Deux étrangers
Plus tard, tandis que je range les documents dans les classeurs, Muriel surgit sans frapper.
— Il t’as pas donné chaud, lui ? Il est beau le petit-fils Brétignant ! Il viendrait chez moi, je ne le ferai pas dormir dans la baignoire, crois moi !
Je souris de cette expression, que j’avoue utiliser assez souvent sans prêter réellement attention à son sens. Elle se veut polie tout en exprimant une idée grivoise. Je ne sais pas si elle est appropriée pour… Edouard. Nous avons presque 20 ans d'écart, je me sens mal d’avoir ce genre de pensées.
Je ne peux m'empêcher de rougir, me remémorant ma réaction face à cet homme. J’avoue que je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je me suis sentie séduisante dans les yeux de cet inconnu, la sensation était des plus agréables. Est-ce que j’aurais minaudé ? Rien de tout cela n’est dans mes habitudes.
Ma journée de travail se termine enfin, à 16h00. Je cours pour être à l’heure devant l’école de ma fille et ainsi éviter de me faire mal voir par la maîtresse. Je garde en travers de la gorge la différence manifeste qu’elle fait entre les mères et les pères. Les rares fois où mon mari va chercher Lola, il est en retard. Pourtant, il est accueilli avec le sourire. La maîtresse le félicite d'être venue la chercher. Quand c’est moi, c’est à grand renfort de soupir et de soupe à la grimace qu’elle exprime sa désapprobation.
La femme est un loup pour la femme.
Loin de moi l’idée de rentrer dans un discours feministe ou égalitaire. C’est simplement une chose que j’ai remarquée. Je suis l’horrible mère en retard une fois par mois, il est le père courageux qui fait comme il peut.
Quand j’arrive devant l’école, il est 16h37. Oui, 37. Le large sourire de ma fille qui m’attend au portail tranche avec la moue de son enseignante, comme d’habitude.
Nous rentrons. Goûter, jeux, puis je m’occupe de la maison, comme tous les soirs. Je range un peu, je prépare le drive des courses pour demain, le linge, mon tupperware. C’est déjà l’heure de la douche. Lola se prend pour une baleine bleue, elle inonde la salle de bain. Un œil sur ma fille, l’autre sur mon portable, j’essaye d’appeler mon mari, de qui je n’ai pas eu de nouvelle depuis… Hier soir. Enfin, si un SMS de deux mots peut être considéré comme des nouvelles, bien-sûr.
Combien de temps durent les conférences de physique, pour qu’il soit si « occupé » ?
Il n’a même pas daigné répondre à mon message. Les portables étant de vrais mouchards de nos jours, je peux voir qu’il l’a ouvert treize minutes après que je l’ai envoyé ce matin. Treize minutes ! Mais il semblerait que sa journée fut si intense qu’il n’a pas pu prendre une seconde pour répondre ne serait-ce qu’un mot ou un emoji.
Je soupire de lassitude. Voici quelques temps que ce genre d'événement ne me fait plus vraiment réagir. Je fais avec... ai-je le choix ? Ludovic est un grand physicien et avec le temps, je constate que la Physique Quantique est devenue bien plus importante que moi. Moi, qui ne suis ni infiniment grande, ni infiniment petite.
Il part, je ne sais jamais vraiment où et il revient je ne sais jamais vraiment quand. Notre vie, on dirait du Serge lama. Bien évidemment, ça ne me rend plus malade. Tout ça, je le savais quand je l’ai épousé. Ça n’est pas une découverte. Mais je dois dire que ça me pèse de plus en plus.
Pendant que Lola se lave les dents, je pianote sur mon portable. Je cherche le SMS le plus efficace possible pour donner à Ludovic l’envie de m’appeler dans l’instant, sans pour autant lui envoyer un « appelle moi ! » désespéré. Ça n’est pas si facile, car ces derniers temps le désespoir transpire par tous mes pores.
Je pose mon téléphone le temps de lire un conte de fée, puis je le récupère, mais toujours pas de réponse.
Ce n’est que vers 21h30, que mon portable vibre enfin.
« Grosse journée, je t’appelle demain sur la route, je rentre dans la matinée. bisous. »
Ce sms me laisse froide. Il résume assez bien les liens que nous avons en ce moment. Comme si mon quotidien ne l'intéressait pas. Comme s’il ne se passait rien en son absence. Comme si nous l’attendions sagement dans une boite, je n’ai le droit qu’à ce genre de phrases informatives.
Avec les années, j’ai pris le pli. Moi non plus je n’envoie plus guère de messages enflammés. Après, je souffre de l’attente d’une réponse qui ne vient jamais. Lors de ses premiers voyages, c'était dur pour moi. Désormais ça ne m’atteint plus comme avant. C’est comme si au fil du temps, je m'étais adaptée afin de mieux supporter.
