Chapitre 2 - 2
Encouragé par ce regain de motivation, le jeune homme s’y dirigea d’un pas décidé et poussa la porte qui fit tinter un carillon.
— Ah, bonjour Karel, comment vas-tu ? s’enquit un homme robuste derrière le comptoir.
« C’est peut-être ma chance ! »
Cet homme lui accordait le privilège de le nommer par son prénom et lui parlait normalement. Rien que pour ça, Karel l’estimait plus que les autres. Il s’approcha du comptoir et glissa sa feuille sous les yeux du marchand. Ce dernier se montra mal à l’aise.
— Je suis désolé, Karel, mais ça risque de ne pas être possible…
Karel l’interrogea du regard, bien qu’il sût d’avance qu’elle réponse il allait recevoir.
— Tu… Karel, comment puis-je engager quelqu’un qui ne serait même pas capable de saluer les clients normalement à minima ? lui demanda le commerçant, gêné. C’est important, tu sais !
L’expression de Karel se durcit alors que la déception l’envahissait. Pourquoi personne ne faisait d’efforts ? Il pouvait très bien faire l’inventaire, contrôler les stocks, faire du ménage ou tout autre chose qui nécessitait peu de contact. Il n’était pas marchand, mais s’il était capable d’y penser, pourquoi pas les autres ?
« Ils le font tous exprès, ce n’est pas possible… », gronda-t-il en pensées.
La frustration le gagna alors qu’il se sentait à nouveau prisonnier de lui-même, dans l’impossibilité de jouer de ses arguments pour plaider sa cause. Chaque fois, Karel devait se creuser la tête pour se faire comprendre. Et cela lui pesait, en plus de l’épuiser, au point où Karel trouvait de plus en plus difficile de poursuivre ses efforts. Sorel lui reprochait très souvent d’être trop renfermé sur lui-même et d’être insocial.
— Je suis désolé, Karel, mais je ne peux vraiment pas te prendre dans ma boutique, s’excusa encore le marchand. Tu sais, le commerce, c’est aussi une question d’image. Et toi, avec ton histoire… Après tout, qui sait comment on a pu te retourner le cerveau pendant des années, même si ce n’est malheureusement pas de ta faute. Je ne peux pas prendre ce risque, je suis navré.
Karel soupira, dépité. Personne ne l’aidait à oublier cette fameuse histoire… Un passé qu’il avait refoulé au fin fond de lui-même afin d’en souffrir le moins possible, dans le but de s’en détacher et d’aller de l’avant. Pourquoi personne ne le voyait ? Avec une expression absente, il désigna le sandwich qu’il s’était choisi.
— Cela te fera cinq pièces de bronze, s’il te plaît.
Le jeune homme sortit du fond d’une poche la somme demandée, qu’il déposa sur le comptoir avant de se saisir de son repas et de quitter la boutique.
La mi-journée était là, et Karel s’était isolé sur l’une des places du village. Comme tous les jours, il scrutait les villageois de loin. La solitude en soi ne le gênait pas forcément, habitué à s’occuper par lui-même.
« Comment peut-on se sentir aussi isolé en étant entouré de monde ? »
Contre son gré, il repensa à son ancienne vie construite sur du mensonge. Il se surprenait à penser que parfois, il regrettait d’avoir quitté les Monts de la Mort. Il y avait été très seul aussi, mais la différence était qu’autrefois, il ne s’en était pas complètement rendu compte. Pour cette seule raison, cet isolement lui apparaissait plus confortable.
Depuis qu’il était parti, Karel appréhendait la moindre conversation. Comment pourrait-il y arriver si personne n’acceptait les efforts qu’il faisait depuis son arrivée ? Sa vie continuerait-elle toujours de cette manière ?
« Serais-je capable de supporter ça à vie ? »
Vivre au milieu d’un monde qui jasait dans son dos était quelque chose de compliqué au quotidien.
Il s’adossa contre l’arbre à la base duquel un banc circulaire avait été construit et fixa vaguement les falaises sombres au fond du village, vers le ciel. Il se demandait ce qu’il pouvait y avoir, tout là-haut… Tout ce qu’il savait, c’était que cette chaîne de montagne très étendue sur tout le pays les séparait des peuples Avancés, à de nombreux kilomètres au-delà de ces falaises. D’après une carte qu’il avait pu étudier, c’était aussi dans cette région que se situait la tour de Crystal, la Dragonne d’argent.
Sa rencontre avec elle lui avait laissé une très forte impression. Le problème, c’était que Karel avait encore trop de lacunes dans le Weylorien à l’époque pour avoir compris le sens de ses paroles. La situation durant cet échange n’avait pas vraiment aidé non-plus. Mais il restait profondément marqué par cette rencontre, et il n’oublierait jamais la sensation de ses écailles contre sa peau alors qu’elle soignait ses blessures.
