La crise
— Ha ! J’aime mieux ça. Vous portez mieux le sourire que la moue.
Il marque un petit temps comme pour apprécier ma réaction, puis, en tendant sa main vers moi, il se présente:
— Yoann. Brétignant. Enfin, le nom, vous vous en doutiez, n’est ce pas ?
Il réussit à me faire sourire, encore. Sa présence dissipe temporairement mon mal-être, mais un silence naît entre nous. Je réalise vite qu’il s’attend sans doute à ce que je me présente à mon tour.
—Laëtitia ! répliqué-je avec énergie et empressement.
Alors que j’avance pour me saisir de sa main tendue, mon pied se tord un peu et je trébuche. Yoann me rattrape et je finis dans ses bras. Nos regards se croisent tandis que je me redresse, un peu honteuse. Il m’adresse un sourire tendre. Je recule d’un pas et tente d’estomper ce moment gênant en répétant, comme si de rien n'était:
—Laëtitia.
—Laétitia, la fan d’Ed Sheeran, conclue-t-il avec malice.
Nous passons quelques instants à parler. Une discussion plutôt banale, de deux personnes qui se trouvent au même endroit par la force des choses. Je perçois rapidement un côté séducteur chez Yoann. Pas dans une volonté de me plaire à moi, non, plutôt comme une personne qui voudrait être appréciée de tous. Je dirais que cela a un côté presque maladroit qui le rend attendrissant.
Pendant notre échange, Yoann m’offre les pièces manquantes au puzzle que j’avais créé avec son père, au fil de nos rencontres. Toutes ces années, il s'était peu confié, mais lâchait parfois des informations. Il m’avait dit n’avoir que deux fils, et qu’il voyait assez peu ses petits-enfants. Grâce à Yoann, je connais la réalité. Raymond Brétignant avait trois enfants. Son aîné, Marc, avait onze ans de plus que les autres. Quand ce dernier est décédé d’un cancer, son fils, Edouard, n’avait que dix ans.
—Sa mère, qui au final n’avait pas de famille dans le coin, est partie vivre en Bretagne emmenant son fils avec elle, ajoute-t-il. Papa ne voyait Edouard que deux ou trois fois dans l’année. Heureusement qu’il voyait mes nièces au moins deux fois par mois. Il aimait sa famille plus que tout, mais ces peines l’ont rendu plutôt taiseux. Sa maladie par exemple, je ne l’avais apprise que l’année dernière.
Yoann me confie tout ça avec une facilité déconcertante. L’histoire de sa famille est simple, mais l’amour qui y règne lui confère une couleur toute particulière. L’émotion se lit dans ses yeux, mais il continue tout de même. De mon côté, je l'écoute religieusement, un peu comme s’il me narrait un secret des plus instructifs. Secret, ça c’est un terme qui correspond bien à son père. Il était à l'écoute des autres, mais ne se positionnait jamais au centre d’une conversation.
Puis, il semblerait que ça soit mon tour, il me pose aussi des questions.
—Et vous, Laëtitia, parlez-moi de vous ? À vous de vous confier et à moi d’écouter.
Sur le moment, je me demande si ma réponse l'intéresse vraiment ou si c’est juste par politesse, histoire d’équilibrer l'échange. Alors, je ne sais pas trop où se trouve la limite entre ce qui peut-être dit et ce qui doit être tu. Un jour comme celui-ci, j’aurai envie de tout déballer. Après tout, personne ne devrait cracher sur une séance de psy gratuite, quand on en connaît le prix ! Mais tout ce que j’aurais à dire ne ferait que me rabaisser à ses yeux, et le regard que me porte cet homme m’incite à rester digne.
Que dire à un inconnu ?
—J’ai une fille de 4 ans, elle s’appelle Lola. J’ai une vie assez simple, je dirais. Voilà, je crois que j’ai pas grand-chose à raconter, en fin de compte.