Parfois, je pense à la séparation, me disant que cela ne changerait pas grand chose à nos vies. À part peut-être que nous serions obligés de nous voir à heures fixes, pour la garde de Lola. Nous serions alors forcés de parler. C’est triste, mais je me rends compte que j’aurais bien plus d'échanges avec mon mari s’il ne l'était plus.
Ces pensées me traversent souvent ces derniers mois. Elles me déchirent le cœur. Puis il rentre et je me raccroche au peu d'intérêt qu’il daigne m’octroyer. Alors, j’oublie ma peine un instant, comme si le revoir chassait mes ennuis et rechargeait ma capacité à endurer. Et rien ne change, nous en sommes toujours au même point.
Vendredi matin, même rituel, mêmes conditions. Un vent agité fait claquer les volets. Lola fait son entrée dans ma chambre comme un rayon de soleil et me câline.
Nous voici prêtes pour nos journées respectives.
À la mairie, je passe une matinée normale, plutôt calme. Vers onze heures, je reçois un message de Ludo qui me propose de déjeuner ensemble à son arrivée. Ça me fait plaisir qu’il veuille passer un peu de temps rien que tous les deux.
—Laet’ ? J’ai vu avec Monsieur le maire, lundi on pourra se rendre aux obsèques de Monsieur Brétignant pour représenter l’équipe communale. Tu viendras avec moi ?
Cette voix forte qui vient de retentir dans tout le hall est celle de Muriel. Qu’importe si elle a juste à taper le « 1 » sur son téléphone pour appeler mon poste, qu’importe si la vie l’a faite avec deux jambes qui fonctionnent, Muriel use de sa voix. Plus personne ne lui dit jamais rien à ce sujet. Pour ma part, je préfère décrocher mon combiné et taper le «2».
Midi. Je range mon poste de travail et prépare le dossier à déposer au premier. J’arrive au poste de Charlène et Malika. Elles sont là depuis 3 ans, et si elles n'étaient pas aussi adorables, je crois que je pourrais les détester. Elles sont si jeunes, belles et parfaites.
Je salue les filles et me dirige, guillerette, vers la sortie. Notre mairie est implantée dans une vieille bâtisse en pierre. Je suis presque sûre que c’est le bâtiment le plus vieux de la commune. Les moulures sous les fenêtres représentent des arabesques de feuillages qu’il me plait d’admirer quand je suis dehors. Hélas, aujourd’hui, je n’en aurais pas l’occasion, puisqu’en sortant, je constate que Ludo m’attend déjà.
Devant, il y a une petite place avec quelques bancs et une boîte à livres. Il discute avec une femme, je reconnais la buraliste. Quand il m'aperçoit, il salue son interlocutrice et vient à ma rencontre. Je lui souris. Il m’embrasse, comme si nous nous étions quittés le matin-même. Un baiser d’habitude, sans fougue, ni intention.
Il est drôle de constater combien je remarque ces choses alors que je ne fais rien pour y changer. Est-ce que je me complais dans cette situation ? Ai-je peur de l’aggraver en disant quelque chose ?
Une dizaine de minutes plus tard, nous nous attablons dans un petit restaurant.
Mon mari me narre sa semaine. Ses conférences, ses cours, ses élèves. En vérité, je n'écoute que d’une oreille. L’autre trépigne, essaye de patienter sans y arriver, attendant qu’il demande de nos nouvelles, qu’il s'intéresse un peu. Mais non, comme d’habitude, c’est moi qui vais devoir ouvrir le thème «Lola» et le thème «Laëtitia».
Après que le serveur ait pris notre commande, Ludo sort son téléphone. Je le regarde pianoter, encore et encore. J’aurais envie de faire comme lui et de rentrer dans son jeu, juste pour savoir qui regardera l’autre en premier. Mais je ne fais rien. Je compte mes inspirations. Elles sont lentes, calmes. Je m’efforce de contenir la houle dans mon cœur, prête à déferler et à ouvrir les hostilités.
—Je n’ai qu’une heure de pause, le téléphone ne peut pas attendre ? demandé-je le plus calmement possible.
—Excuse-moi chérie, mais c’est important, le professeur Draux me propose une étude pour juillet…
—Juillet ? m’insurgé-je. Mais attends, tu te rappelles que c’est toi qui garde Lola ? Je travaille jusqu’au 28, moi !
—Elle ira chez ma mère. Depuis le temps qu’elle le demandait… On me propose d’utiliser les infrastructures d’un laboratoire de Stockholm, crois-moi, je ne vais pas refuser ! annonce-t-il, froidement et sans un regard pour moi.
