Conduite de nuit

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  Pierre habitait dans une petite ville assez tranquille, avec son père, Jean-Claude, et sa mère, Ariane. La petite famille habitait une petite maison. Comme les transports publics de cette ville se limitaient à une ligne de bus qui ne desservait pas la ville dans son intégralité, la plupart des déplacements se faisaient en voiture. Emmener Pierre à l’école, aller au travail, faire les courses au supermarché, rendre visite à des amis, tous ces déplacements devaient se faire avec la Peugeot 406 blanche familiale. Pierre aimait beaucoup cette voiture. Le trajet en voiture préféré de Pierre était celui pour aller voir Hugo, son meilleur ami, qui habitait dans un village voisin. Pour faire ce trajet, il fallait prendre une route qui quittait la ville, sur le bord de laquelle se trouvaient sept lampadaires très exactement, et se dirigeait ensuite à travers la campagne vers le village. Pierre avait compté les lampadaires, c’était la première fois qu’il comptait jusqu’à sept, pendant un trajet vers la maison d’Hugo, alors qu’ils étaient encore à l’école maternelle. Ce morceau de voirie s'appellait la Route des Renards, mais pour Pierre, c'était la Route des Sept Lampadaires. C'était ainsi qu'il l'avait nommée. Ariane et Jean-Claude utilisaient aussi la voiture pour aller chez des amis à eux.

  Un jour Pierre eût sept ans. Il fêta son anniversaire comme chaque année en invitant plusieurs amis, dont Hugo. A chacun de ses anniversaire, quand les parents emmenaient les invités et passaient les reprendre, une assemblée de voiture avait lieu devant la maison. Quand Hugo venait, c'était lui qui devait passer par la Route des Sept Lampadaires. Pierre avait parlé de ce surnom à Hugo, et Hugo l'avait adopté aussi.

  L'année de ses sept ans, il se déroula quelque chose que Pierre n'oublierait jamais. C'était un soir comme tant d'autres. Jean-Claude allait voir des amis pour une soirée, et Ariane préférait ne pas venir avec lui. Elle lui fit des recommandations avant son départ :

- Sois bien prudent, et ne bois pas !

- C'est promis, ce soir, je suis conducteur désigné, zéro alcool pour moi ! répondit Jean-Claude, je passe prendre Etienne en chemin, et je le redépose chez lui après. Je le connais, il va siffler la moitié des bières !

  Jean-Claude rentrerait tard, vers deux ou trois heures du matin. Ariane et Pierre ne furent pas inquiets. Le lendemain, Pierre se leva, comme d'habitude, et trouva Ariane en pleine conversation téléphonique, l'air préoccupé. Quand elle raccrocha, Pierre dit :

- Bonjour maman, il est pas rentré, papa ?

- Pierre, répondit Ariane, ton père n'est pas rentré, il a eu un accident de voiture en rentrant hier.

Pierre n'en crut pas ses oreilles.

- Il est pas mort ? Vous m'aviez dit qu'il y a des gens qui sont morts dans des accidents de voiture.

- Heureusement, non, mais il a été blessé, il est à l'hôpital.

  Ce fut un choc pour Pierre. Son père, qu'il avait cru invincible jusqu'à présent, son père, au sujet duquel il avait dit, à la récréation pour faire le fier face aux copains : "Mon papa, c'est le plus fort !", son père avait été blessé dans un accident de voiture ! Il n'était pas mort, trente-huit ans, c'était trop jeune pour mourir, mais il avait quand même été blessé. Ariane et Pierre allèrent voir Jean-Claude à l'hôpital, avec la voiture d'un voisin. Pierre y découvrit son père allongé dans un lit, avec plein de bandages. Jean-Claude raconta ainsi l'accident :

- On arrivait sur la Route des Sept Lampadaires, décrivit Jean-Claude en reprenant l'expression de son fils, il y a un tracteur qui nous est arrivé dessus, qui a refusé la priorité, il a envoyé valser la 406 ! Terrible ! J'ai eu assez de force pour appeler le 15, et le reste, je m'en souviens pas !

