5 - Mes adieux

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Bergule lança un coup de pied au korgal étalé par terre.

— Faut se grouiller, marmonna Bombar tout en s'activant.

— Il est mort ? répliqua aussitôt son fils, peu rassuré.

— On s'en cogne Bodul, lui asséna le vieux, insistant bien sur son nom afin de lui faire passer le goût des questions inutiles. Vous, là-bas ! Prenez les pioches !

Les autres s'exécutèrent tandis que Bombar s'occupait de faire sauter les derniers verrous, libérant nos camarades encore emprisonnés. C'est lui qui menait les opérations, depuis que j'avais réussi mon coup avec ce fameux caillou. On pouvait dire que notre plan avait été une réussite. Amadoué, le korgal musicien n'avait rien vu venir. Sa charmante petite gueule s'était retrouvée rapidement dans la boue. On avait tous couiné de joie. Mais, dézinguer notre geôlier c'était quelque chose, lui faire les poches, alors que celui-ci était à quelques mètres, c'en était une autre. Surtout lorsqu'on était tous sans pouvoir bouger, à se renifler l'aisselle entassés dans nos petites cages. Vous auriez dû nous voir, tout moches et désespérés qu'on était.

On a étiré les bras comme on a pu, on s'est grimpés les uns sur les autres afin d'attraper les branches des arbres au-dessus de nos têtes pour s'en faire des bâtons. Mais rien n'y faisait. Foutu pour foutu, on s'est mis à se balancer de droite à gauche comme des guenons. Nos affligeantes pitreries permettaient à nos chariots d'avancer millimètres par millimètres. Je ne vous cache pas que ça a pris un certain temps... Notre danse ne ressemblait à rien de connu. La dignité, croyez-bien, on s'en fichait pas mal... Nous, tout ce que nous voulions à ce moment-là, c'était retrouver nos mômes. Et puis, le mauvais sort en a eu marre de nous regarder faire les clowns et il nous a laissé récupérer ces satanées clefs. Suffit parfois de peu de choses.

— Allez les gars, y'a nos enfants là-bas ! nous sermonna le vieux qui s'était retrouvé une seconde jeunesse.

En passant à côté, Bombar dut apercevoir ma vilaine moue car il me secoua l'épaule afin de me remobiliser. Moi, je demeurais impassible, les yeux dans le vague, trempé jusqu'aux chaussettes.

Je ne souhaitais pas les accompagner. Une fois qu'on a pensé à quelque chose, ce truc en question ne vous quitte plus. Et ce truc, c'était que je voulais admirer une dernière fois ma maison. Voir s'il subsistait parmi les cendres, quelques jouets du gosse. C'est bête, mais je sentais que je devais y retourner. L'idée fit son chemin, quittant la tête pour aller au cœur, se transformant en un pressentiment étrange. Mais pour que les autres comprennent… Il aurait fallu qu'ils soient ouverts d'esprit. Ils ne l'étaient déjà pas en temps normal, alors je ne pouvais pas le leur demander maintenant. Surtout qu'à cet instant, la moitié de mes congénères souhaitait écorcher le korgal qui commençait à se réveiller à nos pieds.

En vitesse, j'ai été au contact. Je ne viens pas, que je leur ai balancé. J'ai des trucs à faire. Quels trucs ? qu'ils m'ont répondu, hargneux. Je n'avais aucune explication, encore moins d'excuses. Alors j'ai haussé les épaules comme le ferait un gamin dans pareil cas. Bombar en a profité pour me passer un savon. Il me reprocha bien des choses. Comme si à cet instant lui aussi pouvait se targuer de m'avoir pondu et élevé.

— Oui, bon, battez-vous si vous voulez, mais faut y aller, là ! tonna un nain qui n'avait pas envie de traîner plus ici.

— Qu'il y aille celui-là, t'façon... insinua Bergule avec l'aigreur qu'on lui connaît.