— Et donc ? C’est quand que tu passes du temps en famille, ou avec moi ? J’aurais apprécié que tu me parles de ce projet !
—C’est ce que je fais à l’instant, je te ferai remarquer !
Cette réponse me braque. Que dire après ça ? Ce qu’il ne comprend pas, c’est que j’aurais aimé entendre parler de ce projet avant. Cela m’aurait permis d’avoir l’impression que mon avis pesait sur la décision. Au lieu de cela, j’ai devant moi le fantôme de mon mari qui apparaît après des jours d’absence pour m’annoncer qu’il va à nouveau disparaître.
Le repas finit calmement. Nous parlons un peu de notre fille, de la maison, mais au fond de moi je n’ai qu’une hâte : retourner travailler.
Il me raccompagne devant la mairie et m'étreint. Je ne m’y attendais pas, mais profite de ce moment malgré sa drôle de saveur.
Le soir, en rentrant après ma journée de travail, je ne suis pas pressée. C’est lui qui s’est occupé d’aller chercher Lola, pendant que de mon côté, j’ai récupéré le drive. Nous nous retrouvons à l’appartement, à trois. Je m’affaire en cuisine tandis qu’il range sa valise et profite un peu de sa fille. Pas un mot échangé depuis que j’ai franchis la porte de la maison.
Quand Lola se couche, c’est lui qui s’occupe de l’histoire. Je les regarde, tous deux depuis l’embrasure de la porte. Lola est lovée dans les bras de son père. Il lui conte une histoire de princesse. Je souris, entendant la petite voix qu’il fait pour les dialogues. Il tient le livre d’une main et caresse les cheveux de Lola de l’autre. Ludovic est un père aimant. Aimant mais souvent absent ces derniers temps, alors je suis heureuse que ma fille puisse profiter d’un moment comme celui-ci. C’est précieux.
De retour dans la cuisine, mon esprit divague. Je pense à Ludovic. À moi. À nous. Je ne sais plus comment le définir en tant que mari. Il ne me parle pas vraiment et nos rares conversations ressemblent plus à des interviews qu’à de réels échanges. De plus, cela fait maintenant un certain temps que nous ne faisons plus l’Amour. Je fais bien la distinction entre ce moment de communion des corps, ce moment de plaisir donné, partagé et la baise occasionnelle, habituelle, sans fantaisie, à la va-vite. Pour cette dernière, il nous arrive bien-sûr de craquer.
J’ai cru un temps, qu’il avait quelqu’un d’autre. Mais la physique est une compagne exigeante, et il semblerait bien qu’au final ce soit moi, l’autre. Je suis celle qui, en fin de semaine, perturbe l’harmonie de leur couple parfait.
Une fois toutes mes tâches effectuées, j’ai enfin un peu de temps pour moi. Je file sous la douche. J’y suis à peine que j’entends la porte s’ouvrir. Je me retourne. Ludo arrive, nu. Comme si l’eau qui ruisselle sur mon corps me donnait un intérêt soudain, il s’approche de moi, me serre contre lui, m’embrasse dans le cou.
C’est agréable mais sans plus, car je perçois ce décalage perturbant. On vient de passer du rien au tout. L’objet de décor que je m’imagine être pour lui devient objet de désir en à peine une seconde. Je n’ai rien fait de plus, rien dit de plus, mais d’un seul coup, je lui suscite un vif intérêt.
Dans ma tête, je sais exactement ce qu’il va se passer. D’abord, sa main dans mon dos. En haut, puis il descend, et arrive sur cette zone entre les reins et les fesses, celle qui me chatouille et me fait glousser. Comme d’habitude, prenant ce son pour une invitation, il va m’embrasser.
Ce baiser est agréable et me fait de l’effet. Je pose mes mains autour de son cou. Ça y est, j’ai envie… L’excitation que je ressens n’est que mécanique, pas émotionnelle. Cette fois-ci, c’est bien plus perceptible que les autres. Je m'apprête à satisfaire un besoin, ça n’est en aucun cas une communion.
Ce sentiment, chez moi, naît comme le reflet de celui que mon mari ne prend même pas la peine de me dissimuler. Il est en train de baiser, parce l’envie lui a pris. Je suis là, l’occasion fait le larron. Cela pourrait être une autre, ou même juste sa main.
Cette idée crue me traverse à peine une seconde. Une partie de moi aurait envie de tout arrêter. L’autre en revanche en a besoin, et fera fi de son manque d'intérêt au moins pour cette fois. Je me laisse aller et choisis de profiter de l’instant.