—Ce n’est pas grave, il y a des jours où nous sommes plus loquaces que d’autres, et puis… J’ai peut-être bien assez parlé pour deux, dit-il en fuyant mon regard.
Après quelques échanges, il est déjà l’heure de partir.
De retour à la mairie, je reçois tous les appels et pour cause, Muriel n’est pas encore revenue à l’accueil. Vers quinze heures je l’entends enfin arriver. Elle me hèle qu’elle reprend la ligne téléphonique, depuis son bureau à l’entrée du bâtiment.
Cet après-midi, il semblerait que ça soit moi la plus productive. Je ne crois pas avoir entendu le silence plus de quelques secondes. Quand elle n'était pas au téléphone, Muriel bavardait avec Malika. Sa voix résonnait contre les murs de pierre du bâtiment.
En partant, je constate que mon portable était resté en silencieux.
Sur un message, Ludo m’annonce qu’il n’est finalement pas parti à Londres, et qu’il va récupérer Lola à l’école. C’est donc le cœur plus léger que j’attends le bus, sans avoir à me presser. Il ne m’a pas précisé pourquoi, mais j’aurais tellement envie qu’il soit resté pour Nous. La conversation que nous avons eue ce matin l’a peut-être chamboulé autant que moi, après tout. Je l’imagine m’attendre, le cœur battant, pour me dire qu’il regrette ses paroles, qu’il n’aime que moi et qu’il veut qu’on soit à nouveau bien ensemble. Ces pensées pleines d’espoir dessinent un sourire sur mon visage.
Hélas, cette joie reçoit un uppercut violent à l’instant même où je franchis le seuil de notre appartement. Ludovic vient à moi, non pas pour me prendre dans ses bras, ou tout autre geste affectueux, non. Il arrive, l’air agacé et bras croisés, pour se plaindre.
— Ta voiture était à deux doigts de tomber en panne, elle ne serait pas passée au contrôle. J’ai dû la déposer directement chez le garagiste ! Je te remercie. À cause de ta caisse pourrie j’ai raté mon train et j’ai fait perdre du temps aux cinquante étudiants qui m’attendaient, râle-t-il, le regard plein de colère.
— Pardon ! Je… Je suis désolée pour toi, mais je n’y suis pour rien.
Tandis que, pétrifiée, je balbutie cette réponse à demi-voix, il tourne les talons et part dans notre chambre, sans un regard pour moi. Instinctivement, je me mets à penser à mon véhicule. Quelle peut être le problème et qu’ai-je raté pour qu’elle tombe en panne ? Est-ce de ma faute ?
Cette remise en question est d’un ridicule. Je me surprends à réagir comme une petite chose fragile et dominée sans comprendre pourquoi.
Je me dirige vers la chambre ou plutôt, mon corps me porte jusqu’à Ludovic. Mon esprit, lui, voudrait ne pas lui conférer cette autorité, cette importance et cette emprise, mais c’est plus fort que moi. je dois lui parler. Je dois me défendre. Je dois faire quelque chose.
Devant cette porte close, je ne sais pas encore ce que je vais dire, mais je prends une grande inspiration et me lance avec le peu de courage que je trouve encore en moi.
—Je peux comprendre ta déception d’avoir raté ta conférence, mais je t’interdis de me parler comme ça, Ludovic Amaury Martin ! scandé-je en apnée.
Quand j’utilise son nom complet, c’est toujours dans des circonstances extrêmes et il le sait. Dans un mouvement d’une lenteur insolente, il pivote sur sa chaise et me regarde en silence.
—Je t'écoute.
—Mais j'espère bien, que tu vas m’écouter ! Il vient de se passer quoi, là ? Pourquoi tu me parles aussi mal ? C’est ma faute, c’est ma faute, comme si j’avais saboté la voiture exprès ? Non, mais tu te rends compte ?
Je sens les émotions et les arguments bouillonner dans mon esprit, j’aurai mille choses à lui dire. Je suis en colère. Je me sens mal, aussi.