  Jean-Claude avait eu plus de chance qu'Etienne, qui n'avait pas survécu. Comme Jean-Claude était sobre au moment de l'accident, il était hors de cause, néanmoins il était très attristé d'avoir perdu son ami, et Pierre pouvait voir ça. Jean-Claude fit même installer une plaque commémorative en hommage à Etienne sur les lieux de l'accident. Jamais plus Pierre ne verrait de la même façon la Route des Sept Lampadaires. En fait, il préférait ne plus passer par là. S'il s'agissait de voir Hugo, il préférait que celui-ci vienne chez lui. S'il s'agissait d'aller chez Hugo, Pierre insistait pour contourner la Route des Sept Lampadaires, ce qui rallongeait le trajet.

 Ainsi s'écoulèrent plusieurs années durant lesquelles Pierre redoutait et évitait la Route des Sept Lampadaires. Quelques années plus tard, Pierre entra en 6e. Encore quelques années plus tard, il entra au lycée. Quelques mois après son entrée en seconde, Pierre eut seize ans. Quelques jours avant ce grand jour, ses parents abordèrent un sujet important au diner :

- Pierre, déclara Jean-Claude, tu vas avoir seize ans dans quelques jours.

- Oui, papa, je sais, répondit Pierre, et dans deux ans, j'aurai dix-huit ans.

- Oui, et comme tu le sais, à dix-huit ans, tu pourras passer ton permis de conduire.

- Quand tu as seize ans, tu peux commencer à aller à l'auto-école, ajouta Ariane.

- Comme tu le sais aussi, reprit Jean-Claude, nous habitons dans une petite ville où il n'y a pas beaucoup de transports.

- C'est pourquoi ton père et moi avons pris une décision importante.

- Vous avez décidé que je devais aller à l'auto-école pour apprendre à conduire, c'est ça ? questionna Pierre.

- Exactement, fiston ! répondit Jean-Claude.

  L'idée d'apprendre à conduire ne déplaisait pas à Pierre. Après tout, le plus tôt il commençait, le plus tôt il aurait son permis de conduire. C'est ainsi que quelques jours plus tard, la petite famille se rendit à l'auto-école pour concrétiser l'inscription de Pierre. Pour les quelques mois qui suivirent, Pierre se rendit régulièrement à l'auto-école pour y suivre les leçons de code de la route. Ensuite, vint le moment de passer l'examen du code de la route. C'était du sérieux, Pierre avait même une convocation officielle qui le dispensait d'aller en cours ce jour-là.

  Tout un tas d'autres candidats se pressaient au centre d'examens, armés d'une convocation. Pierre était parmi les plus jeunes, il y en avait surement qui avaient dépassé la trentaine, voire la quarantaine. L'examen consistait en un diaporama avec des questions auxquelles il fallait répondre sur une feuille à rendre à la fin. Le numéro de candidat permettait par la suite de vérifier le résultat, ce que Pierre ne se priva pas de faire.

  Réussi du premier coup ! Il pouvait commencer les cours de conduite à proprement parler ! C'est ainsi que commencèrent les heures de conduite à l'auto-école. Il s'agissait tout d'abord de faire des tours de patés de maisons. Ensuite, ils allèrent plus loin. Pendant l'un de ces trajets, la voiture conduite par Pierre sous la supervision de l'instructeur emprunta une rue, au bout de laquelle l'instructeur donna l'instruction suivante :

- Maintenant, tu vas prendre à gauche, sur la Route des Renards !

Pierre freina brutalement juste avant le panneau de Cédez le passage.

- Non, je ne peux pas !

- Pourquoi pas ? s'enquit l'instructeur.

- Parce que ... parce que mon père a failli mourir en prenant cette route ! Je peux pas la prendre !

- Dans cet accident dont tu m'as parlé ?

- Oui.

- C'était il y a longtemps ça, presque dix ans. Bon, si tu y tiens, prends la rue en face, alors.

- Je peux pas, c'est un sens interdit.

- Ah oui, c'est vrai. Bon, prends à droite, alors, on va revenir vers le centre-ville.

  Pierre fit la manoeuvre indiquée, non sans jeter un regard d'appréhension vers la fameuse route et ses sept lampadaires. Pierre développait également une nouvelle hantise, liée elle aussi à l'accident de son père et d'Etienne, qui avait eu lieu de nuit. Cette hantise était celle de conduire de nuit. Cette appréhension ne visaient pas ses heures de conduites qui avaient parfois lieu en début de soirée, il avait un instructeur avec lui. Non, il s'agissait de conduire de nuit en étant largué tout seul, sans personne d'autre pour prendre le volant, ni intervenir s'il faisait des erreurs.