Ainsi, sous la douche, deux étrangers mariés s’adonnent au plaisir de la chair. L’homme râle tandis qu’il la prend en levrette, la femme halète dans un souffle saccadé au rythme des secousses. Ce fugace moment d’exaltation éclipse, temporairement, tout ce qui ne va pas entre nous. Je refuse d’imaginer à quoi il peut bien penser tandis qu’il me baise violemment. Pour le moment, je m’imagine désirable, aimée, sensuelle et c’est très bien ainsi.
J’adorerais qu’il me caresse. Je rêverais qu’il se fonde dans mes yeux comme pour étreindre mon âme. Mais il n’en est rien. Entre mes idées perturbantes et cette position inconfortable, impossible de prendre un réel plaisir. Je voudrais qu’il ralentisse et qu’il s’occupe tendrement de moi, je voudrais ressentir cette jouissance d’autrefois.
Il accélère le mouvement dans un son guttural, puis s’arrete d’un coup. Il vient de jouir. Un lourd silence envahit la pièce. Je me retourne et le regarde. Je suis frustrée, mais je tâche de faire bonne figure. Il me serre fort dans ses bras puis, comme pour me féliciter, me remercier ou que sais-je, il tapote une de mes fesses tout en m’offrant un sourire qui se voudrait complice avant de s’en aller.
Je reprends ma douche où elle s'était arrêtée, tandis que nous reprenons notre vie de même. Je transpire la frustration par tous mes pores. Fâchée, déçue, triste, je n’arrive pas à savoir ce que je ressens vis à vis de ce qu'il vient de se passer.
Ça n’est pas une question de consentement, loin de là. Je me dis que voici un homme, mon mari, que je n’ai pas vu de la semaine, et qui vient de me baiser comme un vague plan cul. Quand j’avais 20 ans, ce genre de partie de jambes en l’air avait ce côté excitant que j’adorais. Et aussi insatisfaisant que cela fut, cela avait au moins l’avantage de faire une superbe histoire à raconter aux copines. Passés 40 ans, j’ai presque honte. S’il était là plus souvent, s’il m’accordait un quelconque intérêt, si nous faisions l’amour plus souvent, ma réaction serait sans doute toute autre.
Nous nous couchons vers 23h00. Ludovic s’endort assez vite. Je ne sais pas comment il fait. Dans notre appartement, il règne une chaleur infernale. Chaque été c’est pareil. Et nous ne sommes pas encore au mois de juillet ! Je me tourne et me retourne dans le lit, pensant au vide de ma vie, m’interrogeant sur les raisons de tout cela. Et je sue. Mon front est trempé de sueur. Je me redresse et constate que Ludo dort à poings fermés. Comme je l’envie. Là, j'ai surtout envie d’une douche fraîche et je crois que je ne vais pas me gêner. Je sors du lit sans faire de bruit, direction la salle de bain.
L’eau fraîche. Il parait que c’est contreproductif de se rincer à l’eau froide quand on a chaud. L'énergie usée par le corps pour garder la bonne température l'élèverait encore plus, en fin de compte. J’ai lu ça, il n’y a pas longtemps. À moins que ce soit Ludo qui me l’ait dit. Mais qu’importe, ça fait du bien et c’est tout ce dont j’ai besoin. Ces pensées pragmatiques contrastent avec mes gestes. Je caresse doucement ma peau, faisant virevolter ma main entre mes deux épaules, en passant sous mon cou. Cette douceur et cette tendresse m'apaisent.
Je suis tellement bien à cette température, je crois que je pourrais dormir ici.
Soudain, j’entends le bruit de la porte de la salle de bain. De l’eau plein les yeux, je sens une présence dans mon dos.
—Encore une minute s’il te plait, Ludo, j’ai trop chaud, murmuré-je.
Sa tête s’approche de la mienne, je sens son torse tiède contre mes épaules et sa respiration au creux de mon oreille. Mon coeur s'accélère. Enfin ! pensé-je. Sa langue attrape mon lobe dans un souffle haletant tandis que sa main entoure ma taille. Je frémis. Ce contact m’offre un frisson délicieux. Je ferme les yeux. Sa main descend sur mon intimité, bientôt elle prend place et me caresse. Ma respiration s'accélère, mon corps se tend, je sens monter de douces sensations. Excitée, je me tourne pour lui faire face, mais me voici stupéfaite. C’est Edouard. Nu, magnifique, sculpté.
Que fait-il là ?
Mon premier réflexe est de dissimuler mes parties intimes derrière mes mains.
—Crois-tu que cacher ton corps va m'empêcher de te désirer ? me lance-t-il, le regard brûlant.
Je prends une immense inspiration, et me redresse dans mon lit. Ce n’était qu’un rêve. Encore groggy par ce que je viens de vivre, même si ça n'était que dans ma tête, je tâche d'être discrète et de calmer ma respiration. Je regarde mon mari, encore endormi et bientôt l’excitation est remplacée par une culpabilité étouffante.
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