Chapitre 3 - 2

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  Enfin seul, ses barrages cédèrent. Sa respiration se précipita, son cœur palpita, ses oreilles bourdonnèrent et ses membres frissonnèrent. Il avait l’impression que la température de son corps chutait dangereusement. Karel s’adossa au mur et se tint les côtes, en essayant de reprendre le dessus sur sa crise. Il ne voyait plus le monde autour de lui. De manière archaïque, sa mémoire lui imposait des souvenirs qu’il s’était efforcé d’oublier.




  Il était enfant. De nombreux objets jonchaient le sol autour de lui. Il avait mal à ses os après être tombé de ces étagères cachées dans le bureau du Mage.

  Au milieu de tout ce bazar qu’il avait provoqué, les reflets d’un cristal sombre lui rappelaient les ténèbres de la nuit. Curieux, Karel le ramassa pour mieux l’examiner. La surprise le saisit lorsqu’il découvrit son mentor avec un visage à l’opposé de ce qu’il connaissait, en compagnie d’une femme enceinte d’environ quatre mois. Ils semblaient très proches, au vu des gestes tendres qu’ils s’échangeaient. Karel ne put pousser l’examen plus loin. Une présence imposante était là, juste à quelques centimètres de lui, appuyée contre le mur, les bras croisées.

  Son corps se glaça comme sous l’emprise d’un sortilège. Il n’en était rien. La magie n’avait aucun lien avec cette sensation. Il se retourna et hésita encore quelques secondes avant d’oser relever la tête pour affronter cette présence. Lorsqu’il en fut enfin capable, il le regretta aussitôt.

  Des yeux de fauve flamboyants le transperçaient avec colère. Il put le sentir jusqu’au plus profond de ses entrailles.

  Une main se tendit face à lui dans un ordre silencieux. Karel déposa le cristal dans la paume ouverte. Les longs doigts du Mage se replièrent dessus et le mystérieux cristal disparut.

  Paralysé par la peur, Karel s’excusa et jura qu’il ne recommencerait plus jamais. Il lui demanda de lui pardonner sa bêtise et de l’avoir contrarié.

  Ses demandent furent vaines. Un doigt griffu se pointa au milieu de son front. Karel fut surpris par une décharge à l’intérieur de son crâne, mais ce n’était rien en comparaison au reste.

  Un souvenir s’imposa à son esprit, un moment de sa vie oublié depuis longtemps. Par-dessus s’en superposa un autre, et cela recommença encore et encore. Un mal de tête le saisit, mais Karel était incapable de bouger pour presser ses tempes, ou quémander au Mage de cesser. Ses souvenirs défilèrent de plus en plus vite, comme arrachés d’un cahier au fur et à mesure.

  Il avait mal. Cela lui donnait de violents vertiges. Il avait perdu ses repères spatio-temporels. Ses souvenirs se mélangeaient.

  Enfin, le phénomène cessa. Son sang pulsait dans ses tempes, son crâne menaçait de se fendre à tout moment. Haletant, Karel défaillit lorsqu’il aperçut le regard terrifiant du Mage à quelques centimètres de lui, son index pointé dans sa direction.

— « Ton esprit, ton espace, Karel. Apprends qu’il s’agit d’un luxe et non d’un acquis de naissance. Ne t’avise plus jamais de violer l’espace personnel des autres. »




  Karel se prit la tête dans les mains pour chasser ces vieux souvenirs. Il refusait de repenser à cet être qui l’avait manipulé et trahi pendant douze ans. Pourquoi y songeait-il, d’ailleurs ? Il lui avait déjà fallu longtemps avant de parvenir à refouler son passé afin d’avancer dans sa nouvelle vie ! Pourquoi ces instants révolus revenaient le tourmenter ?

« Cette vie n’est plus. Effacée. Ils m’ont oublié. Je n’étais qu’un pion. »

  Il avait fait tant d’efforts pour s’adapter à cette vie dont il ne connaissait rien à rien autrefois. Tout ce qu’il avait appris là-bas avait été néfaste. La manière d’appréhender les choses, la magie, les…

  Lentement, il plaça ses propres paumes sous ses yeux avant de les refermer, et serra les poings.

« Le langage par les mains… est un vestige de mon passé. Comment couper définitivement avec si je ne peux me permettre de m’en passer ? »

  Karel avait pourtant essayé. Mais il ne le pouvait pas. Il ne voulait plus utiliser quoi que ce soit en lien avec son passé. Constater que celle-ci était à l’origine de beaucoup de ses problèmes actuels le meurtrissait.

  Comment sceller une telle histoire au fond de son cœur lorsque la magie était au centre du quotidien, et lorsqu’il n’avait aucun autre moyen de se faire comprendre ? Karel avait la désagréable impression d’être retenu par des chaînes invisibles reliées à ce passé qu’il cherchait désespérément à oublier.

« Sans-Voix ».

  Ce surnom résonnait sans cesse dans sa mémoire. Il le détestait, ne le supportait plus.

« Fais un effort et surpasse ce blocage psychologique ! Parle comme tout le monde ! »

  Saisi d’un mouvement d’humeur, Karel cogna ses poings fermés contre le mur. Le mal vibra dans ses os et il en éprouva un plaisir malsain. Le grain de la pierre lui cisaillait la peau, la douleur pulsait dans ses veines. Ne pouvant extérioriser son trop-plein de pensées positives comme négatives, son corps avait alors tendance à prendre le relais.

  Karel se dégagea avec lenteur et laissa retomber ses poings le long de son corps. Il ne chercha pas à se masser les paumes pour évacuer la douleur lancinante qui faiblissait au fil des minutes. Cette souffrance, même infime, il souhaitait la ressentir, concentrer son esprit dessus, comme pour échapper à celles qui le torturaient d’une manière beaucoup plus profonde.

« Pourquoi nous avoir gâché la vie, Maître ? Je vous en veux tellement… J’ai envie de vous haïr de toute mon âme pour ce que vous leur avez fait. Ils ne méritaient pas ça. Je voudrais vous détester… et en même temps je n’y parviens pas. Et je m’en veux pour cela. Maître… qui êtes-vous réellement ? Et quelle est la raison qui vous a poussé à commettre cette atrocité ? »

  Il soupira. Il devait cesser d’y penser et vivre avec la frustration de ne jamais avoir de réponse. Si Karel retenait au moins une chose du Mage, c’était sa redoutable intelligence. Il ne pouvait croire qu’il avait agi sans raison. Le jeune Sorcier avait passé suffisamment de temps seul à seul avec lui pour en être convaincu.

« Ne deviens jamais comme moi. »

  Karel ne comptait plus le nombre de fois où le Mage lui avait signé ces mots, qui prenaient tout leur sens, désormais.

« À quoi ça vous menait de m’enlever, puis de m’abandonner alors que vous aviez largement les moyens de m’arrêter ? »

  Cette histoire était incompréhensible. De toute façon, le Mage l’avait abandonné et oublié. Tout ceci ne recommencerait pas.

  Karel secoua la tête.

« Il faut que j’arrête d’y penser. Le passé au passé. Je dois regarder devant moi, désormais. »

  Il se remit à marcher et se força à refouler toute cette période de sa vie, celle qui l’avait pourtant construite, créant ses repères les plus basiques. Des repères auxquels il n’osait même plus se fier depuis plusieurs années.

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