Lola arrive en courant.
— Maman, pourquoi tu pleures ?
Une grande inspiration pose un fin voile sur mes humeurs et voici que je souris à ma poupette, en la prenant dans mes bras. Mes yeux sont embués de larmes et mon large sourire forcé accentuerait presque mon envie de pleurer, mais je ne veux pas que ma fille assiste à cela. Je me surprends à regarder mon mari en partant vers le couloir.
— On reprendra plus tard, menacé-je, mes yeux reflétant mon ras-le-bol.
Ma fille n’a pas encore de devoir, mais le lundi, à l’école, les élèves de maternelle ont une initiation à l’anglais. Lola adore me montrer ce qu’elle a appris, alors tous les lundis soirs, nous faisons un peu d’anglais.
Assises toutes deux au sol, entre le canapé et la table basse, l’une en face de l’autre nous échangeons des mots, comme si nous discutions. La conversation est sans queue ni tête. Je lui dis «Hello», elle me répond «blue», et conclut par «School». Lola rit à pleines dents, la fierté illumine son beau visage.
Encore une fois, je constate combien mon âme est partagée. La douceur et l’amour de ce moment avec ma fille contraste avec la tornade qui ravage tout à l'intérieur de moi. À chaque instant, j’ai envie de me ruer vers cette chambre et de tout casser. De lui hurler mon désespoir et ma frustration. De le secouer pour reconnecter ses neurones et retrouver l’homme que j’ai aimé. Mais ça, bien sûr, je ne le ferai pas. Vais-je encore me taire. ? Vais-je encore laisser passer ?
Ludovic reste la soirée dans la chambre, derrière son bureau. Clairement, il me fuit. Mais ce soir, c'était la seule chose à faire. Moi, j’ai passé ce moment avec ma petite bouée de sauvetage, mon phare dans le noir, mon enfant adoré qui sait faire jaillir le bon quand tout va mal. La maternité a ce côté magique.
Au moment du coucher, après lui avoir lu un conte, je l’embrasse et quitte la chambre. Je croise Ludovic dans le couloir et ne lui accorde pas un regard, allant même jusqu’à décaler mon corps pour éviter le moindre contact physique.
Je prépare le repas, pendant que Ludo borde Lola. En sortant, il s'apprête à rejoindre son bureau et ne cache pas sa surprise de me voir assise à table. Il me rejoint sans un mot, s’assoit et me regarde. J’essaye d’analyser et de comprendre ce que ses yeux me disent, mais je suis perdue. Autrefois, je savais lire en lui. Autrefois tout était simple entre nous. Je buvais ses paroles, il avait faim de nos discussions. Nous pouvions passer des heures entières à débattre. Nous finissions par nous jeter dessus et faire l’amour là où nous nous trouvions, trop pressés pour rejoindre le lit conjugal. J'étais sa princesse, j'étais son alliée, j'étais sa muse, j'étais tout pour lui. Et Lui… j’aimais son intelligence, j’aimais son coeur, j’aimais sa façon de m’aimer.
Quand nous nous sommes rencontrés, c'était le feu, la passion, la fusion. Malgré le temps qui s’écoulait, nous restions soudés, bienveillants, amoureux.
Et puis, quand Lola est née, nous nous sommes révélés en tant que parents. Un duo de choc. Amoureux, complices, heureux avec leur petite fille. Le début de mon congé parental a coïncidé avec le début de ses conférences et de ses déplacements. D’abord en France, puis il s’est mis à donner des cours en Angleterre, au Danemark, en Allemagne. Deux jours par ci par là sont devenus une semaine et la solitude, de plus en plus pesante pour moi, s’est installée. La communication, la complicité, tout ce que nous avions s’est lentement dissipé pour devenir ce que nous sommes à présent.
Deux étrangers mariés. Deux parents.
