Chapitre 30 - 1
Aujourd’hui.
Ils avaient fait la moitié du chemin, prenant soin de longer l’un des bras du fleuve afin de ne manquer aucune ressource. Karel sentait l’appréhension le gagner à chaque pas. Lorsque le groupe décida de faire une pause, comme à chaque fois, il s’isola, découragé.
Alors que ses compagnons installaient un feu de camp, Karel s’éloigna vers la berge, prétextant pêcher pour le repas du soir. Mais personne n’était dupe, et il le savait.
« Peu importe. »
Karel s’agenouilla sur le sol, plongea les mains dans l’eau et s’aspergea le visage en savourant le contact glacé de l’eau. Il avait beau voyager en groupe, il se sentait encore plus seul que lorsqu’il était parti en solitaire.
De nombreuses choses le dérangeaient dans cette affaire. C’était l’une des raisons qui le rendaient incapable de répondre aux perches qu’on lui lançait. Whélos ne leur avait pas dit grand-chose sur la Prophétie, Aquilée dissimulait ses propres secrets et Uriel… Uriel était le pire à ses yeux. Il avait rencontré le démon de son passé et plutôt récemment, d’après ce qu’il avait compris. Karel avait le désagréable sentiment d’avoir été pris dans un engrenage dont il ne comprenait rien. Comme si quelqu’un avait souhaité qu’il en arrive à cette situation.
— Karel ?
Il ne se retourna pas.
« Lya. Maintenant que j’y pense, tu es la plus honnête d’entre nous tous. Et donc la seule digne de confiance. »
Lya se plaça à côté de lui. Elle fixa l’eau, puis son frère.
— Pas très bonne, la pêche, on dirait, plaisanta-t-elle gentiment. Si tu commençais par prendre un bâton, une ficelle et un appât, ça serait déjà un peu plus concluant, tu ne penses pas ?
Karel la connaissait par cœur. Il devina aussitôt ce qu’elle sous-entendait. Conscient qu’il ne servirait à rien de nier en lui envoyant un « tu as raison », il préféra lui répondre qu’il avait besoin d’être seul au calme.
— Sauf que ces temps-ci, tu as un peu trop besoin d’être seul. Alors je sais que la vie en communauté et toi, ça fait deux, voire cent, mais tout de même, là, c’est vraiment tout le temps.
Karel préféra ne pas relever et lâcha un soupir.
« Ne t’y mets pas comme notre père, s’il te plaît. Je n’ai vraiment pas besoin de ça. »
Son isolement était devenu un sujet conflictuel avec Sorel. Bien que blessé, Karel ne lui en tenait pas rigueur, conscient qu’il s’agissait de l’expression d’une inquiétude sincère à son égard, et qu’il avait toujours géré de façon très maladroite. Eylen et Sorel avaient fait de leur mieux.
— Karel… Chacun a ses secrets, tu sais. Une part sombre, quelque chose que l’on ne souhaite pas mettre en avant. Je ne fais pas exception. C’est juste que je l’ai acceptée, c’est tout, contrairement à vous tous.
Lya ramassa ses jambes et les enroula dans ses bras.
— Je n’ai jamais eu le choix, en réalité. Cette part sombre, j’ai été forcée de vivre avec depuis toute petite, depuis que j’ai été en âge de comprendre qu’il y avait quelque chose qui clochait chez nous. Crois-moi, même sans être là, tu l’étais, d’une certaine façon. Rassure-toi, je n’en veux à personne pour ça. Enfin, sauf à l’auteur de ta disparition. Vous autres… Ces épreuves difficiles, vous ne les avez subies que très tard. Alors forcément, c’est plus dur.
Karel admirait sa résilience.
« Tu mérites tellement mieux… »
— Et tu ne fais pas exception, mon frère.
Karel lui jeta un regard en biais. Il avait beau la connaître, il se faisait toujours surprendre par sa perspicacité. Elle lui jeta un regard empli de tristesse.
— Tu fais exactement ce que tu reproches aux autres. Alors d’un côté, je peux comprendre, mais essaie de te rendre compte que leurs ressentis sont aussi légitimes.
Karel l’avait pressenti. Sans la regarder, il signa.
— Pourquoi « tu ne peux pas » ?
