Dimanche 30 juin
Julie
J’arrive à faire semblant. Du moins envers mes proches. Dès que Tim s’approche, je me crispe et le fusille du regard. Il faudra bien se parler, trouver un moment en tête-à-tête, mais je repousse le moment. Je vois qu’il fait des efforts, même si la plupart tombe un peu à côté. Aujourd’hui pour la première fois depuis une éternité, il n’a pas pris son téléphone chez mes parents et son ordinateur est resté sur son bureau sans qu’il l’ouvre une seule fois durant tout le week-end. Peut-être hier soir, je ne sais pas. Je suis montée me coucher en même temps que les enfants et j’ai lu.
Hier il s’est occupé des vélos à préparer en vue du prochain départ en vacances et les garçons souriaient de pouvoir l’aider. Pourquoi il n’était plus comme ça ces derniers temps ? À quel moment, il avait vraiment commencé à changer ? Quand est-ce que sa famille n’était plus devenue sa priorité ?
Je m’avance près de ma mère qui range la cuisine et l’aide à essuyer les verres.
— Ton repas était délicieux maman.
— Merci. Tes yeux ne respirent pas la joie de vivre, ma fille… Que se passe-t-il ?
— C’est la fin de l’année maman. Je suis crevée.
— Ne me raconte pas de bobards… je suis ta mère, je sais quand quelque chose ne va pas !
Ça… Même si j’avais quitté la maison familiale il y a plus de 15 ans, elle avait gardé les mêmes antennes qui l’alertaient dès que j’avais un problème.
— On a quelques soucis avec Tim.
— Financier ?
— Non, maman.
— Ne me dis pas que…
— Écoute maman, pour l’instant c’est encore un peu trop frais pour que je puisse t’en parler. Tu veux bien garder les enfants une heure ou deux.
— Bien sûr, mais tu sais, cela ne reste qu’un homme et…
— Une heure maman. S’il te plaît, l’interrompis-je.
Je n’avais pas du tout envie de l’entendre lui trouver des excuses. Et vu le ton qu’elle prenait, ça ne manquerait pas.
— Je dois m’inquiéter ?
— Quand je saurai où on en est, je t’en parlerai. Mais pour l’instant, on doit surtout discuter. Calmement.
— Les enfants savent ?
— Maman ! m’exclamé-je. Bien sûr que non !
— Et Sophie ?
— Non, plus. Personne ne sait…
Enfin, si… Manu et Charlotte ! Eux savent !
— Prenez votre temps.
— Merci maman, dis-je en lui embrassant une joue tendrement.
Je sors sur le balcon, regarde mon père expliquer les règles d’un jeu à ses petits-fils pendant que Tiphaine lit un magazine allongée sur la chaise longue, montrant un article à ma soeur. Tous rient, plaisantent, s’amusent, tous… sauf moi. Et Tim. Même s’il sourit en parlant avec le copain de Sophie, il n’a pas l’air détendu. Encore heureux. Manquerait plus que je sois la seule à vivre mal cette situation !
Je me penche vers lui et chuchote :
— Tu as une heure pour me convaincre. Viens ! Maman garde les enfants !
Je le vois pâlir, puis se lever en s’excusant alors que ma sœur nous observe d’un œil malicieux. Si elle savait. C’est tout sauf ce à quoi elle pense. Nous nous éloignons lentement de la résidence, marchant côte à côte sans oser nous regarder. Tim ouvre la bouche et je lui somme de se taire.
— Je veux te regarder dans les yeux quand tu m’avoueras tes saloperies. Tu attendras d’être assis en face de moi.
Assis à la terrasse d’un café plutôt calme pour un dimanche après-midi, nous attendons d’avoir reçu notre commande avant de commencer. Le silence est lourd, et l’ambiance est tendue. Tout en parcourant la carte des jus de fruits, je réfléchis au prochain départ en vacances. Il ne reste plus qu’une semaine d’école, puis le départ avec vélos sur le toit et le coffre chargé le vendredi 6 juillet dès la sortie du travail de Tim. Comme chaque année, il veut profiter de chaque minute de congé et préfère rouler de nuit pour éviter les embouteillages du samedi.
Trois semaines à être l’un près de l’autre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans plus aucune pause. Il faut vraiment que nous trouvions une façon de fonctionner, sinon les tensions seront présentes et les vacances gâchées !
Tim avale une gorgée de bière, alors que je m’amuse à faire tourner le glaçon dans mon verre, attendant qu’il veuille bien prendre la parole.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? bredouille-t-il en triturant nerveusement le dessous de verre.
