Chapitre 34 - 1
Karel et Lya n’avaient jamais vu aucune Tour de près. Ils furent aussi impressionnés l’un que l’autre.
La Tour était imposante, si haute que son sommet disparaissait dans le ciel. Le terrain autour était dégagé, comme si la nature elle-même n’osait pas s’installer sur ces terres sans l’aval du Dragon régnant sur la région. Ses briques étaient d’une teinte vert pâle, et de fines lames translucides semblaient avoir jailli du sol pour entrelacer la Tour jusqu’à son sommet.
— Je n’arrive pas à croire que nous sommes sur le point d’affronter un Dragon… murmura Lya.
Son frère partagea son avis d’un léger signe de tête. Dire qu’il ne ressentait aucune appréhension serait mentir. Il se demandait ce qu’ils auraient à affronter à l’intérieur.
« Vénéré Zmeï, vous reste-t-il seulement une part de vous-même quelque part dans votre esprit malmené ? Deux siècles de souffrance sans interruption… J’ose à peine l’imaginer. »
— Bien. Continuons, s’avança Whélos. Nous n’avons pas de temps à perdre. Soyez prudents, les jeunes. Aquilée, je suppose que tu sais comment y entrer ? C’est bien pour cela que Phényxia t’a arrachée à ta Tribu, n’est-ce pas ?
— Non, pas vraiment, c’est la première fois que je viens ici. Je sais seulement que ces lames ne sont pas que décoratives. Alors imaginez avec la malédiction qui détraque tout.
Chacun considéra les fameuses lames de verre entourant la tour. Cela s’annonçait déjà mal.
Karel fit un pas en avant. De toute façon, ils ne pouvaient plus reculer. S’ils le faisaient, Phényxia les tuerait à coup sûr, et aucun d’entre eux n’était en mesure de rivaliser avec elle. Elle avait vaincu Valkor et plusieurs Mages à elle seule. Ils n’avaient pas d’autre choix.
— Karel ? interrogea Lya.
Son frère ne répondit pas et s’approcha de la Tour, mais resta à une distance raisonnable de celle-ci et examina les lieux.
Il inspecta le sol. Rien ne semblait trahir un quelconque mécanisme complexe. Il profita de la présence de Lya pour signer quelques mots. La jeune fille se tourna vers le chercheur.
— Whélos, est-ce que tu sais comment ont été construites les Tours ?
— Il s’agit d’un savant mélange très complexe entre magie et technologie Avancée. Mais ne me demandez pas les détails, je ne suis vraiment pas spécialiste. En revanche, il me semble que la Tribu de l’Eau utilise également ce procédé. Peux-tu confirmer ça, Uriel ?
— Oui, c’est vrai. C’est ce qui nous permet de ne pas tomber entre les mains des Clans, entre autres. Mais ces constructions sont très anciennes, je ne saurais vous dire comment ça a pu être fait. Ces architectures sont si colossales et je ne suis pas ingénieur, navré.
Prudemment, Karel s’agenouilla afin de ramasser une petite motte de terre. Il se releva, considéra la Tour pendant une seconde et jeta vivement son projectile vers l’entrée béante, entre les lames.
Elles tournoyèrent avec violence, faisant sursauter tout le monde. Karel jeta un œil aux autres : la stupéfaction s’affichait sur chaque visage, et tout le monde avait reculé de plusieurs pas, surpris. Aquilée était devenue livide.
— Bon sang… Zmeï ne peut pas souhaiter d’aussi atroces souffrances aux Mortels, ce n’est pas possible !
Whélos s’avança vers elle et posa une main qui se voulut rassurante sur son épaule.
— Je ne le pense pas, Aquilée. N’oublie pas : Zmeï est sous l’emprise d’une puissante malédiction, celle-là même qui rend votre forêt nuisible, alors qu’elle était si accueillante, d’après les écrits d’autrefois. Ce malheur ne touche pas que le Dragon. Ses pouvoirs sont hors de contrôle. N’oublie pas que les Dragons ne sont plus eux-mêmes depuis deux cent ans. D’après mes recherches, avant la malédiction, les épreuves des Tours étaient certes dangereuses, mais jamais mortelles.
Les lames ralentirent. De larges sillons étaient désormais présents autour de la Tour.
