. Elle n’aimait pas lui parler de cette manière, mais si Ozia lui intimait de sortir, c’est qu’elle voulait parler seule à seule avec elle. Cela lui déchirait le cœur de voir la mine triste de son amie, mais elle finit par accepter.
– Je suis derrière la porte en cas de problème, annonça-t-elle en sortant de la pièce.
Noria lui sourit. Elle savait qu’elle pouvait lui faire confiance pour la tirer d’un mauvais pas. Ozia leva les yeux en l’air et soupira, las de ses stupidités enfantines, puis donna à la blessée le breuvage qu’elle tenait dans la main. Une odeur écœurante en émanait et lui piqua le nez. Elle avait beau questionner Ozia du regard, celle-ci resta impassible.
– C’est quoi ? demanda-t-elle, inquiète.
Ozia croisa les bras.
– Un élixir de régénération. Ça va aider ton corps à cicatriser correctement, tu n’auras aucune trace.
– Merci. Pour ça et pour m’avoir sauvé.
Ozia détourna le regard et haussa les épaules. Son aversion pour leur petit groupe ne s’était toujours pas volatilisée, et Noria ne savait pas pourquoi elle les détestait tant. Pourtant, la Titanomage de foudre n’avait pas hésité à venir à son secours et à lui donner un elixir pour ses blessures. Le breuvage était d’ailleurs encore chaud, et la jeune femme l’engloutit rapidement pour éviter d’avoir ce goût infect dans la gorge. Noria toussa après avoir finit sa tasse et la posa sur la table de chevet, non sans une grimace.
– Depuis quand ?
La question d’Ozia resta en suspens. Noria l’observa, surprise et fronça les sourcils sans comprendre ce dont elle parlait. Lorsque ses yeux vairons se posèrent sur son tatouage, Noria comprit tout de suite le sujet de sa demande. Noria aurait aimé l’esquiver, mais elle se retrouvait seule avec Ozia, et elle n’avait pas l’intention de partir sans une réponse. Mais ce qui préoccupait le plus Noria, c’était sa façon de regarder les ronces s’enroulant autour de son cœur. Entre son air abattu et la question qu’elle venait de poser, elle semblait connaitre cette malédiction. C’était peut-être le bon moment pour en apprendre davantage.
– Longtemps, répondit-elle simplement.
Un silence s’empara des deux Titanomanciennes. Face à face, elles se dévisageaient comme si elles s’apprêtaient à se sauter dessus au moindre faux pas. Pourtant, Ozia venait de sauver Noria d’une mort certaine. Elle ne pouvait pas se montrer aussi inhospitalière envers elle. Noria eut un long soupir.
– Merci de m’avoir sauvé et…
– Qui t’a fait ça ?
Noria fronça les sourcils. Elle n’aimait pas qu’on lui coupe la parole de cette manière. Pourquoi Ozia réagissait-elle comme ça avec elle ?
– Qu’est-ce que ça peut te faire ?
– La malédiction des ronces noires n’est pas à prendre à la légère.
– Comment la connais-tu ?
– Vous allez à Iznarum pour trouver un moyen de te guérir ?
Noria se redressa brutalement, oubliant la douleur de ses membres encore meurtris. Elle faisait face à Ozia, le visage assombri par la colère.
– Je trouve que tu poses beaucoup de questions ! C’est donnant, donnant !
Ozia claqua de la langue. Elle lui tourna le dos, faisant face à la sortie.
– Je n’ai rien à dire à des Titanomanciens.
Noria serra les poings. Elle se mordit les lèvres pour s’empêcher de répliquer sèchement, mais l’envie de lui mettre une gifle lui montait aux nez.
– Alors pourquoi tu m’as sauvé ? Hein ? Puisque tu as tant l’air de nous détester !
Les foudres de Noria restèrent en suspens dans la pièce. Elle avança d’un pas, voulant lui tirer les verres du nez afin de comprendre ce qui lui arrivait, mais Ozia anticipa et ouvrit la porte. Hirelda, qui attendait derrière depuis un moment, les observa avec de grands yeux ronds. Ozia quitta la salle en laissant la question de Noria en suspens, ce qui l’énervait davantage. Les épaules affaisées et les bras tombant le long de son corps, Noria se laissa tomber sur son lit en soupirant. La colère ne tombait pas facilement, elle bouillait dans ses veines.
– Ça va ? demanda Hirelda qui l’avait rejointe.
– Non ! Elle m’énerve.
Noria se releva, incapable de tenir en place avec cette nervosité. Elle fouilla le placard de la chambre et récupéra ses vêtements suffisamment secs pour s’habiller, puis quitta sa chambre à la hâte.
Tout le monde parlait du combat contre la Chimère. C’était de cette façon que Noria apprit tout ce qu’il s’était passé après être tombé dans les pommes. Au détour des couloirs de pierres éclairés par de petites fenêtres, les soldats racontaient la façon dont Allen utilisait sa magie du vent, et que Kain lacérait son adversaire avec ses dagues. Hirelda était aussi au centre de l’attention, avec sa façon de frapper de toutes ses forces pour tout démolir.