— Tout !
Tim se passe la main dans les cheveux en soupirant.
— Vraiment tout ?
— Si tu me caches ne serait qu’une broutille, plus jamais je ne pourrai te faire confiance. Je veux tout connaître pour savoir si je peux encore passer du temps avec toi, ou non !
— On a trois merveilleux enfants, Julie… tu ne peux pas…
— Parce que c’est moi qui risque de tout fiche en l’air ? dis-je froidement. Tim, j’attends !
— Ok. Elle s’appelle Virginie, je l’ai rencontrée pendant un week-end de ski avec la boîte. Ça s’est fait comme ça…
— Tu ne dis rien, là ! Vous avez couché ensemble directement, c’était un coup d’un soir, d’une nuit, tu as entretenu une relation, tu m’as menti ? Je veux ce genre de détails Tim !
— Un coup… d’un soir.
— J’ai du mal à y croire ! On est en juin… tu ne fais pas de ski en juin à ce que je sache.
— C’était y a trois ans, je ne l’ai jamais revue, jusqu’à… y a un mois.
J’encaisse ! Trois ans… je n’ai jamais rien soupçonné.
— Et depuis ? Pourquoi elle est revenue ?
Il baisse la tête, l’entoure de ses mains, soupire profondément avant de marmonner dans sa barbe :
— Elle… elle a eu un enfant.
Un cri m’échappe. Je plaque une main sur ma bouche, j’écarquille les yeux ne pouvant croire ce que je viens d’entendre.
— Tu… tu veux dire que… tu l’as foutu enceinte ?
Sans répondre, il hoche la tête.
C’est encore pire que ce que je pouvais imaginer. Un bébé… Il doit avoir quoi, deux ans… avec une mère célibataire, sans père. Je retiens un frisson incapable de parler j’attends qu’il me soulage ou qu’il éclate de rires se moquant de ma crédulité. Mais évidemment, nous ne sommes pas dans un film humoristique. Tout au plus une comédie de boulevard et encore !
— J’ai demandé un test de paternité. Elle est revenue parce que… elle a perdu son boulot et voulait dans un premier temps me faire chanter. J’ai proposé de lui verser une pension.
— Et tu pensais m’en parler quand ?
Il hausse les épaules. Jamais sans doute.
— Ta surcharge de boulot c’était pour lui payer ses couches ? cinglé-je mauvaise.
— Non. Je… j’ai passé du temps avec elle. Au début je refusais de le voir, mais je n’arrivais plus à faire semblant.
Il n’a pas seulement une maîtresse mais carrément une double vie, avec un autre enfant… Je retiens avec peine un haut-le-cœur. Je lui vomirais bien dessus, tiens !
Il relève le visage et se lance :
— Il est tellement mignon… Je n’ai pas résisté. Il s’appelle Tom et il a…
— Tais-toi ! Bon Dieu Tim… Tais-toi !
Je retiens avec peine mes larmes lorsqu’il murmure :
— Je veux pas te perdre, Julie. Ma vie, je veux la faire avec toi.
Je ferme les yeux, une larme roule sur ma joue. Je respire avec peine, déglutissant difficilement. Ma tête bourdonne, j’ai un vertige, envie de hurler, de frapper. Il faut que je me calme.
Je lève la main et commande une vodka orange sous le regard surpris de mon mari mais aussi de la serveuse. Mais heureusement, autant l’un que l’autre ne dit mot. Une fois la première gorgée avalée et la chaleur de l’alcool parcourant ma trachée, je bougonne :
— Et donc… depuis un mois… vous avez remis le couvert ?
Son silence répond mieux que sa bouche.
— Tous les jours ?
— Non… Pas tous les jours, une fois…
— Ouais en fait que ce soit une fois ou cent, ça change rien !
J’encaissai comme un coup au ventre. Mon souffle fut coupé, mais je tentais de ne rien laisser paraitre.
— Tu es amoureux ?
— Je… hésita-t-il avant de garder le silence et de baisser les yeux.
— Tim ? Est-ce que tu es amoureux ?
— Je suis bien avec elle, mais c’est pas comme avec toi.
Je l’observe attentivement, attendant la suite de ses confidences. Qu’il prononce ses excuses, ses regrets, qu’il dise quelque chose bon dieu. Mais même dans cette situation, dois-je encore le guider ?
— Et avant ?
— Quoi avant ? répète-t-il bêtement.
— C’était déjà arrivé ou c’était la première fois ? précisé-je glaciale.
