Chapitre 15 - 2
Une fois seuls, Karel fit face à Valkor. Même ainsi, l’Apokeraos gardait une stature impressionnante.
— Je dois t’avouer quelque chose.
Karel demeura silencieux et attendit la suite.
— Il y a quelques années, quand tu étudiais encore la magie, j’ai enquêté sur toi. Ta maîtrise était si avancée par rapport aux autres que c’en était troublant. Mis à part ta sœur, aucun membre de ta famille ne possède de pouvoirs magiques, et surtout, personne n’aurait pu t’enseigner cette discipline à Var. Même si c’était le cas, tu n’aurais pas eu une telle maîtrise.
Karel attendit de savoir où Valkor souhaitait en venir. Il se sentait mal à l’aise face au regard sondeur de l’Apokeraos, mais tint bon. Valkor soupira.
— Karel, tu es en plus grand danger que tu ne le penses.
Le jeune homme ne sut comment encaisser ces paroles. Si le fait d’avoir été espionné le dérangeait, il n’en voulait pas à Valkor. Contrairement au Mage, celui-ci n’avait pas fait cela à des fins douteuses. Karel voulait bien comprendre qu’avec cette mystérieuse Prophétie, certains souhaitaient prendre quelques précautions. Il s’était fait enlever pour cette même raison, alors comment aurait-il réagi, à leur place ? Il n’aurait peut-être pas fait mieux. Valkor était très respecté et pour de bonnes raisons. Karel savait qu’il n’agissait que pour protéger les habitants, en faisant en sorte de rester fidèle à son éthique. Il avait beaucoup apporté sur Weylor. L’homme-serpent était même venu à leur secours. Karel n’avait aucun doute quant à ses motivations.
— Il n’est que justice que je réponde à tes questions, si tu en as. D’après ce que je sais, tu subis les séquelles de cette Prophétie depuis ta naissance. Avec tes compagnons, essayez d’en savoir plus sur elle. Qui sait, celle-ci vous montrera peut-être la solution pour vous en sortir à la fois contre Phényxia, et pour sauver les Dragons ?
Karel arbora une expression gênée.
« Ça ne va pas… Comment ça se fait que cette Prophétie soit autant prise au sérieux alors que presque personne n’en connaît le contenu ? »
Il regarda Valkor. Comment lui communiquer cette question ?
— Essaies-tu de me demander comment en savoir plus sur elle ? demanda-t-il.
Karel lui envoya un léger signe négatif de la tête. Il scruta la pièce plus en détail, à la recherche de quelque chose d’utile pour s’exprimer.
— J’ai encore assez de force pour utiliser des sorts mineurs, proposa Valkor. Me permets-tu de lire dans tes pensées ? Je n’irai pas plus loin que tes questions.
Karel opina. Il ressentit aussitôt quelque chose effleurer ses barrières mentales, mais sans les forcer. Karel les abaissa.
— Que s’est-il passé lors de l’annonce de cette Prophétie ? demanda-t-il. Comment s’est-elle perdue, et comment, malgré-ça, certaines personnes comme Phényxia en connaissent le contenu ?
Valkor afficha une expression désolée.
— Évidemment, tu n’étais pas encore né quand elle fut annoncée. Je sais seulement que tu devais apparaître pour nous sauver. Je sais aussi que l’on a tenté de cacher son contenu afin de ne pas alerter la personne qu’elle visait, et pour te protéger. Malgré les précautions prises, ce plan n’a pas fonctionné. Nous avons effectué des recherches pour te retrouver, en vain. C’était comme si la Prophétie avait été emportée avec toi. Votre meilleure piste pour la retrouver sont les Dragons eux-mêmes. Brisez leur malédiction, et ils vous aideront à en savoir plus sur ce qui se passe sur Weylor. Grâce à leurs pouvoirs, vous aurez une chance de vous libérer de l’emprise de Phényxia. Quant à elle… je ne sais pas d’où elle en a appris le contenu. Mais cela signifie qu’elle est en lien avec une personne qui connaît la Prophétie. Certainement un ennemi.
Karel opina et fit signe qu’il avait une autre question. Valkor s’introduit à nouveau dans son esprit.
— Pourquoi avez-vous enquêté sur moi ?
— Ta maîtrise exceptionnelle et certains de tes comportements me rappelaient beaucoup un ancien Apprenti que j’ai eu il y a deux siècles. Une personne qui a disparu dans la nature peu de temps après son passage ici. Exactement comme toi pendant douze ans. Je le pensais mort… Mais tes attitudes sont si ressemblantes par moments que je me demande si, comme toi, mon ancien élève ne serait pas vivant quelque part.
