7 - De l'autre côté

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Malivert eut bien du mal à pousser la porte menant aux remparts. Pourtant, il en connaissait toute sa menuiserie et chacun de ses rivets. Le tordu l’ouvrait généralement les doigts dans le nez, une main dans le pantalon, sans forcer. Mais là, il pestait à cause de cette fichue serrure qu’était bonne à rien. Cependant, derrière elle, l’attendaient la trêve du corps et le bouillonnement de l’esprit. Un endroit où il pouvait souffrir comme tout le monde, injurier le ciel et ne pas trouver de solution. Personne ne l’importunait là-haut, les sentinelles peinaient à soutenir son regard et certains, les moins courageux, tournaient même les talons à son encontre. Ça ne l’amusait pas, car rien ne semblait le pouvoir, mais il en avait l’habitude. Ce dont il n’avait pas l’habitude en revanche, c’était de ne pas parvenir à ouvrir cette porte, et ça, ça le tendait tout entier. Car, ce que je ne vous dis pas, c’est qu’il tremblait copieusement le biscornu, ce soir-là. Il hochait de partout, à en faire grelotter sa clef dans la serrure.

Plus tôt dans la nuit, le prince Talam avait eu une crise et son précepteur en fut tout chamboulé. Même s’il en était souvent victime, celle-ci en était une sacrée ; à se tordre et à s’en faire vomir. Le môme hurlait, en sueur, inconsolable, méchant, pas patient, même qu’avant de tomber dans les vapes, il avait fini par bouffer la main de Malivert jusqu’au sang. Pourtant celui-ci s’évertuait à le soulager, de manière consciencieuse et bien polie. Mais, ce n’était pas encore assez pour Talam. Parce que voyez-vous, à approcher de la mort comme il le faisait, le prince réclamait la seule personne qui n’avait jamais été en mesure de l’aider. Maman ! qu’il criait ! J’ai mal, je veux maman ! Devant l’injustice, le bossu charbonnait davantage, il y mettait toute sa bonne volonté. Son cœur à l’ouvrage, il l’employait à le badigeonner d’onguents de toutes les couleurs. Malgré son dévouement, les appels au secours résonnaient dans toute l’aile ouest du palais. Ces cris, ça l’agaçait fort, Malivert. La reine n’en avait que faire, elle ne voulait rien entendre, surtout pas lui. À la place, elle devait certainement se faire trifouiller par un intrigant pendant que son petit se répandait en eau sur son lit. Tant pis. « Maman ! » Dès qu’il rouvrait les yeux, le prince braillait comme un cochon de lait qu’on attrape par la queue. Il ne s’en lassait pas, il n’avait que ce vilain mot en bouche, maman, maman, maman ! Malivert voulut la lui faire fermer, lui en foutre une bonne pour qu’il se taise. Mais comme il n’est malheureusement pas convenable de claquer son prince, à fortiori lorsque celui-ci est un enfant, il s’employa à le calmer avec douceur. Il lui caressa le front, le cajola à sa manière et sortit même de sa réserve pour lui susurrer que tout irait bientôt mieux, qu’il verrait… Mais ni l’indifférence ni la haine ne peut altérer ce qu’un enfant recherchera toute sa vie. À cause du sang qu’est plus fort que tout, les bonnes choses faites par un autre seront toujours moins importantes que la reconnaissance portée à celui qui vous a pondu. Imparable et injuste. Alors impuissant et las d’observer l’ingrat se tortiller, Malivert avait préféré fuir la douleur qui revenait sans cesse. Car cette douleur n’était pas seulement celle du garçon, c’était aussi la sienne.

C’est pour toutes ces raisons que maman Malivert voulut prendre l’air. D’abord pour se rincer parfaitement la gueule, histoire d’oublier la soirée, mais par-dessus tout pour le plaisir évident de la gorgée. À force de secouer la porte, la patience en avait eu marre, tout comme lui. Atteint d’une fièvre que seule l’ouverture pouvait apaiser, le tordu inspira si longuement que même le ciel sût qu’il tramait une saloperie. Aussitôt, la serrure se transforma d’un coup d’un seul, elle se corroda à rebours. De la rouille, à l’impeccable, comme ça. Ce que je vis était difficilement explicable, mais ce que vous devez savoir, c’est que sans tourner aucune clef, sans même la toucher du petit doigt, la porte s’ouvrit, et par-dessus le marché, la serrure se révélait être flambant neuve. De la véritable sorcellerie, une vraie vacherie !

