Les cauchemars sur les carreaux
Je devais avoir une dizaine d'années. C'était l'un de ces repas de famille accablants et interminables où les hommes boivent jusqu'à pas d'heure pendant que les femmes attendent sagement qu'ils soient enfin hydratés comme il se doit en berçant leurs bambins fatigués dans les bras.
Je détestais ces rendez vous.
J'étais déjà trop vieux pour mes petits cousins et la seule personne susceptible de pouvoir jouer avec moi était une peste à couettes blondes dénommée Alice, une enfant gâtée pourrie aussi fourbe et moqueuse qu'un serpent à sonnette.
La journée se déroulait ainsi:
On se retrouvait aux alentours de midi dans un restaurant en général choisi par les femmes les plus influentes de notre petite communauté, les hommes en chemise se serraient vivement la poigne et prenaient l'apéritif au comptoir en riant, se tapant le dos et se racontant la pluie, le beau temps, tout, n'importe quoi. Les femmes se complimentaient sur leurs accoutrements tout en rajoutant quelques exclamations d'émerveillement peu naturelles, comme pour rajouter un peu plus de brouhaha à la cacophonie ambiante, et les bambins commençaient déjà à courir partout.
Moi, j'étais la proie d'une vieille tante toute ratatinée qui m'agrippait les joues comme pour mieux me secouer la tête dans tous les sens tout en me dévoilant sa dentition laborieuse, du moins ce qu'il en restait, c'est ces gens là un geste plein de tendresse et d'affection parait il.
Ensuite, au bout d'une longue heure, on passait à table.
Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. J'étais loin d'être un homme, j'étais donc assigné au coin femmes, et là, posté à côté de ma mère, je devais subir les chimères toutes plus monotones les unes que les autres de ces pauvres femmes ennuyeuses me paraissant avoir été créer pour soutenir le poids écrasant de tout l'ennui du monde. Ces repas étaient interminables, les plats valsaient, les bouteilles de vin s'entrechoquaient, les oncles parlaient fort et les vieillards faisaient répéter, quelques histoires crues ça et la, et puis les rires à l'unisson, je n'entendais que des bouts de phrases, entre la piqure de vaccin de rappel du bouledogue Français d'une tatie Michelle dans tous ses états et les grasses plaisanteries au sujet des déboires sexuels de mon oncle Didier avec son ex femme à la libido aussi froide qu'un hiver à Moscou, j'étais pris au piège dans ce feu d'artifice de bêtises épuisantes et aucun moyen d'y échapper.
Les délices gastronomiques s'enchaînaient, les nappes changeaient de couleurs, on lâchait quelques boutons de chemises, Alice criait qu'elle voulait rentrer et puis on apportait les desserts. Quelques coups de cuillères encore et c'était le tour des digestifs à table, un, deux, trois puis quatre, et les plus anciens se levaient rejoindre les femmes et enfants dehors pour prendre l'air en soufflant d'efforts et de paresse.
Sauf mon grand père.
Je restai toujours dans le cercle masculin de fin de repas quand il trônait fier en bout de table, le béret sur la tête et les yeux sur sa descendance.
C'était un homme singulièrement discret et exceptionnel, un homme au vécu riche et à la prestance remarquable, les traits durs et marqués de son vieux visage témoignaient des dures labeurs de la vie et des souvenirs de l'histoire, un homme qui n'avait nul besoin de s'exprimer pour imposer le respect. Toutefois, je savais qu'à chaque fois et à ce moment précis des repas de familles, les autres invitaient mon grand père a parler, de la guerre qui l'avait fait prisonnier ou d'autres anecdotes sur les temps anciens, et ce dernier se lançait le plus naturellement qui soit dans l'un de ses récits épiques avec ses gestes vifs, son accent, son parler teinté de mots en Basque et son charisme imposant le silence.
Je ne ratais jamais une occasion de me nourrir de son existence, je l'écoutais me chanter la vie depuis ma plus tendre enfance et je l'aimais et l'admirait profondément, pour tout ce qu'il représentait.
Ce jour-là, il a raconté une histoire qui, comme tant d'autres, m'a marqué mais a aussi éveillé ma curiosité spirituelle qui, mis à part quelques messes de Toussaint et deux trois enterrements, manquait cruellement d'expérience:
L'histoire se passait à la fin des années 60, temps où mon grand père tenait une auberge dans un petit village au pied des Pyrénées, non loin de la frontière Espagnole.
