Vendredi 29 novembre
Julie
Sincèrement, lorsque je pousse la porte du cabinet médical, je me pose une seule question : pourquoi j'ai accepté ?
Pour Charlotte... et uniquement pour elle. Je refuse de la rendre malheureuse et cette situation ne peut pas durer. Je savais que je me leurrais en imaginant être heureuse en jouant le rôle de la maîtresse et je ne dénigre pas le bien que Manu a créé en moi, me permettant de reprendre confiance en moi. De m'épanouir en tant que femme. Mais ne vivre une relation que dans l'ombre d'une autre, ce n'est pas pour moi.
La réceptionniste me salue et m'indique la porte du bureau. J'ai choisi de rester dans ma voiture à l'abri des regards en attendant l'heure du rendez-vous. J'ai même vu Manu et Charlotte entrer dans l'immeuble. Je ne m'imaginais pas feuilleter un magazine dans la salle d'attente.
Je frappe deux coups, pousse la porte et immédiatement mon attention plonge sur Manu. Je m'étais préparée à sa froideur, ou même à son ignorance, mais pas à cette étincelle d'émotion que je devine.
Je prends une profonde inspiration, leur tourne le dos pour refermer derrière moi et surtout retrouver une contenance.
— Installez-vous Julie. Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ?
J'incline la tête et tente un sourire, mais tous mes muscles semblent figés. J'observe la pièce, un canapé deux places est occupé par le couple, évidemment et de part et d'autre se trouvent un fauteuil. Le médecin est encore assis derrière son bureau, mais au moment où je choisis le siège près de la fenêtre, il se lève, prend son bloc-notes et s'installe près de nous. C'est tout de suite moins formel, mais tout aussi impressionnant pour moi.
Je croise les jambes, serre mes paumes l'une contre l'autre en les glissant entre mes cuisses et j'attends. Je n'ose plus regarder personne et tente de focaliser mon attention sur la peinture accrochée au mur. Mais le paysage ne m'occupera pas longtemps.
— Julie, est-ce votre première séance chez un sexologue ?
Je hoche la tête.
— Avez-vous des questions me concernant ?
— J'imagine que comme tout praticien, vous êtes tenu au secret de fonction ?
— Exact. Tout ce qui se dira lors de cette séance ne devra pas sortir d'ici. Et si vous en éprouvez le besoin, n'oubliez pas de vous rencontrer tous les trois pour en débattre, pour éviter que la troisième personne ne se sente lésée. C'est important.
Nous acquiesçons, et il propose de commencer la séance.
— Qui veut prendre la parole ?
Nous gardons les trois le silence.
— Qui a demandé ce rendez-vous ?
— C'est moi, dit Charlotte.
Emmanuel
J'ai craint toute la journée qu'elle ne vienne pas et en ce moment je ne rêve que d'une chose, qu'elle se lève et qu'elle quitte cette pièce. J'ai pas envie de parler de notre relation, pas plus que d'entendre ce qu'elle me reproche. J'ai fui, chose qui ne m'arrive pas souvent. Habituellement, je préfère affronter les difficultés que de les contourner, mais avec Julie, je n'ai jamais bien agi. Après le premier baiser, j'aurais dû l'oublier. Après le pique-nique et surtout l'invitation chez eux, j'aurais dû me faire violence et arrêter de l'imaginer comme une éventualité. Enfin la théorie, je la connais, mais en pratique... les émotions ne se contrôlent pas. Au fil du temps, elle est même devenue une obsession.
Elle semble toute perdue, toute seule sur son fauteuil, les mains coincées entre ses jambes et les yeux dans le vague. Elle évite de me regarder. Les premières secondes ont dû lui suffire. J'ai remarqué cette petite lueur de tristesse qui a traversé ses pupilles en me voyant et je m'en veux. J'aurais tellement aimé lui épargner une nouvelle épreuve.
Charlotte s'éclaircit la voix en poursuivant :
— Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Je ressens des émotions que j'ai du mal à identifier.
— C'est-à-dire ?
— Pour faire simple, depuis qu'ils se fréquentent, je n'ai plus jamais eu envie d'un autre.
— Qu'en pensez-vous Emmanuel ?
— Avant, Charlotte était en perpétuelle demande, je n'arrivais plus à la satisfaire. Alors que depuis un mois, elle m'accorde des pauses, et s'amuse moins toute seule.
— Et vous Julie ? Avez-vous un avis ?
Comme réveillée en plein rêve, elle cligne des yeux, puis se redresse et suggère :
— J'imagine que Charlotte ne ressent plus l'envie que Manu avait pour moi. Maintenant qu'il peut assouvir ces pulsions, il n'a sans doute plus les mêmes attentes.
— C'est plus complexe que ça, mais en résumé ça y ressemble.
— Au début, je ne voulais rien savoir, explique ma femme. Mais depuis dix jours, c'est devenu une obsession. Je dois connaître le lieu et l'heure de vos rendez-vous, dit-elle en tournant le visage vers Julie. Combien de temps vous passez ensemble, si c'est juste pour boire un café ou si c'est pour coucher !
— Charlotte...