— Tiens, bonjour, Karel, je peux m’installer à côté de toi ? lui demanda une voix qu’il reconnût aussitôt.
Eylen, qui devait certainement prendre sa pause. Karel eut un léger sourire et lui fit signe que sa présence ne le dérangeait pas. Elle s’installa à côté de lui, et tous les deux entamèrent leur repas. Au moins, il aurait une bonne compagnie.
— Tes recherches se sont bien passées ?
Son fils demeura silencieux et détourna le regard. Eylen se sentit mal pour lui et la culpabilité la rongea.
— Karel… Il n’y a rien de mal à demander de l’aide, tu sais… Ton père et moi, et même Lya, pourrions t’aider à contacter les autres. Tu es très travailleur, il faut juste…
Karel l’interrompit en levant simplement une main et en la regardant dans les yeux. Puis il lui indiqua par signes le fond de sa pensée : non, il ne voulait pas d’aide. Il ne pouvait pas toujours s’appuyer sur eux, il l’avait bien assez fait comme ça. Maintenant, il devait se débrouiller par ses propres moyens.
« Enfin, du peu dont je dispose à ce niveau-là… » soupira-t-il en pensée.
Il ne voulait pas attrister cette femme. Si le lien entre eux n’avait malheureusement jamais pu se faire, ils cherchaient toujours à prendre soin l’un de l’autre. Karel se sentait toujours coupable vis-à-vis d’Eylen qui avait déjà tant souffert. Il ne tenait pas à en rajouter.
— Tu n’abuses en rien, rassura sa mère. C’est même normal.
Karel lui offrit un léger sourire en guise de réponse pour sa gentillesse. Mais il resta sur ses positions. Ils étaient certes une famille et il pourrait toujours compter sur eux, mais il avait déjà eu l’occasion de voir qu’il aurait des moments où personne ne pourrait l’aider. Karel était convaincu que s’il ne parvenait pas à s’en sortir au village, il ne servirait à rien d’essayer ailleurs.
— Tu te mets toi-même des barrières avec ton entêtement, tu sais.
— « Je veux mériter ce que j’obtiens », lui signa-t-il pour couper court à cette conversation.
Ne souhaitant pas la froisser, Karel termina son repas et posa une main rassurante sur l’épaule de sa mère, comme pour lui demander de ne pas s’en faire pour lui. Eylen plaça une main sur la sienne. Karel appréciait sa petite famille pour ça : parfois, nul besoin de mots pour exprimer leurs pensées et ressentis.
Avisant l’heure d’un regard aux cieux, Karel embrassa sa mère sur la joue pour la rassurer encore et se leva. Avant de partir, il se tourna une dernière fois vers elle. Il lui sourit et forma un cœur avec ses doigts.
— « Merci de m’avoir remonté le moral. Je t’aime. »
Eylen lui sourit. Karel avait l’impression de voir Lya.
— Je suis là pour ça.
Karel lui rendit son sourire et lui envoya un signe de la main pour lui souhaiter une bonne journée.
§§§§§
Monts de la Mort.
Serymar acheva son travail en scellant une petite bourse en tissu à l’aide d’une cordelette. Il était temps d’agir. Certaines choses avaient changé dans son environnement, et l’une d’elles se trouvait justement sur le pas de la porte de son bureau, vêtue d’une cape de voyage dissimulant son visage.
Serymar ne l’appréciait pas beaucoup. Ce jeune Sorcier trop obnubilé par l’attrait du pouvoir n’était que dans l’attente qu’il lui apprenne à maîtriser les sorts les plus puissants et dangereux. Mais le Mage était bien placé pour savoir qu’une telle personnalité cachait souvent une détresse qui méritait d’être apaisée. Il espérait lui ouvrir les yeux un jour. D’un autre côté, Serymar avait besoin d’une personne capable d’affronter des situations dangereuses hors des Monts afin d’exécuter ses prochaines manœuvres. Un pacte les liait, ce qui le préviendrait d’une trahison éventuelle de ce jeune homme.
Il se releva, rejoignit son interlocuteur, et lui donna le sort jetable.
— Il est temps d’agir. Si tu tiens à obtenir ce que tu cherches, il va falloir d’abord te soumettre à certaines épreuves. J’ose espérer que tu te souviens de la tâche que tu as à accomplir.
Son interlocuteur opina légèrement en silence et rangea le sort jetable dans une poche de ses vêtements.
— Tâche de te montrer à la hauteur. Tu sais ce qui t’attend le cas échéant.
Son interlocuteur ne répondit pas, mais son silence parlait à sa place. Il prit congé et disparut dans le couloir.
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