Chapitre 30 - 2
Lorsqu’ils revinrent au camp improvisé, Lya déclencha une flamme pour allumer le feu autour duquel tout le monde s’était installé.
— Comment te sens-tu, Aquilée ? demanda Whélos.
— Bien ! Le moment est enfin propice pour parler un peu. Je peux vous dire ce que j’ai appris à propos des Tours, quand j’étais encore dans ma Tribu.
— Dis-nous tout ! l’encouragea Lya.
Aquilée inspira.
— En clair, chaque Tour est composée de trois épreuves. Une à l’entrée, l’autre à l’intérieur, et la troisième au sommet, avec le Dragon. Ces épreuves changent en fonction des personnes qui y entrent. Si Phényxia m’a capturée, c’est parce que les Dragons offrent apparemment un don à la personne la plus compatible qui se présente à eux. Et comme nous affronterons Zmeï…
— …le Dragon du Vent, acheva Whélos d’un air entendu. Maintenant, il s’agit d’être prudent. La magie des Tours doit être aussi détraquée que celle des Dragons, elles ne sont mortelles, désormais. Ta forêt aussi est devenue dangereuse depuis deux cent ans, je me trompe ?
— Oui… répondit tristement Aquilée. Enfin, après, me concernant, je ne l’ai jamais connue autrement, alors j’y suis habituée. Même si nous nous en passerions bien, surtout avec le Clan du Vent… Il faudra faire très attention. Traverser cette forêt ne sera pas une partie de plaisir.
— Pourrais-tu nous décrire ses dangers, histoire que l’on puisse s’y préparer ? demanda Uriel.
— C’est difficile d’expliquer… Cette malédiction rend tout ce qu’elle possède imprévisible. Je vous guiderai de mon mieux.
Lya soupira.
— Bon, j’ose imaginer que mon feu sera plus nuisible qu’autre chose, là…
— Avec le vent, oui. Il ne faudra pas nous séparer, conseilla Aquilée.
Karel regarda chacun tour à tour. Il ne manqua pas de relever l’expression inquiète d’Aquilée. Ses doigts étaient crispés et sa voix contenue. Il la comprenait : qui n’aurait pas peur d’affronter un Dragon devenu fou ?
« Et dire que ce n’est que le début… Il y en a quatre à ramener à la raison. Comment faire ? »
Il attira l’attention de Lya et exécuta quelques signes rapides.
— D’accord, mais comment libérer le Dragon de sa malédiction ? demanda-t-elle pour lui. Whélos, est-ce que la Prophétie donne un indice à ce propos ?
— Pas vraiment, non. Je sais juste que nous devrons passer les épreuves comme une seule personne et mettre nos forces en commun pour arriver jusqu’à eux. Elle dit seulement que Karel aurait le pouvoir de les influencer. C’est tout ce que je sais.
Le malaise le saisit lorsque tous les regards convergèrent sur sa personne.
— Pff, et pourquoi ça ? Qu’est-ce que Karel a de plus que nous autres à part un deuxième pouvoir ? demanda Uriel.
Lya s’apprêta à riposter, mais Karel plaça un bras à l’horizontale face à elle, comme pour lui dire de ne pas répondre.
« Pour être honnête, je suis d’accord avec lui, là-dessus. » lui indiqua-t-il du regard.
— Une chose dont il n’a certainement pas conscience, sûrement, répondit Whélos en fixant ses yeux bleus sur Karel. N’aurais-tu pas appris quelque chose dans ton ancienne vie pour y parvenir ?
Ancienne vie… Voilà que l’on remettait ça. Encore. Il jeta un regard intrigué à Whélos.
— Allons, c’est logique, répondit Whélos à sa question silencieuse. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans, si l’on prend la peine d’y réfléchir. Tout le monde t’a cru mort dès la naissance, et pourtant, tu es là. Ce qui signifie que tu as eu une vie avant celle de garçon de ferme. Ton niveau de Sorcier n’est peut-être pas encore parfait, mais il démontre une maîtrise certaine. Tu pourras peut-être devenir Mage dans quelques années. Mais je m’égare. Tu n'étudiais pas à Sheyral à ce moment-là, ce qui signifie que quelqu’un t’a enseigné comment t’y prendre. L’Art de la magie est très difficile. Vu l’âge auquel tu as commencé tes études à l’Académie, tu n’aurais pas encore le niveau que tu as aujourd’hui. Quelqu’un de talentueux dans le domaine te l’a donc forcément appris avant.