Une fois dehors, d’autres auraient rabattu leur capuche, mais Malivert était du genre à apprécier la rudesse des éléments. Il respirait, enfin. La pluie dégringolait sur son visage en fins ruisseaux tandis que ses cheveux filasses tombaient sur ses épaules. Il en prenait plein la tronche, ça semblait l’apaiser, lui rafraîchir les méninges. La mâchoire fermée, la vapeur de ses idées au-dessus du crâne, il se dirigeait, clopin-clopant vers un braséro où échangeaient, à l’abri d’un auvent, le korgal de mes visions et un soldat ventripotent.

Le rempart gigantesque entourait tout Tregonnar. La capitale humaine avait fière allure, bien plus que nos petites cahutes, c’est un fait. Ça sentait l’oseille et le contentement. Le tout pour moi et le rien pour les autres. Derrière l’enceinte se dressaient les orgueilleuses cheminées qui crachaient le charbon que nous piochons. Comme des dizaines de Bombar, pointées vers le ciel, elles dégobillaient leur silicose. Notre travail partait en fumée, notre sueur mouillait les étoiles, voilà. Nous n’étions pour eux qu’un troupeau docile allant aux prés, de petits bonshommes aux mains calleuses et aux grosses godasses qui écrasent tout. Celle ville était tout entièrement dédiée à nous le dire. La ville nichée entre mer et montagne accueillait une population de parvenus et de contrebandiers qui se vantaient d’être des marins. Éleveurs de chevaux, ils avaient réussi à faire fortune en refourguant leurs bestioles à tout le monde, surtout par delà les océans. Parce que voyez-vous, pour ces gars-là, il ne fallait pas lambiner. Une vie on en a qu’une et il faut la parcourir en vitesse histoire de ne pas se la gâcher. De mon point de vue, je préférais marcher que courir, c’est meilleur pour les articulations et le moral.

Accoudé sur un des créneaux du rempart, Subotaan scrutait l’horizon sans prêter attention à ce que l’homme déblatérait. Le soldat faisait, lui, de grands gestes pour captiver son auditoire, en vain. Mais c’est la branlante silhouette du conseiller s’approchant vers eux qui les réconcilia. Pour une fois, les deux zouaves regardaient dans la même direction.

— Allez-y, continuez, je ne souhaiterais pas vous interrompre, lança Malivert avec malice avant de s’offrir une gorgée de spiritueux.

— Merci, donc, comme je le disais à monseigneur Subotaan…

Malivert semblait se délecter du spectacle. Ses lèvres suçotaient l’embouchure de sa flasque tandis que gras du bide reprenait sa mise en scène. Robadier, rendons-lui hommage directement, était un piètre comédien. Néanmoins, à sa défense, le bestiau devant lui était du genre impressionnant. Pensez-vous… une si grosse bête… C’est qu’il n’en avait pas vu beaucoup… Il s’occupait de la herse, du pont-levis, et toutes ces menues choses-là. C’était un châtelain, un vrai, voyez-vous. Alors ce cher Robadier donna du monseigneur en veux-tu en voilà et dissimulait le reste de son embarras derrière ses épaisses moustaches. Il se répandait tellement en courbettes qu’il en avait le front transpirant, et ce, malgré la pluie. Ce type n’était pas un athlète, il en avait seulement la sueur. Quoi qu’il en soit, le gus cravachait et donnait l’impression de faire de son mieux. Et c’était, ma foi, bien là le principal.

— Je ne voudrais pas vous brusquer, Monseigneur… Mais la reine Anguerane à l’amabilité de vous faire profiter de nos dernières innovations en matière d’armement, afin de sceller notre alliance.

Lancé, le gros étala sa science et ses machins à grand renfort de mots compliqués. Des mots qui sonnaient faux, des mots qui ne servaient à rien, dispersés aux quatre vents comme ça, pour la frime. Robadier n’était pas un bon marchand, si tant est qu’une telle chose existe, mais téméraire et surtout bien consciencieux, il s’y essaya activement. Saviez-vous que le salpêtre contenu dans poudre noire est aussi appelé nitrate de potassium et qu’il est ionique et tout le merdier ? Et même que l’on pisse sur du fumier pour en produire par tombereau ? Lui non plus, même que ça se devinait fort. Sans surprise, sa science n’éveilla pas la curiosité, si ce n’est celle de Malivert qui le corrigea par deux fois. Le reste de la démonstration fut inintéressante, banale, petite, du niveau d’un teckel. Robadier se mordait la queue et il aimait ça.

Le korgal, lui, s’en tamponnait joyeusement.