— Je sais, il me l'a dit. Mais je ne pige pas pourquoi avant je m'en foutais et plus aujourd'hui.
— Vous n'avez plus l'exclusivité de votre mari. Vous avez peur qu'il préfère sa liaison avec Julie et vous quitte pour elle !
— Tu avais déjà cette crainte avant que j'accepte, explique Julie. C'est d'ailleurs ça qui m'a fait accepter.
Sympa ! Moi qui pensais que c'était pour vivre une relation avec moi. Quel con ! J'imaginais qu'elle partageait mes sentiments !
— Pardon ? m'étranglé-je.
— J'avais l'impression de vous aider.
— Après avoir mis le Souk ?
Je n'aime pas le ton que j'emploie, mais c'est plus fort que moi. Je suis prêt à exploser. Je la vois se recroqueviller dans son siège, perdant son assurance, comme lorsqu'elle s'effaçait devant Tim. Je déteste la voir ainsi.
— J'ai... j'ai pas fait exprès de te plaire, bredouille-t-elle.
— Nous le savons tous, Julie. Personne ne juge personne. Nous essayons simplement de mettre des mots sur des émotions.
Le psy écrit quelques informations sur son bloc-notes pendant que nous gardons le silence. Je n'ose pas fixer Julie, ses paroles résonnent encore... « pour vous aider, uniquement pour vous aider ».
— Charlotte... depuis dix jours, que se passe-t-il entre vous ? Je veux dire, c'est mieux qu'avant notre trio ? C'est pire ? C'est identique ? demande Julie.
— C'est difficile à dire, sur une période si courte, mais... j'ai l'impression que Manu est mieux avec moi. Sauf hier soir.
En effet, la veille, nous avions fait l'amour, mais comme deux corps sans âmes. J'avais la sensation qu'elle se forçait pour me faire plaisir et vice versa. Je crois que jamais je n'ai été aussi absent en sa présence.
— Vous avez une explication pour ça ?
Personne ne répond, lorsque le médecin me regarde intensément. Je secoue la tête. C'est exclu que je dise à voix haute mes craintes de la veille.
— Moi, oui. J'ai l'impression d'avoir été un fantasme pour Manu. Il semblait malheureux de ne pouvoir me toucher. Maintenant qu'une certaine routine s'est installée entre nous, le goût de la nouveauté n'est plus actuel, il se désintéresse.
Je grogne sans l'interrompre.
— Il y a dix jours, nous nous sommes fâchés, Charlotte. Tu le sais, nous en avons discuté toutes les deux. Je pense que juste coucher avec moi, ne te suffit plus, Manu. Tu as besoin d'une évolution, mais sans trop savoir dans quel sens. Si tu es heureux avec ta femme sans me voir, c'est génial pour vous, mais je n'ai plus rien à faire entre vous.
— Julie, tonné-je froidement.
— Quoi ? C'est faux peut-être ?
Son regard m'effraie. Elle souffre, je le vois et j'aimerais tellement la rassurer. Lui dire que ce n'est qu'un mauvais passage. Mais je ne supporte pas qu'elle puisse vouloir construire une relation avec un autre. Je sens que ce jour-là, elle m'oubliera. Et je ne supporte pas.
— Vous souffrez de cette relation, Julie ?
— Je... je ne sais pas.
— Si, vous le savez. Prenez votre temps et répondez sincèrement. Au moins pour vous.
Elle baisse la tête, après avoir posé un regard très doux sur Charlotte, évitant soigneusement de me fixer. Comme si elle cherchait un indice inscrit sur le tapis, elle parle doucement.
— C'est arrivé en même temps que ma séparation.
Elle relève son visage vers moi et l'espace d'une seconde j'ai le sentiment que nous sommes que tous les deux. Ce sourire, ce regard qu'elle m'accorde enfin me fait fondre.
— Manu tu es entré dans ma vie au pire moment. Tu m'as réveillée et permis de m'éloigner d'un mariage dans lequel j'étais malheureuse et où je m'éteignais. Je vous aime sincèrement tous les deux très fort d'une manière très différente et j'ai énormément d'affection pour vous deux. Mais...
— Mais ? Poursuivez, s'il vous plaît.
— J'ai toujours été jalouse et j'ai besoin de me sentir unique pour être heureuse. Je ne m'autorise pas à l'être de toi, Charlotte parce que j'en ai pas le droit et que j'ai accepté cette liaison en toute connaissance de cause, mais non je ne suis pas heureuse dans cette relation.
— C'est pour ça que tu veux sortir avec un autre mec ! dis-je d'un ton dédaigneux.
— C'est l'objet de la séparation ? demande Monsieur Favre.
— C'est l'objet de la dispute, rectifie Julie. Y a-t-il eu séparation ? Pour cela, il faudrait encore qu'il y ait eu discussion ! Tu ne m'as plus adressé la parole depuis que je t'ai posé la question si tu voulais savoir ou ignorer.
— Vous n'aimeriez pas qu'elle voie quelqu'un d'autre ?
— Non !
— Pourquoi ?
— Parce que je l'aime et que je la veux pour moi.
Annotations