Karel se ferma. Whélos soupira et afficha une expression désolée.
— Karel… Ce n’est pas la peine de le nier, nous savons parfaitement de qui nous parlons.
— De… qui s’agit-il ? questionna Aquilée, qui n’en avait aucune idée.
Whélos lui jeta un bref regard et réajusta ses lunettes.
— Comme je l’ai dit à Lya, j’ai été l’associé du Messager des Dragons. Mon maître. Il y a plus de vingt ans à présent, il s’est fait attaquer par quelqu’un que personne n’a pu voir. Le moindre témoin a été tué. Cette même personne m’a attaquée par la suite pour en savoir plus sur la Prophétie, car mon Maître s’était effacé la mémoire pour protéger ces informations. Ce fut sordide, croyez-moi. Depuis, je me sens coupable. Ce voyage est sûrement le salut que j’attendais.
Karel resta sur la défensive, bien qu’il ne pût s’empêcher de tiquer face au récit de Whélos.
« Pourquoi se sent-il coupable ? Qu’a-t-il fait de mal à part accomplir sa mission ? Il a juste été victime des événements… »
— Cette personne est précisément la même qui t’a élevé pendant quelques années.
Même si Karel l’avait pressenti, il ne put empêcher son corps de frissonner face à cette révélation.
« Ce n’est pas vrai, il ne peut pas être lié à toute cette histoire ! »
Décidément, le Mage lui avait bien caché son jeu. Plus il en découvrait, plus il était effrayé à l’idée d’avoir été élevé par un monstre sanguinaire. Cela lui faisait d’autant plus mal lorsqu'il repensait à ses meilleurs souvenirs avec lui… Est-ce que, même dans ces moments-là, ses expressions avaient été fausses ? Il lui avait pourtant paru sincère…
« Tout. Tout était faux. Même sur les instants de partage qui ne sont pas censés tromper. »
Mais s’il avait assassiné le Messager des Dragons, pourquoi ne pas avoir tué Whélos, dans cette même logique ? Le chercheur en savait beaucoup trop. Le Mage avait fait beaucoup de choses pour éviter de révéler sa véritable identité au reste du monde. Pourquoi avoir laissé Whélos en vie ?
— Non, « il » ne l’a pas élevé, gronda Lya en serrant les poings. Il l’a enlevé et sûrement fait du mal pendant toutes ces années !
Karel posa très vite une main sur son épaule en la regardant dans les yeux, et serra son épaule : il allait bien. Il n’avait jamais été torturé ou quoi que ce soit d’autre. Bien au contraire, aussi étrange que cela puisse paraître.
— Arrête de défendre ce genre de chose, lui reprocha Lya. Il nous a tous gâché la vie ! Tu n’aurais pas eu toutes ces difficultés s’il n’avait pas été là !
« Je l’admets. Me cacher du reste du monde en omettant un certain détail n’était certaine pas la meilleure manière de m’apprendre la vie. »
Le problème, c’était qu’il l’avait connu en premier et grandi avec lui, son regard était tout autre. Karel ne s’était rendu compte de rien, et cette ancienne vie ne lui avait jamais parue étrange. Il ne s’était pas senti malheureux, tant qu’il avait cru à cette grande illusion.
Il signifia à sa sœur que ce n’était rien : après tout, il les avait surmontés, tous ces retards, ce n’était donc plus la peine d’y penser. Même si ça avait encore des conséquences. Karel était incapable de s’intégrer, il ne savait jamais comment se comporter avec les autres. Mais ce détail, Karel était plutôt convaincu que le Mage ne l’avait pas fait exprès : le jeune homme se souvenait de lui comme une personne très solitaire, qui préférait plus la compagnie de ses livres que des humains qui vivaient sous le même toit.
Doucement, il desserra ses doigts de l’épaule de Lya, comme pour lui signifier de se calmer, que tout irait bien. Lya hésita, mais se tut, mal à l’aise. Elle détestait lorsqu’on parlait de cette histoire, et Karel la comprenait. Elle en avait beaucoup souffert.