— J’ai peut-être compris, annonça Uriel. Je ne suis pas sûr que ça va fonctionner, mais…
— Mais ? s’enquit Lya en le voyant tarder à répondre.
— Nous devrions peut-être jouer sur l’inertie des lames, suggéra le Sorcier de l’Eau. Elles se réactivent vite et cela nous demandera de sauter de l’autre côté juste au bon moment, mais ça reste faisable. Nous pouvons peut-être gagner une seconde pendant ce laps de temps.
— En clair ? demanda Aquilée.
— Avez-vous remarqué que les lames perdaient en vitesse lorsque plus rien ne les traverse ? Nous devons profiter de cette seconde de ralentissement pour passer.
— Ah ! Je suis bien content que nous ayons un Sorcier de la Tribu de l’Eau avec nous ! le félicita Whélos. Bien vu ! Votre savoir en termes de magie et de science Avancée est fascinant ! Vous êtes ceux qui s’y connaissent le mieux dans la fusion de ces deux sciences !
— Pourtant, je ne m’y connais pas de façon très poussée, tempéra Uriel. Mes connaissances se limitent à la mécanique maritime, que l’on nous apprend très tôt. Mais avoir vécu avec ça toute ma vie aide, en effet. Enfin. Il serait présomptueux de croire que nous saurons bloquer quelque chose d’aussi puissant. Karel, tu veux bien créer un bloc de terre, le plus solide que tu peux ? Ça ne résistera pas à ces trucs, mais gagner une fraction de seconde en plus ne sera pas un luxe. Tu es capable de te téléporter, donc, tu peux passer en dernier.
— Je peux vous faire gagner en vitesse encore grâce à mes pouvoirs, ajouta Aquilée, déterminée.
« Bien vu. Essayons. »
Karel tira son arme et souleva plusieurs monticules de terre à la base des lames titanesques. Afin de gagner en résistance, il sonda la terre et fit surgir des racines qui s’enroulèrent autour de ses blocs.
Whélos, Lya et Uriel s’approchèrent avec prudence. Aquilée se tint prête aux côtés de Karel. Les lames protectrices recommencèrent à bouger. Karel ressentit aussitôt l’impact sur lui-même. Son épée brilla alors qu’il essayait de maintenir ses blocs. Comme à Sheyral, Aquilée envoya une salve de vent dans le dos de Whélos qui bondit en premier et parvint à passer de justesse au moment où les blocs de terre furent pulvérisés.
— Oui ! Nous pouvons le faire ! encouragea Lya. Donnons une râclée à ce Dragon pour lui remettre les idées en place !
Elle attendit que les lames ralentissent et que Karel crée de nouveaux blocs pour bondir à son tour, poussée par Aquilée. Ils recommencèrent avec Uriel.
Aquilée et Karel échangèrent un regard.
« Allons-y. »
Au moment où Karel alla recommencer son sort, des cris de surprise leur parvinrent et leurs compagnons disparurent soudain, avalés au travers de la porte de la tour. Tous les deux n’eurent pas le temps de s’inquiéter, car le vent aspirant les saisit et les rapprocha dangereusement des lames qui recommencèrent à tourner. Le vent fut si fort qu’ils furent incapables de rester au sol.
Karel invoqua aussitôt des racines afin de les ancrer tous les deux par les jambes.
— Nous ne résisterons pas longtemps ! s’écria Aquilée pour couvrir le vent dans leurs oreilles.
Ses racines se désagrégeaient déjà. Karel ne sut plus quoi faire. Ils allaient finir déchiquetés. Aquilée inspira, lui saisit la main et plongea ses yeux violets dans les siens.
— Tu m’as aidé à Sheyral. Aujourd’hui, c’est à mon tour. Ça ne sert à rien de lutter contre les courants. Fais-moi confiance !
Karel lui serra la main fermement afin de lui faire comprendre son assentiment. Il rangea son artéfact dans son dos et cessa toute emprise sur les racines sur leurs jambes. Elles se désagrégèrent aussitôt. Aquilée tendit vivement son bras vers la tour alors qu’ils étaient tous les deux aspirés vers elle et les lames en furie. Son anneau brilla et ils gagnèrent une vitesse inouïe.
Cela fut si rapide qu’à peine Karel y pensa qu’il se retrouva soudain projeté contre un sol de pierre.
Suite ===>
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