Chapitre 31
Les arbres de la Forêt de l’Air apparurent enfin. Une tension sinistre était palpable, comme en attente d’une énième catastrophe provoquée par le Dragon qui veillait sur cette région. La forêt avait des allures d’un monstre géant prêt à les engloutir au moindre faux pas. Karel se demanda comment les gens comme Aquilée faisaient pour y vivre au quotidien depuis deux siècles. La vie ne devait pas être de tout repos.
Pendant que ses compagnons établissaient le campement, Karel décida de rejoindre Whélos.
Le jeune Sorcier ne savait pas comment le considérer. Ses connaissances poussées sur la magie et son lien avec le Messager des Dragons lui avait valu d’être aussi condamné par Phényxia. Il avait de l’expérience, et il serait certainement la clé de leur réussite. Mais Karel se souvenait de leur première rencontre. Après tous ces événements, Karel avait compris que ce premier échange n’avait pas été innocent. Il en était sûr, cet homme avait su dès le départ qui il était.
Le jeune homme se plaça à la hauteur de Whélos, mais fut aussitôt gêné : comment lui parler ? Il ne pouvait pas utiliser tout le temps la magie, il allait s’épuiser pour pas grand-chose, alors qu’il avait besoin de ses ressources pour les événements à venir.
« Lya avait vu juste, en proposant d’apprendre la langue des signes. Il faut que je prenne sur moi afin de faire de même. »
— Laisse-moi deviner, tu voudrais savoir ce que révèle exactement la Prophétie, n’est-ce pas ? demanda Whélos. Du moins, le peu que j’en sais, désormais.
Karel le regarda avec surprise. Pour toute réponse, il effectua un léger signe affirmatif de la tête.
— Dis-moi, Karel, comment dis-tu « Prophétie » ?
Son malaise grandit, d’autant plus qu’il n’avait jamais appris ce mot. Karel n’avait connu son existence qu’après avoir fui les Monts, et personne à Var n’avait souhaité en entendre parler. Whélos sembla comprendre.
— Ah, je vois… Tu as volontairement été écarté de cette histoire pendant plusieurs années. Ce n’est pas très grave. Créons un code qui en sera la signification, alors, qu’en dis-tu ?
Karel réfléchit. Il faisait les gestes si naturellement qu’inventorier tous ceux qu’il connaissait était compliqué.
— Que penses-tu de celui-là ?
Whélos forma un triangle avec ses doigts. Karel l’étudia pendant une seconde et, trouvant que cela se rapprochait un peu trop du signe signifiant « maison », il secoua doucement la tête en signe de négation. Karel resserra les doigts de Whélos les uns contre les autres, réduit le triangle en une pyramide beaucoup plus haute et serrée, et le relâcha. Whélos défit le geste.
— Très bien, voici une chose de convenue.
Karel répéta le geste nouvellement créé, dans une tentative de faire comprendre sa question.
— Je comprends. Tu es directement concerné, il est normal que tu veuilles savoir. Le problème, c’est que j’aimerai trouver un moyen de guérir la blessure causée dans ma mémoire à ce propos. Je voyage en partie pour cette raison. Comme je te l’ai dit, ce que je sais aujourd’hui est issu de mes recherches après mon agression et des conclusions que j’ai pu en tirer. Karel, si nous voulons découvrir la véritable nature de la Prophétie, nous devons nous unir. Tu es un peu trop à l’écart. Si nous ne nous entraidons pas, nous allons courir à notre perte. Mets donc tes appréhensions de côté, même si je me doute que ce n’est pas évident pour toi. Nous n’allons pas affronter de simples monstres ou des bandits de grands chemins, mais des Dragons.
Karel admit que Whélos avait raison, surtout en voyant cette forêt sinistre au loin.
— Nous allons interroger Aquilée pour savoir précisément à quoi nous attendre.
Karel confirma. Aquilée était la plus à même de les aider dans cette situation. Il regarda Whélos avec insistance.
— La seule chose que je peux te dire de source sûre, est ceci, Karel : lorsque mon Maître fut témoin de la Prophétie, il avait prévu de se faire attaquer. Il s’était donc effacé la mémoire aussitôt après l’avoir entendue et annoncée sans en donner les détails. Il m’a confié le soin de les cacher. L’abandonner à son sort fut difficile. Mais j’ai fait ce qu’il fallait, car je savais à quel point le futur lui avait donné raison. Celui qui t’a élevé l’a assassiné quelques temps après. Mais il était déjà trop tard. Mon Maître n’avait plus de trace précise de cette annonce. Malheureusement, ton ancien mentor m’a vu dans son esprit, alors il s’est mis à ma recherche, et m’a agressé pour connaître les détails de la Prophétie. Et il y est parvenu… Si seulement j’avais été plus rapide… Les choses auraient peut-être été différentes.
Le malaise de Karel grandit encore, à l’idée de confronter deux visions complètement différentes d’une seule et même personne. Plus Karel avançait et plus Serymar se révélait terrifiant. Le jeune homme redoutait à chaque pas de découvrir piree encore.
« J’ai… une chance éhontée d’être encore vivant. »
Le cœur serré, le moindre de ses souvenirs prenait un tout autre sens. À chaque instant auprès de lui, Karel prenait conscience que Serymar aurait pu le tuer à tout moment. Y penser lui faisait mal, et sa douleur augmentait à mesure que cette version qu’il avait fuie se précisait. Le rares sourires du Mage à son encontre avaient tous été faux.
« Dans quel dessein m’avez-vous sauvé, autrefois ? »
Un pion. Il n’était qu’un pantin que chacun manipulait à sa guise. Autrefois, Serymar, et désormais, Phényxia. Karel angoissait chaque fois qu’il essayait de deviner la nature de leur échange houleux. La réponse était là, il en était certain.
Mais Karel se sentait mal pour Whélos. Le chercheur semblait pris d’un remord sincère et profond. Cette rencontre avec le Mage l’avait bouleversé, et il y avait de quoi.
Un frisson lui parcourut l’échine. Serymar était un manipulateur. S’il avait décidé d’épargner Whélos, c’était pour une bonne raison.
« Il a tout calculé… » s’effraya-t-il.
En espérant que Whélos comprenne, Karel le désigna d’abord, puis lui-même, avant de recommencer plusieurs fois.
« Quelle est la raison de cette culpabilité ? »
— Navré, j’ai du mal à comprendre ta question, s’excusa Whélos.
Karel recommença avec le code de « Prophétie », puis les désigna tous les deux de manière successive. Perspicace, cette fois, Whélos sembla comprendre et réajusta ses lunettes.
— Nous avons tous des blessures, Karel. Je ne me sens pas encore prêt à l’exposer, pardonne-moi. J’ai besoin de temps. Et bien que je ne doute pas de ta gentillesse malgré le monstre qui t’a élevé, je ne te connais pas encore assez pour ne pas redouter la réaction que tu pourrais avoir, même si tu m’assures du contraire. Exactement comme toi envers les autres. Nous devons apprendre chacun à nous connaître et à nous souder si nous voulons avoir une chance de nous en sortir. N’oublions pas que Phényxia nous attend au bout de ce chemin.
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