Chapitre 24 - 2
Trois jours plus tard.
« Allons-y. »
Amnésis se dégagea de la barrière contre laquelle il était appuyé et recommença la rééducation qu’il s’était imposée. Un pas, puis un autre, le dos droit. Sa vision lui parut plus vaste et il avait remarqué qu’il était plutôt grand. Il se força à bouger les doigts de sa main droite, qui restait inerte.
Son corps semblait réintégrer des réflexes oubliés, mais sa morphologie actuelle ne semblait plus en adéquation avec. C’était comme si son enveloppe corporelle ne lui appartenait pas.
« Étrange. Ce corps n’a pas de handicap notable, pourtant. »
Il avait remarqué qu’il avait tendance à traîner sa jambe gauche comme un poids, alors qu’elle était identique à l’autre. Son bras droit lui procurait la même sensation, si bien qu’il avait dû s’imposer de se redresser afin de corriger sa posture.
Le seul problème résidait en l’incapacité de courir. Sa jambe semblait avoir un problème de maintien au bout d’un certain temps debout sans bouger. Il se sentit bien mieux lorsqu’il corrigea sa position.
« Ce phénomène est vraiment incompréhensible. »
Après quelques heures passées à rééduquer son corps jusqu’à la limite de l’épuisement, l’hybride s’isola vers une zone à part du village : une source, entourée de parois rocheuses.
Une fois sur place, il se débarrassa de ce qui lui faisait office de vêtements et s’enfonça dans l’eau. La température froide eut le mérite d’apaiser la souffrance de ses muscles encore endoloris par son coma récent. Il faisait plutôt chaud dans cette région, et son corps supportait assez mal les fortes températures. Il s’installa sous une petite cascade d’eau glacée, le dos appuyé contre la roche humide, et soupira de soulagement.
Amnésis passa une main sur son visage afin d’en dégager ses cheveux collés à sa peau. Il devait retrouver la mémoire, mais Hinama était trop méfiante. Pourquoi ?
« Comment la convaincre de me rendre ce qui m’appartient ? Dois-je la menacer ? Avec quoi ? »
Il n’avait ni arme, ni argument de poids pour le moment. De plus, il n’était pas encore convaincu par la maîtrise de son propre corps en cas d’affrontement physique.
— Hey !
Amnésis s’interrompit dans ses réflexions. Un homme vint à sa rencontre. Plutôt châtain tirant sur le blond, grand et costaud. Ce dernier le dépassait d’au moins une bonne tête. Il entra dans l’eau et se plaça à quelques mètres de lui.
— Ravi de voir que tu sembles aller mieux !
Le fils d’Hinama, dénommé Roan. Un humain qu’Amnésis avait tendance à trouver étrange dans pas mal d’attitudes, mais ça, c’était peut-être parce qu’il n’était pas habitué, ou simplement parce qu’il avait oublié. Comment savoir ? Le jeune homme était d’une personnalité débonnaire et optimiste malgré son environnement difficile.
— Puis-je te poser une question, Roan ? s’enquit-il.
— Oui ?
— Pourquoi m’avoir amené ? Je lis dans les regards que les gens comme moi ne sont pas vraiment les bienvenus, ici. Ce genre d’attitude ne se fait pas sans raisons. Si je suis peut-être dangereux, pourquoi m’avoir sauvé ?
Roan haussa les épaules.
— Parce que c’est normal. Abandonner quelqu’un dans cet état, ce n’est pas mon genre. Peu importe l’espèce de la personne. On ne choisit pas ses origines. Les démons des Clans sont certes des pourritures, mais qui sait, il y a peut-être quelques exceptions.
Amnésis analysa cette réponse étrange. Pourquoi avait-il tendance à trouver plus logique d’achever un éventuel ennemi déjà à terre ? Si les gens se méfiaient de lui, ce n’était pas pour une stupide question d’apparence. Du peu qu’Hinama lui avait expliqué, Amnésis avait deviné que ces Clans se composaient de personnes très dangereuses. Il comprenait la méfiance envers quiconque pouvant leur ressembler, de près ou de loin.