Elle aurait aimé les aider, plutôt que de s’évanouir. Depuis toujours, la jeune femme détestait être un poids mort pour les autres. Mais pour le moment, elle n’était qu’un fardeau qui tentait de survivre dans ce monde hostile. Mais plus pour longtemps. Sa conviction était faite : Iznarum était son salue. Qu’importe les risques, elle retrouverait ce grimoire pour se défaire des ronces noires.
Mais que savait Ozia là-dessus ? En passant devant un laboratoire, elle la trouva en train de préparer une nouvelle décoction. Des alambics chauffaient un liquide azur, pendant qu’elle écrasait des plantes au mortier. Noria hésita un instant à retourner lui parler, mais elle avait été claire. Pour une raison encore inconnue, elle semblait détester les Titanomanciens, malgré son appartenance à leur communauté.
Noria laissa tomber et continua son chemin jusqu’au rez-de-chaussée, où Allen et Kain attendaient dans la salle d’attente. Allen se jeta dans ses bras. Il la serra tellement fort qu’elle sentit la douleur se réveiller dans ses bras. Hirelda le repoussa en lui demandant de faire attention. Rouge de honte, il s’excusa plusieurs fois sous le sourire rassurant de Noria.
Kain lui mit une tape amicale sur l’épaule. Depuis le début, elle pensait qu’il ne s’intégrerait pas au groupe. Pourtant, il n’avait pas hésité à voler à son secours dans les mines. Cet homme pouvait peut-être devenir un bon ami, quelqu’un de confiance à qui elle pourrait parler de son tatouage, lui qui ne savait toujours rien à ce sujet.
Ozia déboula à toute vitesse, les mains chargées de récipients en tout genre. Une larme coulait le long de sa joue. Aucun regard vers le groupe qu’elle venait de sauver, et s’empressa de retourner dans la chambre de son ami en claquant la porte.
– Comment va-t-il ? demanda Noria.
Kain secoua la tête.
– Il est foutu.
Hirelda lui mit une tape sur le bras.
– Aie ! Qu’est-ce que tu fais ?
– Ça ne va pas de dire ça comme ça ? Ozia pourrait t’entendre, abruti !
Kain montra la porte d’un geste de la main.
– T’as vu sa tête ? Il a respiré de l’essence, il est condamné ! Ce qui est dangereux, c’est de le garder ici !
Sa phrase jeta un froid entre les quatre Titanomanciens. Ils savaient très bien que l’essence respiré transformait soit en Skaar, soit en Chimère. Et plus les Titanomages étaient puissants, plus ils mutaient en Chimère puissante. Dans le cas présent, cela risquait d’arriver.
Noria avait de la peine pour Ozia. Voir son ami mourir devant ses yeux, sans avoir la possibilité de le sauver. La pauvre devait souffrir le martyre. Elle décida de faire la sourde d’oreille sur les tentatives d’Ozia pour les repousser et elle entra dans la chambre de Vormon sans frapper.
Ozia la foudroya du regard. Noria l’ignora et se rendit au chevet de Vormon, dont la respiration difficile traduisait sa souffrance. Son état était bien plus grave que prévu. L’essence attaquait son corps de toute part et colorait ses veines d’un vert fluorescent. Le patient s’aggripait sur des draps trempés de sueur. Ozia faisait ce qu’elle pouvait pour passer une serviette froide sur son front, tout en lui faisant boire diverses potions. Mais cela ne faisait que retarder l’inévitable, preuve en était de ses iris injectés d’essence.
– Je peux faire quelque chose ? marmonna Noria, hésitante.
À la place d’Ozia, elle n’aurait pas aimé cette question. Dans cette situation, aucune d’elles ne pouvait le guérir et la colère d’Ozia pour ses congénères l’aurait envoyé promener. Mais elle termina de lui donner une potion qui calma sa respiration difficile, puis elle s’assit sur sa chaise.
– Je n’arrive pas à empêcher la progression de la maladie… répondit-elle en haussant les épaules.
Sa voix tremblante montrait toute sa détresse et son désespoir.
– J’ai beau utiliser toutes les potions que je connais, rien n’arrête la détérioration du corps.
Noria savait que les alchimistes continuaient de chercher un remède. Tout le monde pouvait se faire empoissonner par l’essence et aucun élixir connu à ce jour ne parvenait à les sauver. Si Vormon devait se transformer en Chimère, il valait mieux que cela arrive dans les montagnes, loin de la ville. Mais comment l’expliquer à Ozia ? Même si elle le savait, il restait son ami et elle ne souhaitait pas l’abandonner.
Vormon ouvrit les yeux et observa Ozia. Il régurgita difficilement et lui prit la main.
– Le lac... bafouilla-t-il avant d’être pris d’une quinte de toux.
Ozia se leva brusquement et l’aida à se redresser. Avec une nouvelle potion, elle réussit à l’endormir pour calmer ses douleurs. La souffrance causée par l’essence devait être insupportable. Impuissante, Noria resta spectatrice face aux sanglots d’Ozia, alors qu’elle passait une main dans la chevelure violette de son ami. Après lui avoir souhaité bonne nuit, elle quitta la chambre avec empressement jusqu’à l’extérieur, suivis de près par Noria.
