Chapitre 10

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Et voilà. Voilà comment j'ai fini chez cette Kytie, une fille très gentille et très fille au demeurant. Je sais que ce dernier qualificatif peut paraître mal connoté mais dans mon esprit, il ne l’est pas. Quand je dis « très fille », c'est une manière de dire mon affection. C'est compliqué à expliquer puisque, de toutes les manières que l'on puisse essayer de faire comprendre l'origine intime de cette expression, on tombera tôt ou tard sur quelqu'un qui vous taxera de machiste ou d'antiféministe, ou de je ne sais trop quel nom d'oiseau, car l'on aura simplement osé reconnaître la singularité de ce sexe. Cela recouvre un tas de choses. Des clichés, bien sûr, des vérités, sûrement. Une fille est « un objet » compliqué à appréhender mais qui dans chacune de ses facettes reste une terre à découvrir et faute de l'entendre, au moins à ressentir. Est-ce une certaine chimie qui veut cela ? Je ne pense pas que ce soit bien la peine d'aller jusque-là, de se torturer le cerveau à essayer de comprendre ce qui nous attire dans ce paradoxe, un peu plus, un peu moins mais au final qui nous attire, point à la ligne.

Ce qui m'étonne encore maintenant, c'est l'absence de révolte de ma part. Cette façon d'avancer en marchant sur la tête sans que je le ressente vraiment ainsi, même avec le recul. Pourtant, si l'on veut bien considérer froidement les choses, il est plus qu'évident que rien ne l'était. L'amour rend aveugle ? Pas tant que ça, à moins qu'on puisse être aveugle en ayant les yeux grands ouverts.

Nous sommes allés boire un verre ensemble et nous avons dîné aussi. L'idée de Gabrielle était sûrement que nous fassions plus ample connaissance avec Kytie. C'était un peu la moindre des choses. Sans surprise, la soirée s'est passée sans anicroche. Son amie était de bonne constitution et de plus, semblait extrêmement heureuse de pouvoir lui rendre service.

J'aurais du mal à décrire l'état d'esprit dans lequel on se trouve dans ce genre de situation. Il y a à la fois le côté plutôt dur à avaler mais aussi le côté irréel. Je crois que c'était un peu ce qui me tournait dans la tête : l'impression que tout cela n'était pas vrai. Un peu comme la manière où l'on avance dans le récit de nos rêves ou de nos cauchemars... La sensation tenace que j'allais me réveiller.

Mais je ne me suis pas réveillé ce soir-là. Quand nous sommes rentrés, après avoir raccompagné Kytie, un grand silence a fait le chemin avec nous. Dans ma tête, tout était coincé. Je tenais tellement à ne pas gâcher nos instants. Je voulais tellement être celui qui comprenait, que toutes les questions venaient se fracasser sur le béton de ma boîte crânienne. Je regardais Gabrielle du coin de l'œil et je voyais sa tristesse, sa préoccupation inscrites sur son visage. J'avais mal au cœur pour cela. Quels mots fallait-il que je trouve pour lui dire toutes les contradictions qui s'agitaient dans mon intérieur ? Je voulais la prendre dans mes bras, encore.

Alors je lui ai pris la main. Je l'ai attirée vers moi. Elle s'est laissé faire sans me regarder. Du bout des doigts, je sentais son pouls s'accélérer. Pourquoi fallait-il que les choses paraissent si compliquées ? Pourquoi fallait-il ressentir cette situation comme quelque chose de mal ? Il est des situations qu'il n'est possible de comprendre que lorsqu'on est dedans. Cela peut paraître ridicule ou bien la réflexion d'un grand naïf mais la réalité était que j'appréhendais difficilement le fait d'être un amant. Dans ma tête, j'étais dans un constat qu'il m'était difficile à accepter. J'en étais à des questions que je ne voulais pas aborder : elles me paraissaient fausses et pourtant légitimes. Avais-je dérapé ? Où en étais-je vraiment ?

« Pourquoi tu comprends toujours ? Pourquoi tu ne me juges pas ? Pourquoi j'ai l'impression que tu ne me reproches rien ? »

Gabrielle ne me regardait toujours pas quand ces questions sont arrivées sur ces lèvres. Je ne savais que répondre. Y avait-il donc une raison à considérer que les choses se font ainsi car l'on est qu'humain ? Je comprenais qu'elle se pose toutes ces questions mais étais-je la meilleure personne pour lui répondre. J'avais mon cœur qui menaçait d'éclater au sein de ma poitrine alors de raison, je n'en voyais qu'une seule et elle n'était pas un gage d'objectivité. Je ne maîtrisais pas l'histoire. Je ne maîtrisais pas la manière dont elle devait s'écrire mais si elle devait emprunter un chemin plutôt qu'un autre, avais-je un rôle à jouer ?

« Je suis égoïste et ça, c'est comme si tu le niais. »

Je ne pouvais lui laisser dire cela.