Nous savions tous très bien ce qu'elle sous-entendait, celle-là. C'est sûr, je n'avais rien à sauver à part mes babioles, moi. Celui auquel je tenais était déjà mort et enterré. J'avais été incapable d'en faire le deuil. Tout ça, on me l'avait déjà rabâché trop de fois.

Bombar m'a regardé tristement, a toussé à s'en décrocher les poumons, puis m'a laissé partir... comme ça. Quand les gens ne prennent même plus la peine de vous engueuler, c'est qu'ils sont déçus. À la durée de son silence, il l'était vachement, le vieux. Il m'a quand même fait promettre de revenir... Pour mieux m'échapper, moi, je lui ai répondu que oui, bien évidemment j'allais revenir. Il ne m'a pas cru. Il a hoché la tête. Pareillement. Puis, par pudeur, il s'est rapidement tourné vers Bodul et l'a harponné d'une méchanceté dont il avait le secret.

Mais v’là-t’y-pas que Bodul se rebiffe. Il pousse son père en arrière. Ses oreilles virent instantanément au rouge, il rouspète, il répond, il en mérite une bonne, il esquive la torgnole puis termine par se dégager les bronches sur les godasses du vieux. Un molard bien épais. Le salaud ! qu’il réplique, Bombar. Voilà comment ils vous remercient, les gosses ! Regardez ! Mais regardez l’ingrat ! Trop c’est trop, le patriarche explose. Il perd son calme et ses outils pour tenter de lui foutre une volée. Moi, je profite de la bagarre pour me tailler.

— Compte pas sur ton père pour te plaindre quand tu reviendras ! qu’on entendait dans la nuit.

Les feux de détresse des villages voisins perçaient les nuages quand j’ai vu radiner Bodul près de moi. Aussitôt, il se précipita sur mes godasses pour y chialer tout ce qu’il savait. Il me supplia de rester car de ses amis, j’étais le meilleur. J’étais le seul, pour ainsi dire. Même que c’était pour ça qu’il avait bravé son père. Pour me rejoindre, m’aider un peu et surtout me retenir.

Bodul n’était pas idiot. Il avait simplement déplacé son intelligence vers l’insignifiant. Ses petites fantaisies lui bouffaient la vie, autant qu’elles exaspéraient celles des autres. Il n’était pas de ce monde, ce cher Bodul. Ses lubies n’étaient profitables pour personne, mais comme il était le fils du vieux, et qu’on le respectait beaucoup, personne ne disait rien. Tous savaient qu’il ne pourrait jamais culbuter Frida ni vivre tout seul après la mort de Bombar. C’était un secret de polichinelle pour chacun d’entre nous, y compris pour son père. Mais malgré ses défauts, c’est lui qui me fit le plus beau des adieux. Il n’avait pas notre pudeur, Bodul, rien. Il n’avait pas peur du ridicule, car aux yeux de tout le monde, il l’était déjà. Alors, avant qu’il me morvine partout sur l’ourlet du pantalon, je lui ai foutu un petit coup de pied sincère. Une charmante pichenette pour le renvoyer d’où qu’il venait. Car s’il y avait bien un gars qui ne méritait pas de crever avec moi, c’était lui.

C'est donc tout seul, armé d'une pioche que je me dirigeais vers les ténèbres. Laissant derrière ce qu'il me restait de famille.

Même s'ils ne me comprenaient pas toujours, ils avaient toujours été là, eux. C'est ce qui est beau avec la famille, on se déteste, on ne se comprend pas, on crache les uns sur les autres, on fait des clans, des associations, mais on se retrouve toujours à l'enterrement du premier qui passe l'arme à gauche. Et c'est qu'on en a de la tristesse ! On ne fait pas semblant ! Même que le plus vindicatif des gars, celui même qui aurait trucidé son père pour un modeste héritage, eh bien ! il revient vers vous, tout chialeux, pour s'essuyer le nez sur votre épaule. Alors qu'évidemment vous n'avez rien demandé, vous. Et dans un dernier reniflement, il vous bégaiera d'un peu trop près : « c'était mon père, quand même ! » Ah ! Vacherie ! Enfin, toujours est-il que c’était sans eux que j'avançais parmi les ombres.

