Chapitre 3 - 2
L’édifice compte huit étages. Chaque palier dessert quatre logements répartis de façon équilibrée. Un studio, un T2, un T 5 et un T 6. Le huitième est réservé à un seul appartement de plus de 300 m2. Une fois la couleur des murs choisie, on meuble. Si la table de western a disparu, le canapé en teck, assise de tissu bleu gris a participé à notre migration. Deux fauteuils complètent l’ensemble. Les pieds sont tubulaires, les accoudoirs parfaitement lisses. Ma joue s’y appuie à la recherche d'une caresse. Les cheveux toujours fous et rebelles, je quête à travers la matière le souvenir de l’arbre que j’aime enlacer. J’y rêve déjà d’un ailleurs. Les yeux ouverts. Le tapis est moche, au poil ras. Les couleurs indéfinies ne permettent pas à l’œil de s’évader sinon par extrapolation très abusive. Jouxtant l’immense salon aux baies vitrées (indication du prospectus) « l’alcôve » aurait pu être la quatrième chambre. On ne sait jamais. Pourquoi pas un troisième enfant, avait mentionné le vendeur. Mais, les enfants, même s’ils pointeront leur nez, n’iront pas plus loin que les quelques semaines où, au fond des ventres, ils se terrent silencieux. Exit, les enfants. Toute tentative avortera. Et pour le bien ou le malheur de chacun, c’est selon, le renfoncement ne deviendra jamais la chambre d’un nouveau-né. On y installe donc une table et des chaises à hauts dossiers monstrueusement lourdes et foncées qui ne serviront qu’en de rares occasions. Au mur, elle accroche son portrait au crayon gras qu’il lui a offert un jour en avril à Paris, place du Tertre. Elle rosit de plaisir à chaque fois qu’on lui en fait compliment. Elle y est bien coiffée, les cheveux en casque, laqués dur, les yeux en amande, le nez aiguisé comme une lame de couteau, le cou long et étroit. Figée dans une relative beauté. Le dessin est encadré. De part et d’autre, quelques reproductions. Elle ne les change que des années plus tard quand il l’a définitivement abandonnée et elle déplace alors son portrait dans un coin de la niche, à un endroit où seul un œil curieux peut le découvrir. Plus tard, bien plus tard, je prierai pour ne pas lui ressembler. Chez nous, faute de moyens, les années 50 se pérennisent, là, où ailleurs, le plastique criard et souvent orange éclate en gerbes multicolores. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la tête de l’architecte quand il a conçu la cuisine. C’est une sorte de long couloir dans lequel il est impossible de se croiser. On s’y assoit sur des tabourets, accoudés à une fine planche très étroite directement collée à la cloison. Ceux qui se font face ne peuvent se toucher, encore moins se donner la salière. Et ceux qui se trouvent sur le côté contemplent le mur. C’est une situation plutôt ennuyeuse et peu propice à l’échange. Pratique. Une main dans son dos et elle s’empare de la casserole, une main à sa droite et elle ouvre le tiroir dans lequel elle récupère une cuillère. Elle ne peut y mettre une nappe, c’est toujours ça de moins à laver. Un coup d’éponge et le tour est joué. Elle aurait peut-être voulu avoir une petite maison. C’était envisageable avec le budget consacré à ce F5. Mais lui, il n’aime pas les lotissements et le fait entendre. Les habitations mitoyennes, très peu pour lui. Il tient à son indépendance. Ça sera un peu plus de 100 m2 au cinquième étage d’une résidence de standing avec court de tennis et tableau de réservation. Une fois la porte refermée, personne ne sait ce que tu fais. Tu sors, tu entres. Le béton filtre tous les bruits. Il m’en reste un peu de dégoût au coin de la bouche. Le jour de son enterrement, quand nous serons piégés dans un embouteillage aux abords de la ville, il pestera contre les grands ensembles et l’architecture urbaine contemporaine. Quels cons. Berk, berk, berk… il s’agitera, serrant contre lui sa pochette et son gros pardessus. J’aurai beau lui expliquer que la plupart n’ont pas le choix, il ne voudra pas en démordre. Plutôt mourir que d’habiter des cages à lapins.
Pour le moment, elle s’attèle à maintenir cette chance incroyable dans un état irréprochable. Elle balaie, lave, lustre. Dès que l’école est finie, elle nous chasse pour qu’on aille jouer dehors. Dehors ! Dehors ! Vous n’avez rien à faire ici. Allez jouer dehors ! Nous sortons la tête haute, galopons dans les étages. Certains se demandent qui sont ces enfants oisives qui trainent dans les brouillards d’automne au pied des bâtiments. Ce n’est pourtant qu’un usage qui se poursuit. Chaque vendredi soir quand il franchit la porte, il ne doit avoir aucune charge sinon celle de la féliciter. Et nous gronder pour ce que nous avons fait. Elle ne sait pas prendre de décision. Elle l’attend. C’est toujours lui qui tranche. Ce qui lui plaît au départ, mais qu’il lui reprochera plus tard.
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