   Suite à ses cours de conduites, Pierre put faire la conduite accompagnée avec ses parents. Parfois Ariane, parfois Jean-Claude. Avec Jean-Claude se reproduisit la scène qu'il y avait déjà eu avec l'instructeur avec la Route des Renards, ou la Route des Sept Lampadaires. Jean-Claude ne réagit pas comme l'instructeur, il répondit à l'appréhension de son fils ainsi : "Ecoute, Pierre, je sais que ça t'a marqué, ce qui m'est arrivé avec Etienne, et moi aussi, j'ai eu peur de conduire sur cette route pendant un temps, j'ai même eu peur de conduire tout court. Et il a bien fallu que je passe à autre chose. Cette route, tu ne pourras pas l'éviter toute ta vie." Cela dit, il accepta de passer autre part. Pour autant, Pierre repensa aux paroles de son père.

  Une fois la conduite accompagnée finie, et ayant atteint dix-huit ans, Pierre put passer le permis de conduire. Tout comme le code, il le réussit du premier coup. Il était désormais apte à conduire. Evidemment, il reçut beaucoup de félicitations de son entourage. Pendant les temps qui suivirent, il s'arrangeait toujours pour ne pas avoir à conduire de nuit, ni sur la Route des Sept Lampadaires. Cette façon de faire, Pierre la poursuivit jusqu'au soir où il reçut un appel d'Hugo. "Tu peux venir m'aider ? J'ai une grosse galère !"

  Il fallait qu'il aille aider son meilleur ami de toute urgence. Cela impliquait de conduire pour se rendre chez lui. La nuit commençait à tomber. "Il faut que j'aille l'aider !" se dit-il. Il alla à la voiture, la démarra et prit la direction de chez Hugo. Il s'arrêta juste avant la Route des Sept Lampadaires. Il se rappela des paroles de son père : "Tu ne pourras pas l'éviter toute ta vie !".

  Pierre prit une grande inspiration et démarra. Bientôt, le véhicule atteignit le premier lampadaire. Le premier d'une série de sept. "Jusqu'ici, tout va bien" se dit Pierre. Les quelques mètres qui séparaient le premier lampadaire du deuxième se parcouraient rapidement en voiture, néanmoins, le temps de parcourir cette courte distance parut durer une éternité à Pierre. Deuxième lampadaire. Tout comme le premier, il éclairait le revêtement gris du trottoir en-dessous d'une lumière jaune pâle. Encore quelques mètres, et c'était le troisième. C'était au niveau de celui-ci que se trouvait la plaque commémorative en hommage à Etienne.

  A la vue de cette plaque commémorative, Pierre pensa l'espace d'un instant à abandonner, à faire demi-tour, où à faire un détour. Il ne pouvait pas, Hugo avait urgemment besoin de son aide. Alors, il continua malgré tout. Le quatrième lampadaire arriva. Pierre arrivait au milieu de ce passage qu'il redoutait tant. Ce qu'il venait de faire, il fallait le refaire. "Allez, tu vas y arriver!" lui disait une petite voix dans sa tête. Arriva le cinquième. "Plus que deux ! Plus que deux !"

  En quelques secondes qui semblèrent durer une éternité, Pierre dépassa les deux derniers lampadaires pour se retrouver sur la route qui quittait la ville. "Je les ai passés ! Je les ai passés !" s'exclama-t-il tout haut dans la voiture. Ensuite, vint un autre défi : parcourir la route qui séparait la ville du village ou habitait Hugo.

  Personne d'autre n'emprutait cette route à ce moment-là, pourtant, Pierre s'attendait à ce que, d'un moment à l'autre, un conducteur fou surgisse de nulle-part et lui fonce dedans. Vint un moment où Pierre freina brutalement et s'arrêta sur la route, pensant avoir vu quelque chose.

  Suite à cet arrêt, il regarda autour de lui. Rien. Il n'y avait rien. Il était seul sur cette route. Voyant qu'il n'y avait rien, Pierre redémarra. Il arriva quelques minutes plus tard au village d'Hugo, puis chez Hugo, non sans avoir affronté deux de ses peurs : prendre la Route des Renards, aussi connue sous le nom de Route des Sept Lampadaires, et conduire de nuit. Ainsi, quand il revint chez lui après avoir aidé Hugo avec son problème, le trajet nocturne sur la départementale et sur la Route des Sept Lampadaires se déroula sans histoires.

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