Mardi 7 mai / 2
Julie
Il est bientôt l’heure de fermer. Je place encore quelques livres en haut de cette étagère, puis je vérifierai la caisse. Christine sera contente, j’ai pu finir d’étiqueter, de contrôler et de ranger les derniers arrivages. Je tends le bras, me penche sur l’échelle lorsque j’entends le carillon de la porte retentir.
— Bonsoir, je suis à vous dans une minute, dis-je.
Une voix masculine répond à mes salutations. Pourvu qu’il ne s’approche pas, ma jupe est un peu courte. Maladroitement, je me dépêche de déplacer une pile et tout s’éparpille. Zut, je dois tout recommencer et je dois le faire maintenant. J’ai trop peur que tous les ouvrages ne dégringolent. Quelle nouille. J’entends les pas du client longer un rayon et s’éloigner. Je remets rapidement de l’ordre, puis m’agrippe aux barreaux de l’échelle et commence à descendre en demandant :
— Comment puis-je vous aider ?
— Je cherche un cadeau pour l’anniversaire d’une adolescente de 13 ans, dit-il en se retournant pour me faire face.
Monsieur Roucal ! Décidément !
Je manque de réactions une seconde, il me semble même que mes joues rosissent. Je suis troublée, sans doute par son regard perçant, ou la honte de ne pas avoir su gérer ma voiture lors de notre première rencontre.
— Madame… ? m’interroge-t-il, en penchant légèrement la tête.
— Chablot, Julie Chablot, dis-je en souriant timidement.
— L’accident de voiture !
— Oui, et la cour de récré. Je suis désolée de vous avoir bousculé… Je ne me suis même pas excusée.
— Vous sembliez inquiète. Votre fils va mieux ?
— Oui… Une petite entorse. Le lundi, il courait comme un lapin.
Pendant que nous parlons, mine de rien il s’approche, envahissant presque mon espace. Je recule d’un pas sans pouvoir détacher mes yeux des siens.
Il faut qu’il arrête de m’observer avec cette insistance, j’en suis toute gênée. Était-il déjà aussi beau ? Non pas beau, mais plein de charme. Enfin si ! Beau…
Oh ! Bon Dieu ! C’est la panique dans ma tête ! Mes mains deviennent moites, mon cœur s’emballe. Que m’arrive-t-il ?
Son regard noir, ses lèvres fines, son sourire charmeur, son jeans moulant, sa chemise légèrement ouverte, sa veste en cuir…
Je dois me reprendre. Je ne peux pas l’étudier ainsi. Ce n’est ni professionnel ni adéquat. Que m’a-t-il demandé ? Ah oui… un livre… Pour une ado…
— Quel genre d’ouvrage ? Un roman ? Une bande dessinée ? Une biographie ?
— Honnêtement… je n’en sais rien. Je ne la connais pas. Mais on m’a dit qu’elle aimait lire.
— Un roman, alors ! Ma fille a adoré celui-ci, annoncé-je en lui tendant un broché dont la couverture semble emmener les lecteurs dans un monde imaginaire.
Il le prend en frôlant mes doigts. Pourquoi diable j’en frissonne ? Il me sourit plus intensément encore. Sans doute qu’il a remarqué mon trouble et s’en amuse.
— C’est l’histoire d’une jeune fille qui se retrouve dans un univers fantastique, grâce à ses origines roumaines, expliquai-je.
— Parfait.
— Elle serait une descendante du comte Dracula. Au début, elle n’a pas remarqué ses origines, mais l’apparition d’un vampire dans son collège les lui fera découvrir. Un peu dans la lignée de Twilight, c’est une série que beaucoup d’adolescentes affectionnent, poursuivis-je en me dirigeant vers le comptoir.
Je m’arrête brusquement, pensant à un autre livre, fais un demi-tour et manque de le bousculer tant il est près de moi. Non seulement il m’a suivi, mais surtout il s’est encore rapproché.
Si quelqu’un nous voyait en ce moment, il pourrait croire que nous nous enlaçons. Ce n’est pas correct.
Mes pupilles sont obnubilées par sa pomme d’Adam. Il sent bon, son odeur semble danser sous mes narines, chatouillant mes terminaisons nerveuses. J’ai envie de fermer les yeux pour mieux apprécier ce moment.
