Jour 1
Chaque jour, sur les tables de la salle à manger, les clients de l’hôtel pouvaient trouver le journal hebdomadaire. Ce matin-là, le meurtre de la veille bénéficiait de la première page. Je lus avec avidité les paragraphes brassant avec suspens les informations dont j’avais déjà eu vent. L’article ressassait la découverte du corps, les objets rituels éparpillés dans la chambre, le caractère psychotique de notre protagoniste, et les nombreuses hypothèses avancées par la police.
Je reportai mon attention sur la photo qui faisait office de couverture. Au premier plan, un couple de jeunes mariés prenait la pose sur une plage bordant le village. Les journalistes avaient entouré la silhouette d’un homme en arrière-plan. On le distinguait à peine, c’est pourquoi ils avaient créé une nouvelle photo juste à côté de la précédente où ils avaient tenté d’agrandir l’individu. J’analysais ses traits floutés avec peine. Il était difficile ne serait-ce que de reconnaître un membre de sa propre famille. Je fus déçu du peu d’éléments que m’apportait ce bout de papier et me dirigeai vers ma chambre pour prendre une douche.
Deux fois à gauche, une fois à droite. En m’essuyant le visage avec ma serviette, je constatais qu’elle était imprégnée d’une odeur inhabituelle. C’est ce moment que choisit cette sensation pour revenir glisser de haut en bas dans ma nuque, me laissant une impression glaciale sur la peau. Déjà contrarié par les évènements du petit déjeuné, je me promis de le signaler à une femme de ménage.
Je fus tout à coup saisi par un sentiment qui me comprimait la poitrine. J’avais du mal à respirer et m’empressai d'ouvrir la fenêtre, m’y adossant en prenant une grande inspiration. Faiblesse passagère, je repris aussitôt mes esprits.
Je n’avais pas trop eu le choix de ma chambre d’hôtel. Ayant fait mes réservations au dernier moment, il ne restait plus que des lits au rez-de-chaussée. Si le meurtre était l’apanage d’un cambrioleur, alors il pourrait facilement accéder à mes affaires.
Dehors, le village commençait à s’activer. Les passants allaient et venaient au son des éclats de voix. Je restai encore quelques minutes à contempler cette joyeuse symphonie avant de me décider à aller la rejoindre. En sortant de l’hôtel je croisai la femme de ménage avec laquelle j’étais allé au bar.
— Appelez-moi Mya ! Et ne vous en faites pas pour vos linges, je vous les changerai d’ici ce soir. On a dû mélanger les corbeilles de linges sales et de linges propres. Je ferai le clair sur cette fâcheuse affaire !
Je la remerciai avant de reprendre ma route. Je ne me lassais pas d’arpenter le village. Je flânais au gré des étalages du marché lorsque j’aperçus Jean. Cette fois, il avait pris en grippe un vendeur de légumes. Ce dernier faisait de grands gestes désespérés pour tenter de le calmer. Ce qui à vrai dire, n’arrangeait en aucun point la chose. Décidé à jouer les médiateurs, je m’avançai afin de connaître la raison de leur discorde.
— C’est votre ami ? me questionna le vendeur.
Je répondis à l’affirmatif.
— Eh bien dites-lui qu’ici, à la Réunion, on n’embrouille pas les gens à savoir comment s’écrit le nom d’un fruit ! Les fruits on les mange et puis c’est tout !
Amusé quant à l’origine de la dispute, je rejoignis Jean qui s’en allait déjà en baragouinant « Pauvre inculte » à l’intention de l’homme.
— C’est quoi cette histoire ? questionnai-je en tentant de garder un ton neutre.
— Eh bien il y a qu’on ne peut pas discuter ! Je racontais à l’autre là-bas, que le Litchi venait de Chine. Et puis, je lui ai fait remarquer qu’il y avait une faute sur sa pancarte. Il avait mis Letchis au lieu de Litchis. Et là, ça a commencé. Il s’est vexé et les mots sont sortis tous seuls.
Jean avait la remarquable faculté à chercher des litiges où il n’y en avait pas. C’était comme un besoin pour lui, ou une forme de communication. Peut-être y avait-il derrière tout ça, une raison évidente à sa colère. Je n’osais pas l’interroger quant à son passé. Et je n’en avais pas envie non plus. En effet, cela suggérait de raconter le mien en retour.
Seul importait le moment présent.