C’est comme si je n'étais plus rien pour lui. Il ne me regarde plus vraiment. Il me tourne souvent le dos. Mon esprit, lui, a créé sa bulle de protection. Ainsi, à l'intérieur, je subis sans souffrance et je vis tout cela comme si c'était normal. Comme s’il ne me manquait rien. Mais je suis clairement en manque de tout. Quand je constate les relations des copines autour de moi, quand je lis des romances, je vois bien tout ce que je n’ai pas et je me sens carencée. L’amour, le désir, le respect, l'intérêt, ces jauges sont au plus bas chez moi. Quand nous sommes nous dit « je t’aime » pour la dernière fois ? Quand ai-je senti son désir pour moi brûler en lui ?
C’est dans ce brouillard de pensées que je me plonge brièvement avant de réussir à soutenir son regard.
— C’est vrai que pour la voiture, tu n’y es pour rien, dit-il, brisant ainsi le silence entre nous.
Je souris. Le connaissant, cela lui coûte et c’est la parole qui pour lui s’approche le plus d’excuses. Je le sais, je devrais m’en contenter, hélas.
—Merci de le reconnaître, réponds-je, froidement.
—Ce cours était important pour moi. Je l’avais préparé, traduit. Ça m’avait pris du temps. Un confrère a pris le relais, ce qui veut dire que j’ai trois-cent pages et 7 heures de travail qui n’ont servi à rien.
Il continue son explication, mais je n’arrive pas à me concentrer. Je regarde ses lèvres, dans l’attente du moment où il prononcerait ces mots « Laëtitia, mon amour, je suis aussi resté pour toi ». Je me les répete dans ma tête et je souris, profitant de ce doux moment que m’offre mon déni.
—Résultat, j’y vais demain, mais la salle ne peut accueillir que cinquante étudiants. Les élèves qui ont manqué la session d’aujourd’hui ne pourront donc pas avoir de rattrapage, continue-t-il, me ramenant à la réalité.
Je réalise que tout ce qu’il vient de me raconter ne m'intéresse pas du tout. Est-il vraiment en train de plaindre cinquante inconnus alors qu’il n’a pas une pensée pour son épouse ? L’ironie du moment me dessine un sourire malvenu.
—Ça te fait rire ? s’insurge-t-il.
—Je suis ravie de savoir que tu sais encore te soucier des autres, pesté-je à voix basse.
—Pardon ?
—Non, rien, reprends-je à voix audible, et je voudrais reparler de ce matin, s’il te plait…
Pourquoi s’il te plait ? Voici où j’en suis ? À demander une autorisation ?
—Y’a pas grand-chose à redire, Laët !
—Bien sûr que si, ce matin tu as eu de drôles de sous-entendus. J’aimerai des éclaircissements.
D’un coup, comme si le contenu de l’assiette prenait soudain de l’intérêt, je le vois piquer sa fourchette ça et là, évitant mon regard au passage.
Cette attente attise ma grande curiosité qui, à mesure du temps qu’il prend avant de répondre, devient de la colère.
—Je pars samedi soir pour Stockholm, as-tu besoin que je dépose Lola chez ma mère ? demande-t-il, fixant son repas.
— Mais…
—Souhaite-tu que je dépose Lola, ou le feras-tu, répète-t-il d’un ton monocorde qui me glace.
Je reste figée. Dans ma tête, ces deux phrases, similaires, détachées, voulaient dire tout autre chose.
Comme s’il venait de m’affirmer « je pars, fais avec», ces mots me font mal. Ne pas savoir ce qu’il pense et le fait qu’il me laisse dans une incertitude me serre le cœur. Je ne comprends pas. Ou peut-être que je me refuse à comprendre. Mes pensées sont confuses, je sens mon poul sur mes tempes, je suis envahie par un mal de tête. Si j’ouvre la bouche, je crois que je vais vomir. Je me lève, blasée, puis je quitte la pièce dans un silence assourdissant. Il n’y prête aucune attention. Il ne me rattrapera pas ce soir.
Je me couche, les yeux baignés de larmes.
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