Chapitre 5
La forêt était clairsemée, peuplée d’arbres et d’arbustes inconnus. Il faisait froid, et une bruine glaciale s’acharnait sur le sol détrempé.
Evren n’y prêta pas attention. Son corps était resté dans la position où elle avait atterri — ses genoux repliés sous elle, une main sur le sol, l’autre fermée solidement sur... ce qui restait de la main de sa mère.
Son hurlement devint un cri sourd qui continua bien après que ses poumons furent vidées, jusqu’à ce que l’air brûlant s’infiltrât à nouveau en elle. Elle frappa alors violemment le sol, puis, comme la douleur n’apaisait pas sa peine, elle frappa encore, aussi fort que possible, aussi longtemps que nécessaire.
— Evi ! Arrête !
Evren avait entendu sa sœur, mais son esprit furieux refusait d’y prêter attention.
— Arrête bon sang !
Dunya la saisit en cherchant à capter son regard.
Le corps d’Evren se débattait, il résista, jusqu’à ce que la fillette, comme on échappe à la tempête, parvint à trouver dans les yeux de sa sœur un cap à suivre.
Ses membres rigides se détendirent l’un après l’autre, tout son corps s’affaissa, à l’exception peut-être, de son visage resté figé.
— Evren, que s’est-il passé ? Réponds-moi !
Les yeux de la fillette répondirent en se posant sur son poing crispé.
Dunya baissa les yeux à son tour, et ne put s'empêcher de jurer en apercevant la main de sa soeur. Son poing ressemblait à un morceaux de bois que le feu aurait rongé des heures durant. Il n’y avait ni sang, ni lésion, la peau était intacte pour ainsi dire, mais noire et grise comme le charbon.
— Ça… ça fait mal ? demanda Dunya en effleurant la brûlure du bout des doigts.
Evren secoua la tête. Son corps tout entier était plus douloureux que sa main noircie.
Dunya enserra la main de sa sœur, comme on tient un oiseau blessé — délicatement, mais avec assez de pression pour ne pas qu’il s’échappe.
— Où sont les autres Evi ? Où est maman ?
Si Evren avait eu la force de hurler à nouveau elle l’aurait fait. Elle essaya bien, mais son corps ne répondit pas.
Lorsque Dunya remarqua les cendres qui s’échappaient du poing carbonisé elle tenta de l’ouvrir, mais les doigts, comme les barreaux d’une prison, ne bougeaient pas.
— Evi, qu’y a-t-il dans ton main ?
Puis, comme Evren en répondait pas, sa soeur perdit patience :
— Arrête ça veux-tu ! Réponds-moi !
La fillette sursauta, puis articula d’une voix brisée :
— C’est maman.
Dunya fronça les sourcils, et secoua la tête.
— Evi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— C’est maman ! Elle est morte !
Evren aperçut un éclair de panique fendre en deux le visage de sa soeur. Elle aurait voulu la rassurer, mais c’était la vérité, leur mère était… elle était...
— Enfin Evren ! Ne sois pas ridicule ! Où est-elle ? Où est son corps ? Elle n’a pas disparu !
Evren ouvrit lentement les doigts et un nuage de poussière s’échappa.
Elle serra son poing aussitôt, puis anticipant les réprimandes de son aînée, obéit et déplia sa main.
Au fond de sa paume brune, un tapis de cendre, dont la moitié au moins s’envola. Le reste s’était changé en pâte grise, que Dunya, d’un geste rapide, balaya.
— Ça suffit ! Je ne sais pas ce qu’il t’est arrivé Evi, mais je suis sûre et certaine que maman est restée de l’autre côté de…
Dunya porta son regard vers l’endroit d’où elles étaient arrivées, mais ne vit rien d’autre qu’une forêt à la végétation inconnue.
Evren se leva. Elle observa sa sœur, et sembla lire dans ses pensées. Elle n’avait aucune explication quant à ce qu’elle faisait là, soudain, ni même à ce que ce là était.
— Il faut partir, fit Dunya. Nous sommes gelées, trempées, et surtout, poursuivies. Que se passerait-il si ils passaient la porte ? Hein ? Je sais que tu t’inquiètes pour maman, mais on ne peut pas…
Sans attendre la fin de cette phrase, la benjamine se mit à courir vers l’endroit présumé du portail. Elle pencha la tête en avant, ferma les yeux, s’apprêtant à ressurgir soudain de l’autre côté, où sa famille était en danger.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux a nouveau, elle vit la même forêt froide.
Evren planta son regard dans celui de sa soeur. Elle se tourna d’un quart, puis bondit dans le vide. Convaincue elle-même de l’inutilité de son geste, elle refusait néanmoins d’abandonner. Comme un taureau enragé elle lançait ses assauts furieux, chaque tentative rendue plus désespérée par l’échec qui l’avait précédée.
Dunya s’était éloignée un peu, à la recherche d’un moyen quelconque de s’orienter. Le ciel gris et le feuillage dense faisaient écran à la lumière, mais Dunya décela soudain une pâle lueur haute dans le ciel. Elle se dit que c’était le soleil, et elle appliqua ce qu’elle avait appris sur l’orientation en forêt. Evren, abattue, s’était laissée tomber.
— Evi, suis moi ! Allons nous mettre à l’abri.
La fillette leva les yeux vers sa sœur :
— À l’abri de quoi ?
— De la pluie ! Pour commencer. Allez !
Evren remarqua les gouttes qui tombaient du ciel. Un frisson lui secoua l’échine. Le sol était détrempé, et des feuilles brunes s’étaient collées à ses sandales. Une perle d’eau frappa son front, courut entre ses sourcils, et chatouilla son nez. Evren tira la langue pour l’attraper.
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