Jean retourna chez lui, pris d’une soudaine envie de coucher sa mauvaise humeur sur le papier. Pour ma part, je suivais un itinéraire qui se traçait au fur et à mesure de mes pas. En passant devant un autre vendeur de fruits et légumes, je lus « Letchis » devant ce qui ressemblait à des Litchis. Curieux, j’allai demander à la vendeuse l’origine de cette différence de nomenclature. Elle m’expliqua que c’était juste le nom local qu’ils donnaient à ce fruit. Une cliente ayant écouté notre discussion m’apprit que ce fruit avait été importé de Chine vers les années 1760. Je quittais le stand en les remerciant, non sans avoir acheté des Letchis, et repris ma marche.
La matinée s’écoula ainsi. Je fis une halte à l’hôtel pour poser les fruits et je pus constater que les linges avaient été changés et ma chambre nettoyée. Satisfait, je ressortis dans le couloir pour fermer ma porte. Une fois à gauche. Deux fois à droite. Me voici dans le hall. Je me surpris à me passer la main dans la nuque.
Je comptais aller manger dans un petit restaurant que j’avais repéré quelques heures plus tôt. Il avait pour avantage d’offrir une vue sur la mer et de proposer dans ses plats des produits locaux. Un jeune serveur m’accueillit et me proposa une table à l’extérieur. Une fois installé, il me tendit la carte. Ne sachant que choisir, je regardai les plats des autres clients. Il y avait peu de monde. Je pris finalement le menu du jour. Tout en mangeant, je contemplais l’étendue bleue et son incessant va et vient. Le reste du paysage était vert.
Le début d’après-midi se déroula sans incident majeur. On avait presque oublié le meurtre. La vie continuait et cette sombre histoire ne semblait avoir été qu’un cauchemar. Une simple secousse aussitôt passée.
C’est avec un certain étonnement que j’aperçus Jean qui avançait dans ma direction. Il semblait s’être calmé et arborait son sempiternel sourire en biais. Ce dernier s’étira davantage lorsqu’il fut à ma portée.
— J’ai un sentier à te faire découvrir. Ça te tente ?
— Pourquoi pas. C’est pas trop long ?
— Non t’en fais pas.
Son expression n’avait pas changé, pourtant je pressentais que ce n’était pas tout à fait la bonne vérité.
Cela devait bien faire trois heures que nous marchions à travers une forêt primaire, manquant de glisser à chacun de nos pas sur les racines des arbres. Nous nous repérions grâce aux plaques en bois clouées sur certains arbres, indiquant la bonne direction. Du moins, Jean se repérait ; moi, j’étais plus occupé à tenter de rester en vie. J’avais d’ailleurs manqué de me briser la nuque une bonne cinquantaine de fois. Jean semblait plus stable, et je le soupçonnais d’être un habitué de ce genre de randonnée.
La difficulté augmenta encore d’un cran lorsque nous arrivâmes au bord d’un ravin que nous devions longer. Peu rassuré, j’avançai lentement, m’agrippant aux troncs ou branches humides qui s’offraient à moi. Je pensais que ce ne pouvait être pire lorsque Jean m’annonça que nous allions devoir descendre, via une échelle, pour rejoindre le sentier qui continuait en contrebas. Un regard dans le vide suffit à me paralyser.
— Il n’y a pas un autre chemin ? demandai-je avec réticence.
— Non, si on continue par la forêt il nous faudrait encore plusieurs heures pour rejoindre la ville la plus proche. Par-là, il indiqua l’échelle, il nous reste seulement une heure et demie.
— Je ne vais pas y arriver, soufflai-je pour moi-même.
— Mais si, ça va aller. Si tu veux, je passe devant et j’assurerai tes appuis !
Hésitant, mais n’ayant pas vraiment le choix, je me lançai dans la descente. Jean descendit avant moi, m’aidant avec confiance. Pour ma part, j’évitais de penser au précipice qui se situait à ma gauche. Une fois sur la terre ferme, je pris le temps de reprendre mes esprits. Lançant un regard en arrière, je me demandai si le matériel était vérifié régulièrement.
La lune prenait la place du soleil lorsque je vis enfin des maisons se dessiner au loin. J’étais soulagé d’avoir survécu à cette aventure. Jean m’avait avoué qu’il avait voulu me mettre en difficulté. C’est bénéfique de repousser ses limites de temps à autres d’après lui. Trop exténué pour discuter davantage, je décidai de regagner ma chambre pour la nuit. Je n’avais plus d’énergie, si bien qu’une fois allongé sur mon lit je ne pus me résoudre à le quitter. Le sommeil me prit.
Je fus réveillé par un bruit. Cela venait du plafond. Un bruit qui se répétait. Un coup suivi d’un glissement. Je ne pus en déterminer la source. Mes voisins étaient apparemment des gens bruyants. Je me rendormis.
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