Si, habituellement, les nuits aux alentours de Brigombar étaient calmes et paisibles, celle-ci n'en finissait plus d'être cruelle. Au loin, les flammes zébraient le ciel et les arbres calcinés se découpaient dans des marbrures rougeoyantes. J'espérais de tout mon être qu'ils arrivent à les sauver, leurs gamins, car moi j'en avais été incapable. Pire, je n’avais pas pu saisir l'occasion de sauver ceux des autres. Je me disais quand même qu'ils avaient bien de la chance d'avoir encore un petit espoir : rien que d'avoir eu cette pensée, ça me dégoutait. Je ne valais vraiment rien.

Dans mon ventre, la peur grouillait comme on fait grincer ses doigts humides sur un ballon de baudruche. Et puis je l’ai vue, ma belle maison. Du moins, ce qu’il en restait. Nébuleuse, elle se consumait encore, mais ça ne m’a pas découragé d’y entrer. Ses vagues contours peinaient à s’estomper. C’est qu’elle en mettait du temps, la pluie, pour éteindre tous mes souvenirs… Mes murs déjà noircis de malheur avaient fini de perdre leurs couleurs. L’odeur familière du foyer s’était envolée. Avec ce ciel de feu comme plafond, je ne reconnaissais plus rien. Pas même l’endroit où Skali m’avait pondu le petit. Il n’y avait plus de chambres, plus de cheminée, plus de toit, seulement le chaînage tendu vers le ciel comme quatre clochers sans fidèles. Dehors, les flammes continuaient à danser au rythme du désastre. Les ombres qu’elles faisaient planer enterraient ma ruine. Cette baraque était la dernière chose qui me reliait encore à Kovarin. Je m’y étais efforcé, tout ce qu’il avait un jour aimé, n’avait jamais bougé. À présent, tout ce qu’il eût aimé n’était plus qu’une poussière de plus dans un cendrier. De petites particules qui virevoltaient dès que je m’en approchais… Les souvenirs me fuyaient.

Mais tandis que j'errais parmi les décombres de ma vie, un bruissement de feuilles me fit me cacher immédiatement.

Ces sales bêtes pouvaient être n'importe où. Elles étaient peut-être chez les voisins à tâter du bout de la lame leurs corps sans vie, ou en train de piétiner de leurs grosses pattes griffues les souvenirs de toute une famille. Je n'avais qu'une seule envie, c'était de me les faire. Qu'elles viennent que je me disais, en maudissant le ciel, l'air drôlement héroïque mais surtout très bête. Qu'elles me zigouillent et qu'on en finisse. Je ne me rendais pas compte que ces sentiments étaient contradictoires. J'étais paumé, en vérité.

Alors que j'étais prêt à sauter à la gorge de quiconque s'approchait, j'aperçus Grisou surgir d'un fourré. Ses deux énormes oreilles pivotaient dans tous les sens comme pour m'amadouer. L'âne alla pour me mettre un coup de langue mais je le repoussai gentiment. C'était un soulagement de le voir : pas de là à lui sauter au cou, mais j'étais content.

Soudainement, il me pousse et me contraint d'avancer d'un coup de museau. Où est ce que tu m'emmènes que je lui demandais à mon baudet, sachant que la faculté de me répondre ne lui était pas apparue durant la nuit. Grisou me traîna jusqu'au seuil d'une maison en ruine, semblable aux autres. Alors que j'essayais de me dégager de son emprise, je me raidis tout entier.

— S'il vous plait, aidez-moi, j'suis coincée... appela une petite voix de rien du tout.

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