La nuit englobait la ville de Savas. Des lanternes à essences offraient une petite lumière orange pour circuler en toute sécurité. La fraicheur fit frissonner les bras de Noria, alors qu’elle rejoignait Ozia, adossée contre le mur.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle en essuyant ses larmes.
Le désespoir la rongeait. Elle assistait à la mort de son ami sans avoir la possibilité de le sauver. Un chagrin que les compagnons de Noria devaient partager. Elle n’y avait pas pensé jusqu’alors, mais cette jeune femme vivait la même chose qu’Allen et Hirelda, témoins de sa vie absorbée au rythme de l’apparition des ronces.
– Je suis désolé pour Vormon, murmura-t-elle, gênée.
Ozia leva les yeux vers elle. Tout un tas de sentiments passait dans ses pupilles vairons. Noria y décela une pointe de colère parce qu’elle était une Titanomancienne, mais aussi toute la détresse de la situation, sa peine…
– Il n’en a plus pour longtemps, déclara-t-elle d’une voix chevrotante.
Noria s’installa à ses côtés.
– Qu’est-ce que tu vas faire ? Effacer son tatouage ?
Ozia secoua la tête.
– Je ne peux pas faire ça.
Noria fronça les sourcils. C’était pourtant le seul moyen d’éviter qu’un Titanomage se change en chimère. Une fois effacé, un groupe venait à leur rencontre pour emporter le corps afin que la personne meure dignement sans se transformer en monstre.
– Pourquoi ? demanda Noria, surprise.
Ozia la fusilla du regard.
– Ça ne te regarde pas !
Noria leva les mains en signe de paix, ne souhaitant pas entrer en conflit. Ozia soupira et croisa les bras. Mais la seule autre option, c’était de le tuer avant. Le désavantage, c’est que l’essence du Titanomancien allait retourner dans le Titan primordial endormi, et toute leur communauté savait ce qu’ils encouraient avec le temps : leur réveil.
– Écoute, tu ne peux rien faire ce soir, déclara Noria. Repose-toi et nous aviserons demain tous ensemble, d’accord ?
Ozia l’observa, indécise.
– Je ne sais pas pourquoi tu en es là, mais je ne te veux aucun mal. Je veux juste t’aider…
– Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix cassante.
Noria haussa les épaules.
– Tu m’as sauvé la vie. Je ne sais toujours pas la raison non plus.
Elles se jaugèrent un instant. Ozia fixa le sol à nouveau, l’esprit perdu dans le dénouement tragique qui l’attendait. Noria ne s’attendait pas à une réponse de sa part, aussi, elle resta sans rien dire, écoutant les bruits des insectes s’élever dans la nuit. Des soldats patrouillaient dans les rues piétonnes encore réveillées à cette heure.
– Quand j’ai entendu que vous étiez allé dans les mines, je me suis senti coupable, commença Ozia.
Noria se tourna vers elle et l’écouta avec attention.
– Et quand tes amis en sont sortis paniqués car ils t’avaient perdu, j’ai foncé tête baissée. Je… tu as l’air de quelqu’un de bien, alors j’ai voulu t’aider.
Un sourire échappa à Noria.
– Même si tu es dure avec nous, quelle que soit la raison, j’ai la même impression à ton égard. Et je n’ai pas pour habitude de laisser tomber une consœur.
Leur discussion fut interrompue par les amis de Noria. Ils déboulèrent tous les trois, avec la ferme attention d’aller manger un morceau. Ils proposèrent à Ozia de venir avec eux, mais elle n’avait pas le cœur de partager un repas avec des inconnus qu’elle méprisait encore. Noria insista, mais il était hors de question pour Ozia de les accompagner. Elle s’enfonça dans la nuit et disparut dans une ruelle en direction de l’auberge.
Les quatre Titanomanciens se retrouvèrent à la même table que la veille pour partager un repas dans la bonne humeur. Évidemment, le sujet d’Ozia et Vormon tomba sur la table. Ils avaient beau ne pas les connaître, Allen, Hirelda et Kain souhaitaient leur venir en aide, même si tout le monde était d’accord sur le peu d’espoir de le voir se rétablir.
Finalement, alors que la musique continuait d’embellir la soirée, Kain évoqua la suite de leur trajet. Cette fois, l’aventure allait devenir bien plus dangereuse. La traversée de la montagne n’allait pas être si facile au vu du nombre de Skaar qui y trainait. Hirelda, toujours pimpante, banda les muscles et expliqua qu’elle n’en ferait qu’une bouchée. Les futurs combats n’allaient pas être tendres avec eux, surtout en souterrain, mais Kain promettait un bon entrainement. Quoi de mieux que d’affronter une horde de Skaar dans des tunnels de pierres bien étroits ?
Alors que la soirée battait son plein et que les Titanomanciens dévoraient leur plat, Ozia arriva en trombe à leur table. Les yeux rouges de larmes, la respiration saccadée, elle fixa Noria d’un air complètement affolé.
– Aide-moi ! J-Je ne sais pas à qui demander, mais… Vormon a disparu !
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