« Je ne le nie en aucune façon. Je sais que tu es comme cela et c'est comme cela que tu me plais... Si ça doit changer, pour moi, ça ne changera rien du moment que c'est toi. Mais je ne te demanderai pas cela. Tu sais... On ne change pas les gens, ce sont les gens qui changent... Ce sont les gens eux-mêmes qui choisissent leur route. »

Gaby s'est arrêtée de marcher. Elle s'est retournée vers moi, les yeux brillants, avec un mélange de reproche, d'appel à l'aide et de joie. Elle m'a agrippé. Ses doigts me serraient comme un étau. L'intensité de son regard était comme portée à me sonder, à trouver une vérité quelconque, une réponse à une question qui ne se posait pas. Elle s'est dégagée. Et moi, je suis resté planté là. Je n'avais aucune idée quant à ce que je devais faire ou dire... J'avais même un peu de mal à imaginer tout ce qui pouvait tourmenter Gabrielle... J'imaginais sûrement... Mais j'étais loin. Loin d'imaginer la complexité de tout ce qui se mélangeait dans sa tête.

On était devant chez elle. Il y avait du bruit à quelques centaines de mètres sur la place de la Bastille et dans les rues avoisinantes. Les Parisiens, les Parisiennes et autres banlieusards commençaient les festivités dont ils allaient remplir leur week-end.

« Tu passes la nuit avec moi ? » a fini par dire Gabrielle en se retournant vers moi.

C'était sûrement un peu étrange qu'elle me pose cette question, là, à ce moment précis et de la même manière qu’elle l’avait fait la première fois. Mais je l'ai entendu comme si elle me demandait de repartir à zéro. Alors, de zéro, ou bien d'où j'en étais, je le voulais, que ce soit parce qu'il s'était passé tout ça ou parce que tout simplement, là, tout de suite, elle me le demandait.

*

La séparation devait durer une semaine. C'était comme ça. Gabrielle ne m'avait fait promesse de rien. Elle ne m'avait pas dit qu'elle romprait avec Mathieu, elle ne m'avait pas dit qu'elle ne s'arrangerait pas pour pouvoir me voir. Non, rien du tout. Cela ne servait à rien, de promettre, de dire que c'était comme cela que les choses se dérouleraient ou ne se dérouleraient pas. De toute manière, je n'avais pas besoin de ça.

Dans la réalité, elle ne m'avait pas vraiment quitté, juste d'un point de vue physique. Car elle était à mes côtés à chaque instant, à coups de messages, d'appels téléphoniques en mode brigand. Je ne vais pas nier que la distance est un obstacle dans une relation mais je m'en suis pas mal accommodé. J'évitais de me poser des questions. De toute manière, cela pouvait paraître idiot pour certaines personnes qui font de la jalousie une manière d'exprimer leur attachement, mais moi, j'avais confiance en Gabrielle et dans la sincérité de ses sentiments. On peut tromper les gens sur de nombreuses choses mais pas dans ce registre-là. Elle aussi, je crois. Pourtant cette séparation a fini par peser à Gaby. Cela se sentait de la manière dont elle multipliait les coups de fil, ses changements d'humeur. Enfermé dans une promesse que l'on n'a pas faite, il était très compliqué de savoir ce qu'il était bien ou mal de faire, de dire. J'ai cru que c'était ce combat que Gabrielle se livrait à elle-même. Elle n'avait encore aucune certitude juste l'envie.

C'était dans la nuit de mercredi à jeudi, il était presque une heure du matin quand mon téléphone a sonné. J'étais allongé dans le canapé-lit du salon et je ne dormais pas.

« T'es chez Kytie ?

— Bah oui, où veux-tu que je sois ? Chez ma maîtresse ? ai-je dit pour la taquiner.

— Pfff... T'es pas marrant là... Mais bon... C'est pas grave. Je vais me sauver. Je viens.

— Euh... T'es sûre ? Il n'est pas là ?

— Bien sûr que si, il est là...

— Où ?

— Ben là, à côté de moi, il ronfle comme un bébé et moi je ne le supporte plus.

— Qu'il ronfle ? ai-je demandé.

— Non... Pfff... Lui...

— Mais euh... Il va se poser des questions-là... Non ?

— Pas grave, je dirais que je suis partie dormir chez ma mère... Je l'ai déjà fait. »

Dormir chez sa mère, ai-je supposé. Je n'ai rien répondu. J'ai entendu du bruit ensuite un « Bisous, à toute de suite. » et elle a raccroché.

*

Pendant de longues minutes, j'ai attendu et j'ai fini par croire que je veillais pour rien. Mais au bout d'une heure, j'ai entendu qu'on grattait à la porte d'entrée comme l'aurait fait un chat. Et c'était Gaby, avec un petit sac et en chemise de nuit. Je voyais ces yeux brillants dans la nuit et elle s'est jetée dans mes bras.

« T'es folle... Tu vas attraper la crève, lui ai-je soufflé.