Le capitaine de la garde — ou plutôt châtelain, il préférait — avait les manières de ceux qui s’en donnent l’air. Le tout porté par l’accent provincial du meneur de bœuf qui s’embourgeoise. Il n’était pas méchant pour un sou, bien au contraire, et c’est pour cette raison qu’on l’avait placé au châtelet. Le rouge de son visage lui accordait une bonhomie naturelle. Celle du gars qui se plie en quatre pour vous mitonner un bon repas avec des flageolets de l’entrée jusqu’au dessert. J’aime mieux vous dire qu’il se tenait mieux à table qu’à cheval. Ce n’était pas un gracieux, Robadier, tout juste un gigoteur de levier, au pire, un représentant.

Subotaan lui, était tout l’inverse. Il n’avait pas été placé, car personne ne l’aurait pu. Il n’attendait pas qu’on lui donne, il prenait. Le korgal mesurait plus de deux mètres, tout en muscles et arborait un pelage couleur sable comme les déserts qui l’ont vu naître, certainement un soir d’orage pour ajouter à sa légende. Néanmoins, sous son allure farouche transparaissait la dignité des hommes de paroles. Il parlait peu, mais parlait bien. Il avait des manières, de la politesse, mais pas celle des humains. Plutôt de ceux qui n’ont pas de grandes murailles pour se protéger et surtout pas de grands discours pour y noyer les poissons. Robadier et Subotaan ne pouvaient pas s’entendre.

Subotaan observait d’un œil courtois les différents mousquets et pistolets que la reine lui proposait par l’intermédiaire de ce brave Robadier. Je ne m’y connaissais pas dans les pan-pans, mais ceux-ci m’avaient l’air au poil : rutilants, perfectionnés, rien à dire là-dessus. En revanche, le clinquant des canons, ça n’intéressait guère le korgal qui étira une moue qui s’achevait en grimace.

— Allons, ce n’est qu’un modeste présent qu’il disait le gros moustachu, heureux de lui écluser son matériel. Vous verrez, avec ça, rien ne résistera aux korgals…

Et puis, voyant que son interlocuteur ne répondait pas, Robadier interrompit son manège qui ne menait nulle part. Ou peut-être bien avait-il simplement faim. Quoi qu’il en soit, il balbutia deux trois trucs à Malivert puis se tourna vers Subotaan, s’excusant que c’était bien normal de prendre son temps à la réflexion, et qu’il pouvait se rendre disponible si le cœur lui en disait.

Débarrassé du capitaine, Subotaan observait à nouveau les montagnes. D’après la carte de l’école communale, nous, les nains étions juste derrière. Mon vieux maître aurait été impressionné de découvrir ce qu’il y avait par delà nos charmantes forêts, lui si passionné de géographie. Mais la tête loin de chez moi, je m’interdisais de penser au tourisme. Car, au-dessus des cimes, je distinguais presque les nuées de cendre remplies de mes camarades.

— Le prince ? s’inquiéta Subotaan, tout en pissant à travers les mâchicoulis.

— Son état est préoccupant. Il n’a jamais eu aussi vilaine crise qu’aujourd’hui, lui rétorqua Malivert, sur la défensive.

Le précepteur n’appréciait guère que l’on parle de Talam, car depuis sa naissance lorsqu’on parlait du prince, ce fût toujours en mal. Alors qu’une bête comme Subotaan puisse s’en inquiéter, ça l’incommodait sévère. En outre, il savait éperdument que la crise du petit n’était pas due au hasard. Derrière les montagnes, « l’Autre » respirait encore et mettait tout en œuvre pour faire souffrir son Talam. Les recherches menées par la reine, bien qu’elles aspiraient à dénicher l’origine du mal, se résumaient à une chasse à l’homme, prétexte à l’assise de son pouvoir. À ce moment-là, je commençais à m’attacher au boiteux et à sa mine patibulaire. Son combat était le mien, sauf que le sien n’était pas encore perdu.

Par chance, le faucon qu’attendait le loup se posa à leur hauteur, sur les remparts. La bestiole bien dressée avait voyagé durant la nuit pour délivrer son message. Fouinard, Malivert s’approcha et vint s’abriter sous l’auvent aux côtés du loup. Le korgal s’empressa d’arracher la note aux serres de l’oiseau après avoir essuyé préalablement ses mains souillées de l’envie pressante. Cependant, lorsque celui-ci déroula le cartouche, il n’eut aucune expression sur le visage.

— La traque ? l’interrogea Malivert, d’une gueule impossible.

Le loup replia la missive, qu’il coinça sobrement entre deux lanières de cuir de son plastron. Avec aplomb, il laissa planer la teneur du message dans l’air quelques instants.

— Nous l’avons trouvée.