Karel hésita et n’osa pas la regarder. Ses gestes furent mal assurés.
— « Je cherche juste… à oublier désespérément certaines choses. Sauf que personne ne m’en laisse le loisir ! Presque à la moindre occasion, on me remet mon passé sur la table ! Comment puis-je espérer aller de l’avant si on ne fait que m’en parler ? »
Lya l’étreignit. Karel ne la repoussa pas. Il lui fit face de manière à rencontrer son regard.
— « Je ne me sens pas prêt à aller vers nos compagnons. Ils ont beaucoup trop de choses à cacher, et même si je ne suis pas non-plus un bon exemple à ce niveau-là, j’en ai marre, Lya. J’en ai assez de toujours devoir être celui qui doit tout dire en premier, d’être celui à qui on exige de faire un pas alors que l’on en fait pas vers moi. Je ne veux plus être forcé. Cette fois, c’est aux autres d’être honnêtes avant moi. »
— Karel…
Le jeune homme afficha une expression fermée.
— « La raison est très simple : à part Aquilée, tout le monde semble savoir qui je suis depuis le départ ! De mon côté, je ne connais personne ! Ce n’est pas équitable. Alors quitte à passer pour un égoïste, je veux, en effet, que l’on me mette sur un pied d’égalité à ce sujet. »
— Je… Je comprends. Pardon de ne pas l’avoir compris.
Karel lui fit signe que ce n’était rien. Une ombre s’afficha sur son visage.
— « Je… Je ne veux surtout pas revivre ce que j’ai vécu, quand j’ai découvert la vérité. Je ne supporterai pas une expérience similaire. Alors non, je ne me sens pas capable de me rapprocher de personnes qui en savent plus sur moi que ce que j’en sais sur elles. C’est trop facile. »
— D’accord. Je peux comprendre.
Karel la rassura : il avait confiance en son honnêteté. Elle lui sourit.
— Bon, on le pêche, ce dîner ? Les autres vont attendre, sinon !
Karel retira ses bottes et entra dans l’eau. Il s’y enfonça environ jusqu’à mi-jambe. Il regarda autour de lui et s’immobilisa. D’une main, il effleura le manche de son épée dans son dos, jusqu’à ressentir son pouvoir s’activer dans ses veines. Il ne sortit pas l’artéfact et garda ses doigts dessus. Karel tendit sa main libre au-dessus de l’eau, paume ouverte. Son esprit plongea sous la surface à la recherche de plantes aquatiques. Elles se démultiplièrent et formèrent une sorte de filet qui surgit pour attraper quelques prises. Cela fait, Karel remonta le tout et transporta le filet improvisé à la main.
Lorsqu’il revint sur la berge, Lya lui souriait.
— Tu es vraiment impressionnant, tu sais ? Tu arrives vraiment bien à combiner tes deux pouvoirs !
Karel haussa les épaules. Il faisait tout ça naturellement, sans vraiment y réfléchir.
— « Cette fois, tu n’as pas intérêt à tout carboniser, j’ai envie de faire un repas correct. » la provoqua-t-il.
— Eh ! C’est toi que je vais carboniser si tu me cherches encore !
Le filet jeté par-dessus son épaule, Karel la regarda, amusé. Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur le front.
— « Tu n’oserais jamais ».
Lya ne trouva plus rien à répliquer. Elle baissa les yeux, complexée par son manque de maîtrise en cuisine. Karel eut envie de rire. Il adorait être l’une des seules personnes capables de la vaincre à ses joutes verbales, de voir à travers son masque et de parvenir à l’acculer.
D’un signe de tête, Karel l’invita à le suivre, ce qu’elle ne tarda pas à faire, comprenant la plaisanterie.
— Tu as tout faux. Tu ne te souviens pas de cette fois où j’avais fait un peu trop chauffer l’eau du bain ? Tu avais failli te brûler quand tu avais pris ton tour.
Un rictus secoua son frère qui lui répondit par un regard entendu et lui donna un coup de coude.
« C’est ça, prends-moi pour un idiot. Tu t’étais vengée parce que je t’avais balancé un seau d’eau glacé sur la tête pour te réveiller. »
— Ah oui, c’est vrai ! Dans ce cas, c’était bien fait pour toi.
« J’avoue. »
Suite ===>
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