— Moi, je m'en fous de la crève... C'est toi que je veux attraper. Pour l'instant et pour toujours. »

J'ai reculé sous ses « vilaines » attaques de ses mains, de ses lèvres et de tout son corps et nous avons fini par basculer sur le canapé, un peu lourdement car celui-ci a légèrement craqué.

C’est sûrement la plus belle nuit que j'ai passée avec Gabrielle. J'aimais ce qu'elle était, elle et son brin de folie. On avait l'air de rien, à se débattre sur l'étroit des coussins, comme des gosses sans le sou, un peu ivres, surtout fous. Mais il n'y avait qu'un essentiel : nous.

*

C'est Kytie qui a été un peu surprise, le lendemain matin. Surprise et très certainement, un peu gênée du regard de Gabrielle, car elle avait fini au fur et à mesure de la semaine, par prendre beaucoup d'aisance vestimentaire. Il faut dire que les yeux de Gabrielle à cet instant, exprimaient une suspicion dont je ne sais si elle était jouée ou sérieuse.

« Désolée, a fini par dire Gabrielle en tirant à elle le tissu de sa chemise de nuit en même temps qu'elle m'écrasait de tout son corps. D'avoir débarqué comme ça... A l'improviste. »

Kytie, au-delà des questions qu'elle pouvait honnêtement se poser et de l'embarras de la situation, dans laquelle elle se trouvait, a souri.

« Y a pas de mal... Mais c'est juste que... C'est pas banal... »

Elle s'est retournée et en allant dans la cuisine, elle a jeté :

« Tu prends quoi pour le petit déj ? »

*

Gabrielle s'est envolée rapidement en avalant qu'une demi-gorgée du bol de café que Kytie lui avait préparé. Quand elle a allumé son téléphone, celui-ci s'est mis à vibrer dans tous les sens. Elle a passé un coup de fil rapide à sa mère pour la rendre complice du forfait de sa nuit. Je voyais dans le regard de Kytie l'étonnement devant l'apparence ordinaire dont la conversation de Gabrielle avec sa mère se revêtait.

De mon côté, j'étais à la fois gêné, fasciné et heureux de la situation. C'était à la fois déstabilisant et grisant de se trouver dans une telle situation. Dans la tête, il y avait une foule de questions qui venaient mais elles se heurtaient à la réalité. Je crois que personne ne peut être au clair quand les événements prennent cette tournure, que le côté romantique l'emporte sur la dramatique et son côté tragique.

*

Cela ne devait durer qu'une semaine. Mais un coup de fil de Gabrielle est venu prolonger le délai. Elle n'avait pas le temps de m'expliquer mais « l'autre », comme elle l'appelait, avait décidé de la squatter quelques jours de plus. Je n'étais pas heureux mais il n'y avait pas grand-chose à faire pour écourter cela. Je n'allais pas débarquer chez Gabrielle, couvert de mon illégitimité d'amant pour aller débarquer celui qui n'était pas l'imposteur dans l'affaire. De plus, j'étais sûr que ce n'était pas le souhait de Gabrielle. Ce n'était que quelques jours de plus, pas grand-chose. Ensuite, le cours des choses reprendrait son fil et tout redeviendrait comme avant.

Mais cela n'a pas été le cas. Sans raison. Les coups de fil et les messages de Gabrielle se sont espacés. Leurs teneurs ne changeaient pas vraiment. Mais il y avait quelque chose. Je n'aime pas me ressasser ces instants-là. Les moments où le temps étire sa tristesse, son ennui et ses questions sans réponse. Kytie était là pour me rassurer. Elle voyait Gabrielle au boulot. Elle était mon lien avec elle.

« Tout va bien, me disait-elle. Ca va s'arranger. »

Qu'est-ce qui était censé s'arranger ? J'ai demandé à Kytie de dire à Gabrielle que je voulais la voir. Ne serait-ce que cinq minutes. Je voulais comprendre. A distance comme ça, je n'entendais pas Gaby. J'étais incapable de la sentir et ressentir ce qu'elle ressentait, de penser ce qu'elle pensait.

Alors mardi soir, en revenant du boulot, Kytie m'a indiqué l'adresse d'un bar vers Montparnasse et une heure. Gabrielle m'y attendrait.

*

C'était presque un soulagement. Cela n'enlevait pas les questions. Mais plus que tout, je voulais la voir et la toucher. Je n'avais pas besoin de mots.

Quand je suis arrivé dans le bar, il m'a fallu quelques secondes pour que mes yeux s'habituent à l'obscurité. Il m'a fallu une autre poignée de secondes avant de repérer Gabrielle, assise sur une table coincée dans le fond. Elle m'a souri. Je l'ai embrassée. Elle m'a demandé de m'asseoir. Son visage ne rayonnait pas comme d'habitude. Il y avait un manque d'expression qui m'était étranger. Elle a baissé les yeux en secouant la tête et n'a pu retenir un sourire devant l'intensité de mon regard. Mais cela n'a duré qu'un instant et elle est revenue à cette énigmatique première attitude.

« Je suis enceinte. » m'a-t-elle dit.

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