Je vois bien qu’il cherche ses mots et j’explose :
— Des pétasses d’un soir ? Ça t’est déjà arrivé ?
Surpris par mon langage, sa bière dans la main pour boire une gorgée, il suspend son geste, m’observe attentivement avant de hocher la tête.
— Quand ? Avec combien de greluches tu as couchées ?
— Julie, s’il te plait, ne crie pas ! dit-il en regardant de tous côté. Je ne sais plus trop…
— Si… bien sûr que tu le sais, à moins que c’était une par soir !
— Non, Julie ! Quatre… ou cinq, peut-être.
Je termine mon verre en encaissant la nouvelle. Je n’avais jamais rien senti.
— Julie ! Ce n’était rien ça.
— Parce qu’aujourd’hui c’est mieux ?
— Je suis un peu paumé, c’est vrai. Mais je refuse de te perdre.
— Non, ce que tu refuses c’est changer de vie. Moi tu t’en fous ! Ce qui t’importe c’est que ton quotidien ne change pas.
— Tu ne peux pas dire ça…
— Si, je le peux, je le dis et je persiste ! Cela fait combien de temps que tu ne m’as plus vraiment prise dans tes bras ? Que tu m’as vraiment embrassée, comme un homme embrasse la femme qu’il aime ? Sans parler de sexe ou des petites attentions que tu n’as plus envers moi.
Mon corps se crispe, mon menton commence à trembler, et mes larmes inondent mes yeux. Entre la rage et la peine, les émotions se bousculent et je me senssoudain lasse.
Le fait qu’il avoue mais sans se défendre, sans m’accuser, sans se trouver une excuse… Je lui aurais hurlé dessus, mais je crois que j’ai besoin de voir une réaction chez lui. Le voir ainsi immobile et silencieux m’effraie. Il ne ressemble pas à l’homme que je connais, la montagne inébranlable que je pensais avoir épousé.
Rageusement, je frotte mes joues pour retirer les larmes qui les recouvrent et m’éloigne de la table, évitant la main que Tim tente de poser sur moi pour me consoler
— Tu veux que je quitte la maison ? me demande-t-il soudain.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Je ferai ce que tu veux. J’ai pas le droit d’exiger grand-chose.
— Alors encore une fois c’est moi qui dois décider pour nous ? m’énervé-je.
Pour la première fois depuis que nous sommes assis sur cette terrasse il m’offre son regard et j’y découvre tous les regrets que j’espérais entendre de sa bouche.
— Je suis perdu sans toi, Julie. Tu es ma boussole, chuchote-t-il.
— Tu viens de la bousiller ta boussole ! Elle ne t’indiquera plus jamais la bonne direction ! Elle ne t’indiquera plus jamais rien ! Sauf de ne plus l’approcher.
— Julie... on peut peut-être…
— Rien du tout ! Laisse-moi parler ! Puisque tu es incapable de prendre la plus petite décision, je vais à nouveau penser pour nous. Si tu n’es pas d’accord, trouve une autre solution. Mais une solution raisonnable.
Il inspire profondément et semble bloquer sa respiration.
— Pour l’instant, on ne change rien à notre manière de fonctionner. Tu partages au moins cinq repas avec tes enfants. Les week-ends de préférence. Tu te démerdes pour te lever tout seul le matin et ton petit déjeuner je ne m’en occupe plus. Le frigo continuera d’être rempli mais si tu n’es pas là au moment du repas, il n’y aura rien pour toi. Tes chemises et tes costards iront au pressing, tu iras les amener et les rechercher. Je veux au moins une soirée par semaine pour moi. Ce qui signifie que tu t’occuperas du coucher des enfants. Les seuls amis que j’accueillerai avec le sourire en ce moment, seront Manu et Charlotte, puisque ce sont les seuls à savoir pour nous, les seuls avec qui je n’aurai pas besoin de faire semblant.
— Et pour les vacances ?
— On ne change rien. Sauf si trois semaines avec tes enfants te paraissent insurmontables !
— Je me réjouis de ces vacances, dit-il en esquissant un sourire.
— J’espère ne pas le regretter ! sifflé-je.
— Loin de nos habitudes, on va peut-être pouvoir…
— N’y compte pas ! Et pour… Virginie ? Qu’est-ce que tu penses faire ?
— Je lui ai dit vendredi matin que je devais réfléchir.
— Tu as rompu ?
— On est pas ensemble, Julie. Si je vais la voir c’est pour voir Tom… surtout.