Karel fut choqué par ces révélations. Où Valkor voulait-il en venir ? Le jeune homme avait bien une théorie, mais celle-ci lui paraissait tellement folle qu’elle lui paraissait improbable. Il se sentit d’autant plus mal à l’aise lorsque Valkor le fixa avec intensité.
— Dis-moi, Karel… Où étais-tu pendant tout ce temps ? Qui t’a appris tout ce que tu sais ? Qui a osé commettre cette ignominie envers ta famille ?
Karel se figea, ayant déjà compris le sous-entendu.
« Qu’est-ce que le Maître vient faire dans cette histoire ? »
Pourquoi son passé ressurgissait-il après tant d’années à avoir essayé de l’enterrer à jamais ?
« Le Maître. Deux siècles. Apprenti de Valkor. Ce n’est pas possible… »
Karel voyait assez mal le Mage se laisser diriger par qui que ce soit. Il avait toujours eu un caractère beaucoup trop indépendant pour ça.
Il soupira et invita Valkor à rentrer dans son esprit d’un geste de la main.
— J’ignore de qui il s’agissait. Je n’avais pas accès à la langue. Le concept de prénom n’existait pas.
— Tiens donc… En voilà une belle, de coïncidence.
Karel fixa Valkor, décontenancé par cette réaction. L’homme-serpent, en intense réflexion, joua avec sa courte barbe blanche. Enfin, il remarqua l’expression de Karel.
— Mon Apprenti n’avait pas d’identité. Je pense qu’il me disait la vérité. Le malaise qu’il éprouvait chaque fois que l’on évoquait le sujet ne trompait personne. Il a emprunté le nom que je lui avais proposé, et je n’ai jamais su depuis s’il a fini par s’en trouver un, bien à lui. Cela te paraît étrange ? C’est normal, Karel. C’était une autre époque, avec ses propres difficultés. Et même si cela ne prouve rien, je trouve que ça fait quand même beaucoup de coïncidences. Ces détails sont beaucoup trop gros pour n’être que le fruit du hasard, à mes yeux.
Karel ne répondit rien. Pour lui, le priver de l’accès aux lettres avait été une manière de le manipuler. Se pouvait-il que la théorie de Valkor y soit aussi pour quelque chose ?
— Je le croyais mort… Comment a-t-il fait pour survivre à la colère des Dragons qu’il avait provoquée ?
Blême, Karel se sentit défaillir, tant qu’il dût s’appuyer contre un meuble. Son esprit ne cessait de nier ce qu’il venait d’entendre, tant cette révélation lui paraissait invraisemblable. Mais le ton posé de Valkor attestait qu’il ne plaisantait pas. Le Mage s’était donc déjà confronté aux Dragons. Et il avait survécu.
« Comment peut-on survivre face à un Dragon ?» s’affola-t-il. « Non, pas un, plusieurs ! Alors que pendant ces deux siècles, personne n’est parvenue à les libérer de leur malédiction ?! Comment peut-on être aussi puissant ? »
Mais avant de parler en privé avec lui, Valkor avait parlé d’un piège. Le jeune homme ne comprenait rien à cette histoire. Comment le Mage avait-il pu se faire piéger et le payer de cette façon, si, comme le prétendait Valkor, il avait lui-même provoqué la colère des Dragons à son encontre ? Toutes ces questions renforçaient ce qu’il avait attesté le jour de sa fuite : il avait été élevé pour devenir un monstre.
Karel prit une chaise. Son cœur se comprimait. Sa vieille blessure se raviva. Avant même de respirer pour la première fois, il avait été pris dans les méandres d’un complot qui le dépassait. Un vulgaire pion.
— Que se passe-t-il, Karel ? s’inquiéta Valkor. Qu’est-ce que l’on t’a fait, toutes ces années ?
Le jeune homme préféra garder le silence. L’Apokeraos n’insista pas et respecta cette distance. Karel ne doutait pas qu’il s’était déjà fait une idée de la réponse, au vu de tout ce qu’il savait et de ses réflexions poussées. Comme le Mage. Valkor lâcha un soupir désolé.