Malivert ne savait plus quoi penser. Ses pensées oscillaient entre joie et tristesse. Si les korgals étaient tombés sur « l’Autre », elle s’en était défendue et c’est ce qui avait fait souffrir Talam plus qu’à l’accoutumée. Alors ne sachant quoi dire, le précepteur préféra se taire et se jeter une gorgée de tord-boyaux au fond de l’estomac.

— Ce n’est pas ce que vous vouliez ?

— C’est ce que la Reine Anguerane veut. Moi, répliqua Malivert, je souhaite juste que le prince aille mieux.

Subotaan congédia le faucon d’un rapide coup de patte. De ses ailes graciles, mais fatiguées, le rapace alla se nicher dans la volière construite à la hâte. Depuis qu’ils avaient pris possession de la muraille, les bêtes des steppes avaient bâti leur campement de fortune, posé leurs tentes et fait chier leurs oiseaux sur les belles pierres. Les braves sentinelles de Tregonnar ne reconnaissaient plus rien. On les dépossédait ! On abimait leurs bidules ! On piquait leur boulot, qu’ils faisaient pourtant comme il faut ! Tout comme Robadier, ils n’avaient qu’une hâte, c’est que cette traque se termine et qu’ils retrouvent leur tranquillité et leurs petites habitudes, sans loups, sans sauvages, ni rien.

— Et les travailleurs ? interrogea de nouveau Subotaan. N’est-ce pas lié à vos projets ?

Il est difficile de parler avec quelqu’un qui ne le souhaite pas. Subotaan, déjà pas bavard, dû faire l’effort de lui tirer les vers du nez. Malivert n’avait pas envie d’étaler ses recherches, ce soir-là. Il n’aimait d’ailleurs pas le faire les autres jours. Ses pensées étaient dorénavant toutes entièrement dirigées vers Talam et l’enfant qu’ils recherchaient. Ses travaux, ses velléités d’hommes de sciences, s’étaient envolés. Alors, avant de s’éclipser, Subotaan eut un sursaut de tendresse.

— Nous respecterons nos engagements, Malivert. Les nains seront acheminés à l’excavation dès demain et vous aurez votre découverte. Ce que nous vous demandons en échange, vous le savez, ce sont leurs terres.

Au moment où Subotaan quittait les remparts pour s’occuper à nouveau de la reine, il bouscula Robadier qui trottinait en vitesse. Le capitaine avait à peine eu le temps de remballer sa serviette nouée à son cou et il lui restait quelques miettes sur la moustache. Monsieur le Châtelain revenait d’un copieux casse-dalle lorsqu’il entendu les cris du petit. Talam demandait Malivert.

Après avoir remercié brièvement Robadier, Malivert le harponna de sa condescendance habituelle.

— Il vous en reste, là.

Il pointait d’une phalange osseuse la miette récalcitrante.

— Oh, ah ! Vous avez l’œil, vous ! qu’il se marrait le Robadier, d’un rire qui fleurait bon la salle de garde. Comme d’habitude, le gentil moustachu adorait être aux côtés des gens qu’il jugeait importants, afin que ça déteigne un peu. Il cherchait souvent la complicité de Malivert, mais n’en eut jamais aucune.

— Il ne me reste bien que ça, se lamenta-t-il. Bon appétit, capitaine.

Malivert, bien dressé, retourna au chevet du prince. Comme, au goût de la reine, le conseiller n’œuvrait pas suffisamment pour le royaume, elle avait fait porter un chiot à son fils. Pour lui tenir compagnie, mais surtout pour ne pas lui rendre visite. Mais ce présent n’eut pas l’effet escompté, le biscornu passait toujours autant de temps auprès du petit. Et le clébard fut souvent roué de coups, comme ça, pour se passer les nerfs. Parce qu’il était là, qu'il couinait tout le temps et qu’il symbolisait l’égoïsme de la reine.

— Mon prince, vous m’avez fait appeler ?

Le tordu se précipita à cloche-pied vers le prince afin de s’assurer de son état. Il lui ouvrit une paupière, puis l’autre tandis que le gamin peinait à lui répondre.

— J’ai faim, gémit l’oisillon, enfoui dans ses couvertures.

— La faim est une bonne maladie, mais je ne suis pas la personne la plus indiquée pour ces maux. Appelez Robadier, il s’y connaît, lui répondit Malivert avec la tendresse des gens qui ne montrent pas leurs sentiments.

— Non, restez. Parlez-moi de cette révolution technique qui vous occupe tant ?

Et les deux biscornus parlèrent durant des heures de choses qui n’intéressaient pas l’enfant, mais qui, à cet instant, lui apparaissaient comme les plus belles des paroles.

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