— Excuse-moi, mais tu m’as bien dit que…
La serveuse nous interrompt en demandant si nous désirions encore quelque chose. J’ai envie de hurler de ficher le camp, mais n’en fais rien. Je refuse poliment, Tim aussi et j’ouvre la bouche pour reprendre ma litanie, mais il me contre :
— C’est un peu plus qu’un coup d’un soir, Julie.
— J’ai cru comprendre. Bordel… Et les capotes ? Tim… tu es inconscient ou quoi ? sifflé-je comprenant soudain qu’il m’avait fait prendre un risque.
— J’en ai toujours mis… mais parfois…
— Ouais, ça pète ! Comme un couple.
— Et pour les enfants ?
— Pour l’instant on ne dit rien. Si tu n’es pas assez malin pour rester discret sur ta double vie, tu en assumeras seul les conséquences. Je refuse que les gens parlent dans mon dos. J’entends une fois une rumeur et je te plante sans prendre le temps de réfléchir.
— Je serai discret ! chuchote-t-il l’air penaud.
— Donc tu comptes la revoir ! sifflé-je.
— Au moins le petit.
Je me pince les lèvres. Je sais qu’il a raison… pour l’enfant, il n’a rien demandé lui. Mais je ne peux pas réfléchir raisonnablement, pas maintenant. C’est trop tôt.
— Et pour l’avenir… Je veux dire…
— Ça ne peut pas durer, ça c’est sûr ! Il faut que je trouve le moyen de m’organiser. Parce que ce n’est pas toi qui vas devoir changer de vie. Tu n’as qu’à continuer comme bon te semble. Tu baises ta maîtresse… tu te couches dans le lit conjugal, tu files bosser, tu embrasses tes gosses… finalement… tu as plutôt la vie facile. Avec même en plus, l’autorisation de ta femme ! Que peux-tu rêver de mieux ?
— Je ne veux pas te perdre, Julie, dit-il soudain la voix tremblante.
— Tu m’as perdu depuis longtemps, Tim… Fallait juste que j’ouvre les yeux ! On s’est perdu tous les deux. J’ai sans doute ma part de responsabilité… si tu as été voir ailleurs, c’est que je n’arrivais pas à te satisfaire, mais même si je ne suis pas aussi entreprenante que Charlotte, jamais je ne t’ai repoussé. Ça t’arrangeait bien que je ne me colle pas plus à toi, n’est-ce pas ?
— Tu n’as jamais réellement aimé ça. Honnêtement ?
— Avec toi, effectivement. Ça n’a jamais été transcendant !
— Quoi ? s’étrangle-t-il.
— J’ai besoin de sentir du désir en face de moi, d’être cajolée… plus que tu étais prêt à me donner. Alors au final, effectivement, avec toi, je n’aimais pas trop le sexe.
— Tu veux dire que…
— J’ai testé ailleurs, oui ! J’ai eu besoin de vérifier depuis le temps que tu ne m’avais plus touché.
Tim ferme les yeux, cache son visage dans ses mains et je triomphe intérieurement de mon petit mensonge. Ça ne lui fera pas de mal d’imaginer des mains sur moi, un corps autre que le sien.
Je repousse ma chaise et m’éloigne lentement. Je l’attends sans en avoir l’air. Il paie les consommations et me rejoint. Nous avançons sans dire un mot lorsque je le retiens un instant avant d’entrer dans la résidence de mes parents.
— J’ai passé de très belles années avec toi Tim. Tu viens de tout bousiller. Et je t’en veux pour ça ! Je ne suis pas prête à te pardonner… vraiment pas. Mais si tu ne fais pas un effort pour que les prochaines semaines se passent bien, c’est en enfer que tu me croiseras. Je refuse que les enfants souffrent. Tu comprends ?
— Oui, je ferai moins le con. Promis ! Mais… j’ai besoin de savoir… c’est la séparation qui nous attend ou tu as juste besoin d’un peu de temps ?
— Qu’est-ce que ça change ? tiqué-je. Tu ne feras un effort que si tu crois que tu peux me récupérer ?
— Non…
— Dis-toi que j’ai besoin de temps pour pas tout bousculer dans tous les sens et faire n’importe quoi.
Il hoche la tête, alors que finalement il n’en sait pas plus. Mais moi non plus d’ailleurs. Comment je suis sensé réagir face à ce genre de séisme ? Comment arriverai-je à me relever de ses mensonges ?
Mais je n’arrive pas à balayer vingt ans, trois enfants, une vie qui me comblait… en dix minutes. J’ai besoin de comprendre et de savoir où je vais ! Et avec qui.
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