— Karel, vous êtes certes très différents l’un de l’autre, mais, aussi impensable que cette révélation soit, certaines de vos attitudes sont si similaires que je me demande si la personne visée par cette Prophétie n’est pas justement mon ancien Apprenti. De telles ressemblances ne peuvent être dues au hasard. Quant à cette histoire d’absence d’identité… Cela lui ressemblerait bien.
Valkor regarda Karel dans les yeux.
— C’est lui qui t’a enlevé et élevé pendant toutes ces années, n’est-ce pas ?
Karel se raidit. Ainsi, cette théorie serait vraie ? Le fait de savoir qu’il ressemblait bien malgré-lui au Mage au travers de sa manière d’appréhender les choses le perturbait. Il s’était pourtant juré de devenir tout son contraire. Plus encore avec ces dernières révélations.
« Même en admettant qu’il ait visé juste, j’ai du mal à imaginer le Maître en Apprenti… »
Valkor sembla percevoir son trouble.
— Au risque de te surprendre, mon ancien Apprenti était très insociable, incapable de tolérer une autre compagnie que la mienne. Et cela m’arrangeait, en un sens. Il était imprévisible. Je ne voulais pas prendre le risque qu’il s’en prenne aux autres.
Karel se sentait de plus en plus mal à l’aise. L’idée d’avoir été élevé par une personne aussi dangereuse l’effrayait, et celle de lui ressembler le terrifiait.
— Ce n’était pas de sa faute, Karel, tempéra Valkor. À l’époque, c’était un animal sauvage échaudé qui n’avait connu que la violence à tous les niveaux. Il ne connaissait rien à rien sur la façon de se comporter. Mais il était déjà d’une intelligence rare et singulière. Ce fut lui-même qui me demanda de le mettre à l’écart d’une façon absolue. Il n’a surmonté son agoraphobie que le jour où je l’ai obligé à le faire. Le jour où il est devenu le plus jeune Mage de l’Histoire de Weylor.
Le trouble s’empara de Karel. Il comprit mieux pourquoi Valkor avait très vite soupçonné le Mage. Plus Valkor répondait à ses questions silencieuses, plus il constatait ces similitudes avec l’ancien Apprenti de l’Apokeraos. Le Mage lui avait aussi confirmé un jour qu’il n’était jamais passé par le statut de Sorcier, du fait qu’il n’avait jamais eu d’artéfact.
« Bon sang, mais qui étiez-vous réellement, Maître ? »
— Ton attitude me confirme de plus en plus ma théorie. Je n’en reviens pas qu’il soit encore vivant. Je le pensais mort depuis la malédiction des Dragons. J’ai beau en ressentir une allégresse, je reste incapable de comprendre pourquoi il a commis de tels actes à ton égard.
Valkor fixa à nouveau Karel avec un très grand sérieux.
— Karel. Fais très attention à toi. J’ignorai vraiment jusqu’à aujourd’hui qu’il était lié à cette affaire. Je suis aussi surpris que toi, à vrai dire. Je n’aurais jamais pensé qu’il irait jusque-là. J’ai… échoué dans mon rôle de mentor. Je souhaitais seulement qu’il trouve sa place, comme n’importe qui sur ce pays et qu’il puisse vivre normalement, en adéquation avec ses dons extraordinaires. Visiblement, j’ai failli à cette tâche. Et à présent, te voilà en grave danger.
Karel essaya de digérer toutes ces révélations. Il invita encore Valkor à lire dans ses pensées.
— Je n’ai absolument aucun grief contre vous, au contraire. Ce n’est pas de votre faute. Je comprends seulement que vous avez essayé d’aider une personne dans le besoin, et du peu que je vous connais, je sais que vous avez tout donné. Si malgré vos efforts, vos élèves décident de prendre un mauvais chemin, ce n’est pas vous qui êtes à blâmer.
Enfin, il s’inclina devant Valkor afin de le remercier pour toutes ces informations. L’Apokeraos lui glissa une petite liasse de papiers.
— Prends ceci avec toi. Lis-le dès que tu auras un moment. Il s’agit d’une vieille légende concernant Weylor, celle qui explique l’apparition du peuple Avancé. C’est une histoire liée aux Apokeraos. J’ai beaucoup repensé à la Prophétie ces dernières années, et je soupçonne que toute ces événements ont mené à cette malédiction. Cela te permettra, je l’espère, de mieux identifier tes ennemis.
Karel rangea les feuillets dans une poche intérieur de sa tunique et s’excusa encore des dégâts qu’il avait causé. Il prit enfin congé.
— Bonne chance.
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