Mais qu’est-ce que je dis ? Je suis devenue folle. Je dois me faire violence.
Je réussis à m’écarter de son aura pour reprendre mes distances.
Je saisis un autre roman très en vogue, le dépose sur le comptoir, évitant ainsi de lui toucher à nouveau la main.
— Celui-ci raconte un peu à la façon d’un journal intime, le quotidien d’une adolescente qui vient de déménager, ajouté-je en reprenant mon aplomb. Lequel choisissez-vous ?
Je le regarde lire les résumés sans pouvoir détacher mon attention de ses mains. Pourquoi je ne parviens pas à agir de manière naturelle ?
Le carillon me surprend, je sursaute en tournant brusquement la tête et en reculant d’un pas, comme prise en faute. Je souris de reconnaître mon amie Nadine pénétrer dans la librairie.
— Julie ? Je pensais trouver Christine.
— Elle a eu un empêchement, expliqué-je en allant à sa rencontre pour la saluer.
— Rien de grave ?
— Non… un rendez-vous galant, chuchoté-je tout en voyant mon client retourner au milieu des rayons sans doute à la recherche d’un autre livre.
— Elle m’avait demandé ce prospectus. Je le dépose et file à ma séance d’aquagym. Bye Julie. À bientôt, dit-elle en sortant.
Je regrette son départ précipité. J’aurais préféré que Monsieur Roucal parte avant elle. Je ne me sens pas à l’aise face à cet homme. Je regarde une seconde la vitrine, cherchant visuellement un client potentiel, mais personne ne semble s’approcher.
J’hésite entre laisser Monsieur Roucal dénicher un livre qui lui convienne ou lui apporter mon aide et si pour n’importe quel client j’aurais choisi la seconde option, face à lui, j’ai beaucoup de réticences.
Ne le voyant plus rôder, je m’inquiète et le cherche pour éviter qu’il me surprenne. Et aussi lui signifier que la boutique ferme bientôt. Je souris en constatant qu’il s’est approché du rayon de littérature pour adultes. L’ouvrage qu’il tient n’est autre que le premier d’une trilogie sulfureuse. Je sens mes joues rougir, mais je refuse qu’il devine mon trouble. Il faut que j’assume et pour cela, je tente l’humour.
— Je ne conseillerai pas cet ouvrage, il est réservé à un public averti… Uniquement pour des adultes.
— Ah, répond-il simplement. « Tu vas encore jouir, Bébé… ce n’est que le début. Laisse-toi aller ton orgasme n’est pas fini. »
La phrase qu’il prononce à voix haute me met soudain mal à l’aise. Il relève ensuite son regard sur moi en ajoutant :
— Vous pensez vraiment qu’en lisant ce genre de mots je ne m’y attendais pas ?
Je secoue la tête en me traitant d’idiote. Il va finir par me trouver cruche. Il range le roman érotique sur l’étagère, pivote sur lui-même, fait quelques pas dans ma direction, me colle, me domine par sa hauteur, par son regard, son sourire devenu sérieux, puis il enlace mon corps de ses bras et dépose ses lèvres sur les miennes, demandant l’autorisation muette de m’embrasser.
Surprise, je reste immobile, sans faire le moindre mouvement, ni de recul et encore moins d’échange. Mon souffle se bloque et mon cœur rate des battements. Le temps s’est arrêté, tout est flou autour de moi, il me semble que je flotte, que mon corps n’est plus présent, que mon esprit vogue, que mes pupilles ne sont plus capables d’enregistrer ce qu’elles distinguent. Le grain de sa peau, son souffle, sa chaleur, ses mains dans mon dos, ses lèvres sur ma bouche, ses yeux clos, son torse contre ma poitrine…
Cela ne dure qu’une seconde, puis tout s’arrête. Devant mon manque de réaction, il éloigne son visage, fait mine de reculer.
Un froid m’habite, mes lèvres se retrouvent seules, la pression de ses doigts s’atténue, le sol redevient solide, la vie autour de moi reprend…
Je ne veux pas.
Sans réfléchir, je me colle à lui, enlace sa nuque et lui rends son baiser.
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