— Et si je m’apprêtais à te faire du mal ? demanda-t-il.
— Alors je me défendrais. Ça peut arriver de faire des erreurs de jugement.
— Je vois.
« Les choses semblent si simples, quand tu parles, Roan. »
Amnésis se perdit dans ses réflexions. Il avait beau faire, il ne parvenait pas à deviner à quelles espèces il appartenait. Il regarda l’hideuse cicatrice sur son bras droit.
— Aurais-tu vu ce qu’il m’est arrivé ?
— Pas du tout. J’étais parti chasser. Sur le chemin, j’ai entendu des bruits atroces à faire froid dans le dos. Je suis venu sur les lieux et c’est là que je t’ai découvert. Tu baignais dans ton sang. La suite, tu la connais.
— Y avait-il des traces d’un affrontement quelconque ?
— Non. C’est vraiment étrange ! Pourtant, en tant que chasseur, je suis capable de trouver les signes les plus discrets. Mais là, il n’y avait absolument rien.
« Pourquoi rien ne me revient ? » s’agaça Amnésis.
Quelque chose lui disait qu’il connaissait la réponse, mais ses souvenirs restaient bloqués.
« Un détail m’aurait-il échappé ? »
À nouveau, il compara leurs apparences. Contrairement à Roan, sa peau était très pâle et ses veines beaucoup plus claires, comme ce qui coulait à l’intérieur était différent.
Il fixa son interlocuteur.
— Roan, de quelle couleur est ton sang ?
Ce dernier se gratta la tête et le considéra sans comprendre.
— Eh bien, tu as dû recevoir un sacré choc pour ne même plus te souvenir d’un truc pareil ! Le sang des humains est rouge, pourquoi ?
— Parce que le mien est différent, n’est-ce pas ?
— Oui, mais quelle importance ?
— Je suis amnésique, mais pas au point de ne plus rien savoir. Aucun hybride ou non-humain n’a de sang aussi clair. Tu m’as retrouvé blessé à un point tel que cet événement s’est gravé sur mon bras. J’ignore encore qui m’a agressé de la sorte, mais cela signifie que je dois avoir des ennemis quelque part. Si tout le monde tend à se faire discret sur ma présence ici, c’est sûrement pour une excellente raison : trahir ma présence vous attirerait des problèmes, et à moi aussi. Vous n’avez que peu de moyens. Le plus logique aurait été de me confier à un centre de soins capable de traiter de telles blessures. Je me trompe ?
Roans se montra impressionné. Encore une attitude qui déstabilisait Amnésis. Qu'avait-il expliqué de spécial ?
— Comment arrives-tu à deviner tout ça avec si peu d’informations ? lui demanda-t-il.
— Rien de plus évident. Si vous étiez certains que je venais d’un Clan, vu leur réputation, il aurait été soit plus prudent de me laisser à mon sort, soit de me faire partir afin de ne pas attirer leur attention sur votre quartier, et ce malgré mes blessures.
Il marqua une courte pause. Roan semblait attendre la suite. Amnésis fut étonné. Ne comprenait-il pas tout ce que cette situation impliquait ?
— D’après vous, j’ai été inconscient plusieurs jours, reprit-il. Vu l’état dans lequel tu m’as trouvé et cette amnésie, je veux bien le croire. J’étais à votre merci. Si vous m’aviez vraiment considéré comme une menace, vous auriez pu m’achever ou à défaut, me livrer à des personnes compétentes.
Roan se gratta la tête.
— Tu réfléchis beaucoup, toi. J’admire. Ça veut dire que tu te souviens de quelque chose ?
— Non. Mais il est évident que je suis menacé, bien que j’ignore par qui. Je ne semble appartenir à aucun peuple sur Weylor et ta bourgade tolère ma présence parce que je suis blessé. Vous connaissez la misère et ce sentiment d’être ignorés par des mains qui pourraient vous aider. Alors vous avez décidé de ne pas m’abandonner à mon sort.
Roan ne masqua pas son étonnement. Il comprenait le raisonnement de son interlocuteur, mais de lui-même, n’aurait jamais supposé toutes ces conclusions.
