Charlotte

Ça fait une semaine que Manu est tendu. Je le vois. Même s'il rit, et que dans le lit il reste fougueux, dès qu'il pense que personne ne le regarde, ses yeux sont tristes, son sourire reste figé et ses poings se serrent. Je sais que si je lui demande, il va m'envoyer bouler ou prétexter un problème au boulot. Alors que je suis certaine que le malaise est ailleurs. Cette semaine, il ne s'est pas encore absenté. Hier, il est rentré un peu plus tard que d'habitude, mais à moins d'un petit coup entre deux portières de voitures dans le parking du supermarché, je vois pas bien ce qu'il aurait pu partager avec Julie.

Et si je l'appelais elle ? Elle me dira peut-être ce qui se passe. Mais il me faut un prétexte. Du moins, il me faut amener la conversation de manière subtile, sinon elle va aussi se braquer.

Les sonneries se cumulent sans que Julie ne réponde, je laisse un message et tente d'occuper le reste de ma journée sans trop y penser. Heureusement le soir, Manu rentre en compagnie de Tim. Il lui offre une bière et tous les deux s'installent au salon alors que je propose des amuse-gueule en guise d'apéro. Recevoir une visite me change de mon quotidien.

— On ne te voit plus, Tim. Que deviens-tu ? demandé-je en prenant place près d'eux.

— Oh un peu la routine Charlotte. La semaine avec les enfants est assez intense. Le planning est ultra minuté et j'arrive au lundi suivant épuisé.

— Et... ta nouvelle amie ?

— Je l'ai présentée aux enfants. Ils ont aussi rencontré Tom. Ce n'est pas vraiment la grande entente et Tiphaine m'en veut beaucoup. C'est plus simple avec les garçons. Mais Tiphaine a cru longtemps que c'était la faute de Julie et elle m'avait un peu mis sur un piédestal.

— La chute est rude.

— Oui. Heureusement, il est encore petit et franchement, il est adorable. Mais elle n'est pas prête à faire du babysitting.

— Et la vie tous ensemble ? Vous en parlez ?

— Non ! Virginie oui, un peu. Moi, j'ai besoin de me retrouver. Et le quotidien avec elle... Enfin, c'est pas Julie quoi ! Et avec Tiphaine ça fera des étincelles. Ma fille m'a bien fait comprendre qu'elle ne voulait pas d'eux chez nous.

— Et avec Julie ? L'entente, ça va ?

— Elle n'a pas encore rencontré Virginie et je ne suis pas trop pressé. Mais entre nous, oui. Ça se passe bien. On ne se voit pas beaucoup, mais on échange des messages pour les enfants, elle reste très disponible et nos conversations ne sont plus tendues. C'est plus agréable.

— Tu deviens un vrai papa poule, se moque Manu.

— La cuisson des pâtes n'a plus de secrets pour moi, rigole-t-il. Mais pour le reste, c'est pas encore le top, mais je m'améliore. En parlant de Julie... vous savez si elle a rencontré quelqu'un ?

Que répondre ? Oui, tu l'as en face de toi ! Non, personne pour la câliner ? Oui, mais rien d'officiel ? On choisit de botter en touche, expliquant que nous ne la voyions pas plus.

— Tu espères qu'elle te revienne ? demande Manu sérieusement.

— Non. J'ai perdu cet espoir quand elle a quitté la maison. Julie change rarement d'avis sur un choix. Elle peut prendre du temps avant, mais une fois la décision prise... Elle est un peu têtue. Mais je me dis que si elle rencontre quelqu'un, ça mettra une certaine équité entre nous et les enfants arrêteront de m'en vouloir. Enfin surtout notre fille.

— Elle ne devrait pas rester seule très longtemps, mais peut-être qu'elle prendra son temps avant de faire les présentations.

— Ouais... sans doute. Je me suis précipité. Maintenant je le regrette. Mais c'est trop tard.

— En parlant du loup, dis-je en voyant le visage de Julie apparaître sur mon smartphone.

Je décroche sans quitter Tim des yeux. J'aimerais vérifier le regard de mon homme, mais je ne peux pas le faire discrètement placé comme nous le sommes.

Julie

Je n'ai pas arrêté de la journée, cumulant les téléphones et les différents rendez-vous pour les enfants. Pédiatre, ophtalmo, anniversaire et sport. Je viens à peine de mettre mon gratin au four et je liste mes appels en absence. Mon patron, c'est fait, Patrick aussi, il ne me reste plus que Charlotte. J'ai repoussé autant que possible, mais je ne peux pas l'ignorer plus longtemps sous peine de l'alarmer. Est-ce que Manu lui a parlé de notre altercation ?

Une sonnerie, elle répond et me salue. Elle semble joyeuse, pas du tout en panique ou crispée. Je me détends et lui demande ce que je peux faire pour elle ?

— Attends, je laisse les hommes terminer leur apéro. Je vais surveiller le repas.

— Les hommes ? répété-je. Manu et Maxime ? Tu lui as servi un cocktail sans alcool ? rigolé-je.

— Tim est là, me chuchote-t-elle. Manu l'a invité après le boulot. Ça faisait longtemps.

— Ah !

J'imagine le tableau et je ne peux m'empêcher de me crisper.

— Et si tu m'as appelé c'était pour, questionné-je sur mes gardes.

— Je ne te vois plus. Vendredi, on inaugure notre four à pizza et on a proposé aux voisins de venir. Manu en est fou. Mais j'aimerais beaucoup t'avoir près de nous.

— Tim sera là ?

— Non. Sauf si Manu l'invite à l'instant. Ça serait ton excuse pour refuser ?

— Non... Non. C'est vrai que je ne vois plus grand monde ces temps-ci. Quelle heure ?

Les enfants sont évidemment les bienvenus et je propose d'apporter une salade. Puis avant de raccrocher, Charlotte me demande sérieusement :

— Ça va toi ?

— Oui, merci. Journée compliquée, mais ça va. Pourquoi ?

Elle pourrait me poser directement la question. Pourquoi j'ai l'impression qu'elle tourne autour du pot ?

— Pour rien, je te sens... je sais pas... distante.

Manu ne lui a rien dit. Elle ne tâterait pas le terrain comme ça.

— Théo n'a pas été chouette aujourd'hui et les devoirs des filles m'ont bien achevée après la journée que je viens de passer. Mais un bon bain et vendredi je serai en forme.

Le bip de mon four résonne et j'en profite pour clore l'appel. Pas sûr qu'elle m'ait crue, mais jusqu'à vendredi cela devrait suffire.