Il œuvra à sa tâche trois jours durant. C'est à peine s'il prit le temps d'expliquer ce qu'il faisait à sa femme, et il n'en dit pas un mot à ses enfants. Chaque heure était consacrée à la fabrication de l'arc, sans relâche et sans répit. Il y travaillait sans passion ni ennui, simplement avec une énergie continue, l'esprit fixé sur un seul but, mangeant lorsqu'il le devait, dormant lorsqu'il n'en pouvait plus. Il n'était plus lui-même, se rendait-il compte dans de rares moments d'introspection, juste l'instrument de quelque chose qui le dépassait, mais dont le désir manifeste le poussait vers un chemin qu'il sentait déjà tracé. Il n'avait alors qu'à le suivre, laissant ses mains oeuvrer d'elles-mêmes, le corps devenu simple réceptacle de cette volonté étrangère à la sienne. Au fur et à mesure que son ouvrage progressait, passant d'une simple branche d'if à une courbe solide, d'une touffe de cheveux à une cordelette à l'allure singulière, une énergie étrange, d'outre-monde, semblait gagner l'objet. L'homme n'était pas perturbé outre mesure par la chose. Il la constata simplement et en prit note. Il savait que quiconque en d'autres circonstances aurait cherché à l'imiter n'aurait obtenu qu'un banal arc aux composants étranges. Mais l'arme qu'il avait réussi à créer en trois jours était d'une toute autre nature...

Le soir venait de tomber lorsqu'il s'arrêta de travailler. L'arc était fini, sans qu'il ne sache précisément ce qui le poussait vers cette conclusion. Il enveloppa donc l'objet dans du tissu et, après avoir salué sa femme et ses enfants d'un bref hochement de tête, s'en alla vers la hutte du sorcier.

Il progressa au milieu du village silencieux en le regardant vraiment pour la première fois depuis qu'il était parti cette nuit fatidique avec son porcelet sous le bras. C'est à peine s'il avait fait attention à ce qui l'entourait ces derniers temps, en particulier sur les trois derniers jours. Le premier avait été consacré à la recherche d'un if, arbre rare dans ces régions et difficile à identifier en hiver, mais au milieu de l'après-midi, il avait pu enfin en repérer un. Il avait donc récupéré une branche épaisse, puis passé la deuxième journée à transformer le bois en une belle courbe, avant de s'occuper de la corde. Et après tant de temps l'esprit occupé à d'autres choses, il posait un oeil neuf sur son village... et avait l'impression d'y être complètement étranger.

L'atmosphère avait changé. Le silence était inquiétant, et les lumières glissant entre les volets et sous les portes paraissaient plus faibles qu'elles n'auraient dû l'être, comme si la nuit les dévorait. Les journées paraissaient bien plus ternes depuis quelque temps déjà, et c'est à peine si le soleil daignait pointer ses rayons froids de derrière les nuages. L'obscurité venait au grand galop et s'en repartait presque en rechignant. Mais le pire, c'était le froid qui semblait s'infiltrer partout. L'air était glacé, les arbres craquaient sous l'effet du gel et le poids de stalactites de glace, le feu peinait à réchauffer les âtres, et même les hommes et les femmes semblaient atteint, chacun restant chez soi, s'occupant juste de ses affaires et peinant même à faire cela, la lutte contre le froid qui les gagnait devenant de plus en plus terrible.

Pour autant, il y avait une beauté indéniable dans tout cela. La neige presque vierge de toute trace reluisait sous la clarté des étoiles. Les contrastes étaient plus marqués, des nuances de bleu, de blanc et de noir recouvrant chaque surface du décor. Au final, dans cette immobilité glaciale que parcourait l'homme d'un pas lent, une fragilité cristalline transformait son village qu'il connaissait si bien en une scène irréelle, peuplée d'ombres dures et de lueurs fragiles aux contours marqués.

Et à l'écart de tout cela, dans une sphère étrange aux contours diffus qui ne semblait pas affecter par cette ambiance d'un autre monde, il y avait la hutte du sorcier.