EPILOGUE
Dix ans plus tard
Julie
Faire l'aller-retour en une journée pour rencontrer une auteure à Paris est plus épuisant qu'il n'y paraît. Heureusement que Tim s'occupe de Théo cette semaine. Je vais pouvoir me prélasser dans un bain.
Le TGV a pris du retard et forcément je viens de manquer ma correspondance. J'observe le tableau d'affichage et constate que le prochain train pour Lausanne n'est que dans trente-cinq minutes. Ça me laisse le temps de faire quelques courses pour mon repas.
J'entre dans la supérette, choisis divers légumes pour composer une salade variée que j'agrémente d'un pain aux céréales. Lorsque j'attends mon tour à la caisse, je regarde les voyageurs se presser. La gare jouxtant l'aéroport de Cointrin facilite grandement les déplacements. Je fixe une silhouette masculine, tirant une valise derrière lui et je retiens mon souffle. Je souhaite qu'il se retourne pour me prouver que je me trompe, mais évidemment l'homme poursuit son chemin sans me regarder. Ce ne serait pas la première fois que je confondrais et sans doute pas la dernière.
Le quai est bondé, les gens avancent rapidement et je suis le mouvement sans trop voir ce qui se passe autour de moi. Je n'ai pas envie de finir mon voyage debout, ou coincé au milieu d'une bande de potes ou des tricoteuses du dimanche. Je regrette de ne pas avoir pris un billet en première classe.
Emmanuel
Julie ! Mon cœur fait un bond. Je lâche même la lanière de mon sac à dos qui termine à mes pieds. Mon regard suit sa silhouette qui se faufile entre les passagers et avant de réaliser je me mets à lui emboîter le pas. Ses talons claquent le sol, ses jambes fines défilent, ses hanches dansent et ses cheveux ondulent jusqu'au milieu du dos. Son bagage à roulettes l'escorte docilement, sans jamais heurter un obstacle, alors que je ne fais que m'excuser pour les nombreuses bousculades dont je suis l'auteur. Je refuse de la perdre de vue, qu'elle m'échappe.
Évidemment, ce n'est pas la première fois que je l'aperçois depuis dix ans qu'elle a définitivement quitté nos vies, à Charlotte et à moi. Avec les enfants et leurs amitiés, nous nous sommes croisés beaucoup trop souvent pour que la situation soit confortable. Mais c'est sans doute la première fois que nous sommes seuls, seuls au milieu d'une foule et que je me sens le courage de lui parler.
Elle ralentit, je la rattrape enfin, elle attend son tour pour monter dans le wagon et je me retrouve juste derrière elle. Même si j'en rêve, je n'arrive pas à la saluer ou à lui toucher l'épaule pour la faire se retourner. Je cherche le courage de l'aborder, avançant au rythme des autres. Elle se hisse sur les marches, son bagage dans les bras, ignorant totalement ma présence. Je la suis comme si nous étions ensemble, ne laissant personne se mettre entre nous. Elle trouve une place de libre, s'y installe sans vraiment prendre garde aux personnes près d'elle. Une fois assise, je lui souris et lui demande si je peux prendre place en face d'elle.
Julie
Manu ! Je n'avais pas rêvé. La même tenue, le t-shirt blanc et le pull bleu sur les épaules les manches nouées autour du cou, le jeans et la valise grise. Je manque de réaction lorsqu'il me demande la permission de s'asseoir en face de moi. Les autres voyageurs s'accumulent derrière lui et j'accepte. Il place son bagage au-dessus de nous puis s'installe et me sourit. Bonté ce qu'il est beau. Ses cheveux noirs parsemés de blanc lui vont bien, avec sa peau hâlée. Aujourd'hui, il porte une barbiche, parfaitement dessinée ce qui lui confère un charme en plus. Mais je pense que ce qui me rend totalement muette c'est bien la manière qu'il a de m'observer. Je finis par baisser les yeux et me pince les lèvres. Il s'avance pour éviter de devoir parler trop fort et me dit simplement :
— Sacrée coïncidence, non ? Tu vas bien Julie ?
Je souris, relève mon attention et hoche la tête.
— Oui, en effet. Je vais bien, merci. Et toi ?
— Je rentre de vacances. Je serai bien resté encore quelques jours en Sicile, quoique...
L'intensité de son regard et son hésitation sur son dernier mot rendent mes joues rosées. Je mets quelques secondes à réaliser qu'il est seul. Qu'il est parti seul ! Je me retourne et semble chercher quelqu'un tout en demandant :
— Où sont Charlotte et les enfants ?
— Maxime est en séjour linguistique en Angleterre, Marion en dernière année de droit international à Genève, où elle vit dans une collocation et Charlotte...
Je suis comme suspendue à ses lèvres. Oui ? Charlotte ??? Ou est-elle ?
Emmanuel
Je ne peux pas lui dire, pas comme ça, pas ici, pas entre deux voyageurs indiscrets.
— Et toi ? Raconte. Qu'est-ce que tu deviens ?
Elle fronce les sourcils, semble déçue que je ne termine pas ma phrase, mais son attitude me montre qu'elle n'insistera pas. Elle croise ses jambes, se place légèrement dans l'angle de son siège pour être plus à l'aise, attrape une mèche de ses cheveux qu'elle remet derrière son oreille et me dit :
— Je rentre de Paris. J'y ai passé la journée pour rencontrer une auteure prometteuse. Je suis heureuse d'avoir signé un contrat avec elle.
— Donc toujours dans l'édition ?
Elle hoche la tête.
— Et Tim ? Et les enfants ?
— Tiphaine a fait psy, elle est actuellement en stage dans un institut spécialisé près de Fribourg. Elle vit avec son amoureux. Tristan suit des études d'architecture en année Erasmus à Barcelone et Théo est au lycée. Quant à Tim, après le divorce, il a quitté l'agence, comme tu le sais et a rencontré une femme qui lui convient mieux que la mère de son fils. Par certains côtés, elle ressemble à la Julie que j'étais. Nous nous entendons aussi bien qu'un couple séparé doit le faire. Il nous arrive même de nous retrouver tous ensemble pour un anniversaire et j'aime ce genre de relation. Je n'aurais pas voulu d'une guerre perpétuelle.
— Je reconnais ta bonté. Et toi ? Un nouvel homme ? Une nouvelle vie ? Tu as déménagé, je crois.
— Oui, je vis à Lausanne. C'était plus simple pour les études des enfants et pour mon boulot. En plus, j'ai trouvé une petite perle, au bord du lac, près d'Ouchy. Le quartier ressemble à une ambiance de village, mais la culture est aussi riche qu'en plein centre-ville.
— Et... tu y vis seule ? insisté-je.
— Non !
Évidemment, qu'est-ce que je croyais ? Un voile passe sur mon visage. L'espace d'une seconde, j'ai oublié nos différends et notre dernière entrevue. Je me suis perdu dans nos passés communs, dans le flirt qui s'était installé entre nous et le plaisir que nous avions à nous retrouver proches l'un de l'autre. Oui, l'espace d'un instant, j'ai oublié qu'elle doit sans doute encore m'en vouloir, peut-être même me détester, malgré les années passées.
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