— Eh bien… Oui, tu as raison. Même si ma mère et moi ne nous accordons pas sur ça. Mais tant que l’on arrive au même résultat, peu m’importe. Elle voulait te livrer, je l’ai convaincue que ça serait une mauvaise idée et d’au moins te laisser le temps de te remettre. Elle a refusé de m’expliquer pourquoi elle se méfie autant de toi.
Ainsi, ses doutes sur Hinama étaient fondés. Elle en savait bien plus que ce qu’elle prétendait. Elle détenait la clé de ses souvenirs et refusait de les lui rendre.
— J’admets que depuis cet événement étrange, j’ai senti pas mal de tension en ville, reprit Roan. Reste prudent. Nous ignorons tous qui tu es, mais ça n’a pas d’importance : j’estime que nous devons tous nous serrer les coudes, surtout en ces temps difficiles. Pour ma part, jusque-là, tu n’as rien fait de mal, alors je ne saisis pas la méfiance de ma mère. Désolé pour ça… En tant que cheffe du quartier, nous sommes tenus de lui obéir.
— Ce n’est rien. Pour être honnête, je la comprends, même si je n’apprécie guère ses manières à mon égard.
Roan lui offrit une expression désolée.
— Je vois. Pardon d’insister, mais tu ne te souviens vraiment de rien ? Parce que si tes ennemis éventuels sont dans le coin, ça serait bien de savoir à quoi ils ressemblent. Je ne tiens pas à ce que quelqu’un d’autre soit blessé.
Amnésis fit encore l’effort de fouiller dans sa mémoire : en vain.
— Non. Je n’y parviens pas. Par respect pour ce que vous avez fait pour moi, alors que je ne vous ai rien demandé, je partirai dès que j’aurai récupéré mes souvenirs.
— Parce que tu penses les trouver ici ?
— J’en suis même certain.
Si Roan semblait être une personne honnête et raisonnable, Amnésis ne se voyait pas lui révéler qu’il soupçonnait Hinama de lui cacher la vérité.
Il se releva, sortit de l’eau et se rhabilla rapidement. Roan suivit quelques secondes après. L’hybride commença à marcher vers le quartier pauvre de Winror.
« Ce n’est pas logique. Une blessure pareille, sans aucun indice sur la lutte qui l’a provoquée ? Pourtant, il ne ment pas. Je ne suis quand même pas apparu de nulle part… »
Ses réflexions s’interrompirent brutalement lorsque sa jambe le lâcha. Il s’accrocha aussitôt à la paroi rocheuse. Un malaise le saisit lorsque Roan s’approcha pour le rattraper.
— Ne me touche pas ! le menaça-t-il.
Roan se figea. Amnésis détourna le regard, surpris par sa propre réaction. Encore un réflexe oublié. Mais pour quelle raison ? Pourquoi était-il soudain vindicatif ?
Son interlocuteur fronça les sourcils.
— Ce n’est rien. Je dois… m’en sortir seul, se justifia Amnésis en se redressant. C’est déjà passé.
— Tu viens juste de sortir d’un coma, c’est normal d’avoir des difficultés. Est-ce que je peux au moins te suggérer quelques idées pour améliorer ton état à défaut de pouvoir te tendre la main ?
« Aucune rancœur ? Tu es vraiment bizarre. »
Au moins, Roan semblait lui aussi oublier ce petit incident entre eux.
— Je n’ai rien à perdre.
— Écoute. Je ne suis peut-être pas quelqu’un de très instruit, mais tu peux quand même compter sur moi !
— Ne pas être instruit n’est pas synonyme d’imbécilité, Roan. Ta façon de voir les choses m’est certes surprenante, mais je ne la trouve pas dénuée de sens. Je pense même qu’il existe en ce monde des gens très instruits mais qui ne sont que des idiots incapables de réfléchir par eux-mêmes et d’observer plus loin que ce qu’ils veulent voir.
— Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Mais ça me convient !
Amnésis se laissa surprendre par un rictus amusé.
Suite ===>
Annotations
Versions