Chapitre 5 - 1

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Elle était impressionnante. Son corps était si haut qu’il obstruait une partie du ciel et couvrait le sol d’une ombre gigantesque. Le soleil se reflétait sur ses écailles argentées. Crystal se tenait face à lui et le dominait de toute sa hauteur. Ses yeux azurés le fixaient et renvoyaient son reflet. Ses pupilles fendues lui donnaient l’impression de le happer dans un gouffre. Karel se raidit en voyant son museau s’approcher. Si elle le désirait, elle pourrait sans peine l’avaler entier.

Une voix, sa voix, résonna dans sa tête. Mais Karel était incapable de comprendre ce qu’elle lui disait, comme si sa mémoire cherchait à reconstituer un souvenir sans y parvenir.

Karel ne put détacher son regard d’elle. Comme tout Dragon qui se respecte, il ne pouvait, en dépit de son appréhension, s’empêcher de la trouver fascinante. Son corps avait beau être imposant, le moindre de ses mouvements restait gracieux. Karel fut pris d’une envie, sans savoir pourquoi : lentement, sa main se tendit vers la Dragonne. Il ignorait s’il avait le droit de faire cela. Ses doigts se posèrent sur son museau et la froideur de ses écailles se répandit sous sa paume.

— Sauve-toi, Enfant de la Prophétie.

Un halo sombre apparut soudain autour de Crystal, tels des serpents entravant ses mouvements. Surpris, Karel recula d’un pas et vit avec horreur l’armure de la Dragonne s’assombrir jusqu’à devenir noirs. Ses yeux magnifiques prirent une teinte rouge malsaine. Crystal se dressa sur ses pattes arrière et poussa un hurlement déchirant, à la hauteur de la souffrance qu’elle subissait. Elle plongea sur Karel. La dernière chose qu’il vit fut sa gueule béante l’engloutir.

  Karel se réveilla en sursaut et heurta la tête contre les poutres qui soutenaient le toit de la maison familiale. Le choc fut si intense qu’il pressa aussitôt ses mains sur son front. Il se recroquevilla en attendant que la douleur passe. Il préférait encore les réveils en fanfare de Lya.

« À ce qui paraît, ça fait du bien de hurler. » grommela-t-il. « Dommage que je sois dans l’impossibilité d’essayer. Bon sang, ça fait mal ! »

  À défaut, Karel saisit vivement son oreiller et se le plaqua sur le front. Lorsque les élancements faiblirent, il se redressa plus prudemment et remit le coussin à sa place.

« Il va vraiment falloir que je bricole quelque chose pour ça », maugréa-t-il en fixant la poutre coupable.

  Il jeta un œil au travers d’une fenêtre et s’aperçut que la nuit était déjà bien avancée. Karel se tourna vers sa sœur, à un mètre de lui : elle dormait profondément. Il l’enviait. Incapable de se rendormir, Karel décida de se lever. Il s’habilla rapidement et enfila un manteau de voyage qui avait connu des jours meilleurs. Il se téléporta à l’entrée de la maison, histoire de ne pas faire craquer le bois de l’échelle en descendant. Au moment de sortir, son regard se posa sur son artéfact, posé contre un mur. Il hésita, mais décida de le prendre avec lui en enfilant la bandoulière par-dessus une épaule. Il doutait fort d’en avoir besoin, mais ne savait-on jamais. On lui avait toujours appris qu’un Sorcier ne devait jamais s’en séparer.

  Il accueillit l’air frais de la nuit avec bonheur. Karel s’éloigna dans le village, appréciant le silence et l’absence de mouvement comme si le village avait été déserté. D’autres trouveraient cela trop calme et quelque peu oppressant, mais ce n’était pas son cas. Karel avait grandi au beau milieu de nulle part, sur une terre aride et désertée par le moindre organisme vivant. Cette ambiance lui était plus familière, et bien plus sécurisante que lorsqu’il se retrouvait au milieu d’une cacophonie ambiante et un flot de mouvements perpétuels. Enfant, il s’amusait souvent à défier le couvre-feu pour explorer le sombre château la nuit. Jusqu’au moment où le Mage avait fait exprès de le réveiller aux aurores et continuait leurs activités communes comme si de rien n’était, afin de lui montrer à quel point le manque de sommeil pouvait être néfaste.

  Karel se laissa emporter par le chant de la nuit. Il s’éloigna encore en prenant son temps, savourant ce calme. Nul besoin de mots dans ce monde-là. Aucun effort à faire. Il pouvait être lui-même, sans jugements, sans condition pour être accepté. Il aimait l’apaisement que cela lui procurait.

  Karel avisa une petite zone isolée, dans laquelle il appréciait aller pour trouver du calme. Il s’agissait d’un bout de terrain un peu à part du village, entouré d’arbres et légèrement surélevé. Cet espace servait parfois de vigie lorsque c’était nécessaire.

  Une fois arrivé, il respira. Mais il se sentait toujours trop éveillé. Comment faisait Lya pour se décharger autrement qu’en le secouant comme un prunier ?

  Karel tira son artéfact de son dos. Les villageois n’aimaient pas beaucoup la magie depuis qu’il était né, au point où ils se méfiaient de chaque Sorciers et Mages. Lya et lui étaient les seuls. Mais ce soir, tout le monde dormait, alors il pouvait utiliser la magie sans redouter les jugements, sans les sombres rumeurs sur son ancien mentor qui circulaient depuis le jour de sa naissance.

« Que leur a-t-il infligé, ce jour-là ? Est-ce qu’il les a vraiment agressés ? »

  Karel n’avait jamais osé demander les détails à ses parents. Il voyait bien à quel point ce jour les avait profondément affectés. Le jeune homme redoutait d’imaginer ce que Sorel avait subi. Son père avait du mal à porter des charges lourdes sur un bras. Lorsque son fils lui avait posé la question par curiosité, Sorel avait prétexté un accident en évidant très soigneusement les détails.

« Il avait essayé de me sauver. Même si c’était vain », comprit-il.

  Karel n’était pas insensible à cet acte à son égard. Il n’osait imaginer le désespoir de ses parents. Eux aussi avaient peiné à vivre avec cette blessure. Son regard se perdit parmi les étoiles.

  Il exécuta plusieurs gestes précis. Il força exprès sur son bras, cherchant à ressentir le moindre muscle bouger pour se sentir vivant. Il voulait se concentrer sur son corps plutôt que sur son esprit tourmenté. Il souhaitait s’épuiser, se réveiller le lendemain avec des courbatures. Sentir cette douleur au moindre geste lui permettait de détourner son attention de ses sombres souvenirs. Karel s’imagina pourfendre des démons, et pas n’importe lesquels : les siens.

  Il pivota sur un pied et s’arrêta soudain lorsqu’une sensation de brûlure anima son bras gauche. Surpris, Karel n’osait pas croire à ce qu’il pensait : la dernière fois qu’il avait ressenti ce phénomène, c’était plusieurs années plus tôt.

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