C'était un soir d'hiver où le froid redoublait de violence, la neige recouvrait d'un manteau blanc toutes les vallées terrestres alentours. La nuit noire venait de tomber et le feu de cheminée de l'auberge avait l'air d'être la seule lueur encore vivante de ce désert blanc. Mon grand père se tenait à côté des flammes, attendant sans grand espoir quelques voyageurs à la recherche d'une soupe chaude et d'un bon nid douillet. Quelques heures et autres bûches défilèrent et au bout de cela, forcé de constater que les parages étaient déserts et que la tempête continuait dehors, il se leva, bien décidé à fermer les lieux. Il s'approcha de la porte d'entrée quand celle ci s'ouvrit devant lui. Il entra alors six hommes en uniforme qui le saluèrent en Espagnol. Mon grand père les installa près du feu et leur servit comme remède au froid la soupe chaude. Ces hommes appartenaient à l'armée Franquiste Espagnole et étaient en reconnaissance du côté Français des Pyrénées, ils ne s'étaient exprimés sur rien d'autre, ils étaient calmes et silencieux. Quand mon grand père leur a proposé des chambres pour passer la nuit, ils ont décliné l'offre, expliquant qu'ils devaient prendre la route au plus vite s'ils voulaient arriver à temps au point de rendez vous qu'ils devaient atteindre. Il s'agissait là de traverser les montagnes enneigées pour rejoindre l'Espagne en pleine nuit. Mon grand père essaya de les raisonner en leur promettant une mort certaine s'ils tentaient de rejoindre l'Espagne par cette nuit glaciale. Ils lui répondirent que le général Franco était bien plus cruel que la mort, et sur ces paroles, ils levèrent le camp et reprirent la route. Mon grand père les salua non sans pincement au cœur et leur souhaita bonne chance avec un désespoir dissimulé.
Deux jours plus tard, ces jeunes hommes qui avaient fait escale chez mon grand père avaient droit à quelques lignes dans le journal régional. On pouvait lire et apprendre le décès de six hommes de l'armée Franquiste pris au piège du froid sur les hauteurs du massif Pyrénéen. Chose marquante, quand les secours sont arrivés sur les lieux, trois des six corps congelés demeuraient à genoux, une croix chrétienne entre les deux mains, en position de prière, figés, comme les status du Vatican faisant allégeance à Dieu, braves et honorés jusqu'au bout des enfers.
Mon grand père baissa la tête comme ces gens pieux qui se receuillent dans les églises, et en guise de point final à son anecdote fit avec sa main le signe de croix, et tous les gens autour de la table firent de même.
J'étais très impressionné par la fidélité dont faisaient preuve les Espagnols envers leur chef d'une part, puis envers Dieu. Cependant, quelque chose m'intriguait au plus au point: Si ces gens en train de mourir de froid ont demandé ce soir là de l'aide à Dieu en le priant, pourquoi ce dernier ne leur a pas accordé l'aide nécessaire et les a laissé se transformer en statut de glace? On nous dis sans arrêt que Dieu est bon, pourquoi autour de moi je ne vois que misère et froideur? Dieu n'entend t'il jamais nos appels au secours?
Et le petit garçon timide et silencieux que j'étais pris la parole et s'exprima ainsi:
"Et pourquoi Dieu les a laisser mourir de froid s'ils l'ont supplié de les aider?"
Tous les regards se sont tournés vers moi, intrigués et surpris par ma démarche et mon grand père a dis en me regardant dans les yeux:
"On ne supplie pas Dieu. On ne lui demande pas non plus son aide. On lui demande le pardon, c'est tout."
Le silence est retombé quelques instants, puis les discussions sont repartis de plus belle. Les derniers attablés ont fini par se lever pour boire un dernier verre au comptoir, et puis la nuit est tombée, et ma mère et moi sommes rentrés après avoir embrasser une par une les vingt personnes encore présentes dans le restaurant.
Ce soir là je suis allé au lit en proie à de vives questions m'empêchant de trouver le sommeil. Quand j'arrivais a le débusquer, J'étais ensuite réveillé à plusieurs reprises par des cauchemars qui ne laissaient pas le moindre souvenir derrière eux, la nuit était troublée par une forte lumière émanant du croissant de lune qui trônait fièrement dans le ciel ténébreux. Je suis sorti de mon lit pour aller contempler la lumière. J'ai levé les yeux au ciel à travers les carreaux et puis je me suis agenouillé.
J'ai prié le seigneur.
"Dieu, faites que ma mère retrouve le sourire, faites qu'on s'en sorte elle et moi, faites que j'ai des bonnes notes à l'école, et puis aussi que le monde entier soit en paix. Et surtout, surtout Dieu, donnez moi un peu d'espoir, faites que je ne fasse plus ces cauchemars atroces, et manifestez vous, faites moi un signe, prouvez moi que vous existez et.."
Un effroyable coup de tonnerre est venu me couper la parole pour fendre l'horizon en deux, on aurait dit qu'il venait de s'abattre sous mon nez, un flash écarlate est violemment venu m'aveugler les yeux.
Quand je les ai rouverts, une lourde pluie de sang était en train de s'abattre et s'écouler sur les carreaux de la maison. Et le ciel s'est mué dans un silence solennel.
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