— Quoiqu’il en soit, continua Whélos, il est logique de penser qu’il est mentionné dans la Prophétie. Sinon, il ne serait pas sorti de son trou pour attaquer dès qu’il en a eu connaissance. C’est pour ça qu’il s’en est pris à votre famille.
Karel eut du mal à faire le lien. Quel rapport avec Whélos en particulier, et plus précisément, sa culpabilité qu’il se traînait depuis toutes ces années ? Certes, il fut en contact avec le Messager, mais après ? Qu’aurait-il pu bien faire face au Mage ?
— Ce que je sais, c’est que, bien que cela paraisse sans aucun sens, la Prophétie vous déclare ennemis, et on va dire que ton ancienne connaissance s’en est méfiée suffisamment pour t’enlever. C’est ce qui me fait confirmer que tu as forcément quelque chose en toi capable de ramener les Dragons. J’ignore évidemment comment et pourquoi, mais il est clair qu’il a quelque chose en tête.
— Il veut peut-être les pouvoirs des Dragons, hasarda Uriel. Soit pour dominer notre pays, ou autre chose.
Karel pencha plutôt pour l’option « autre chose ». Fort comme l’était le Mage, il n’aurait pas eu besoin de se cacher pour s’imposer. Si le Mage avait souhaité obtenir plus de pouvoir ou ce genre de bêtise, il l’aurait fait depuis fort longtemps. Cet objectif lui apparaissait incompatible avec son ancien mentor : celui-ci était beaucoup trop solitaire et introverti pour ça. Pour vouloir dominer le monde, il fallait apprécier le contact et aimer se faire flatter. Karel voyait très mal le Mage avoir de tels désirs. Certes, il lui avait caché beaucoup de choses, mais il y en avait certaines qui ne trompaient pas. Le jeune homme se souvint de ces nombreuses fois où aucune conversation ne naissait entre eux pendant de longs moments. Le Mage restait la majeure partie du temps perdu dans ses pensées, sans faire l’effort de lancer une conversation, même banale.
— Revenons donc à notre question, reprit Whélos. Karel, aurais-tu une idée sur la manière de guérir un Dragon ?
Karel ne répondit pas, indiquant qu’il n’en savait rien.
« C’est absurde. Si nous sommes ennemis, pourquoi ne m’a-t-il pas tué dès la naissance ? Nous n’avions aucune défense contre lui. Et à supposer qu’il souhaite le pouvoir des Dragons, pourquoi n’y va-t-il pas de lui-même, avec ses capacités ? Pourquoi me laisser accomplir cette mission, si elle est censée lui nuire ? N’est-ce pas dangereux de laisser son ennemi devenir de plus en plus puissant ? »
Il se souvint du jour où il avait failli mourir, après être tombé dans l’oubliette du château. Pourquoi le Mage lui avait sauvé la vie ?
« Bon sang… Mais qui êtes-vous réellement, Maître ? À chaque pas que je fais, j’ai l’impression de toujours en découvrir une sur vous… Que dit cette Prophétie pour vous avoir poussé à commettre toutes ces atrocités ? Qu’avez-vous fait à Whélos ? »
Une question lui vint. Il regarda Whélos et exécuta d’autres signes. Lya afficha une expression stupéfaite. Elle fixa le chercheur, l’expression grave.
— Whélos… Si vous vous êtes fait attaquer, c’était que vous connaissez la Prophétie, non ? Que dit-elle, précisément ?
Le chercheur les regarda avec des yeux envahis par la tristesse.
— Je suis navré, les jeunes… Oui, je la connaissais. Mais une bonne partie de mes souvenirs à ce sujet m’ont été dérobés, quand je me suis fait agresser. Le peu que je sais provient d’informations que j’ai pu obtenir et de mes conclusions ces dernières années.
Les Sorciers ne masquèrent pas leur choc.
— Mais n’est-ce pas interdit de faire ça ? questionna Aquilée.
Whélos lui jeta un regard sombre.
— Notre ennemi se fiche pas mal des lois, ma P’tite. Nous avons affaire à une personne qui n’hésitera pas à se salir les mains de lui-même, du moment que cela le sauve.
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