Jour 3
Je me réveillai à l’aube. J’avais oublié de fermer les volets, ainsi je pus contempler la brume qui recouvrait le village encore endormi. Il avait dû pleuvoir cette nuit-là. En m’étirant, je sentis quelque chose effleurer ma main. C’était un bout de papier. Je me redressai et le pris dans mes mains. Il y avait un message écrit au stylo noir : « Danger ». La sérénité que la nuit avait fait naître en moi s’évanouit aussitôt et tous les problèmes de ces derniers jours resurgirent dans ma mémoire. Je commençais à me demander si quelqu’un ne me faisait pas une mauvaise blague. Pour la première fois, je sentais la peur naître en moi. Je jetai un regard au réveil posé sur ma table de chevet. 6 h 07. Par chance, le petit-déjeuner était servi dès 6 h 30 dans cet hôtel. Je décidai ainsi de prendre une douche chaude afin de calmer mon cœur qui battait fort dans ma poitrine.
J’étais dans la cabine de douche, prenant un des shampoings qui étaient posés sur le rebord. Lorsque je l’ouvris, une odeur infâme s’en échappa. C’était un mélange de viande avariée et de quelque chose d’autre que je n'arrivais pas à identifier.
— Putain mais c’est dégueulasse !
Je m’accroupis et appuyai sur le tube pour faire sortir une mixture rouge pâteuse qui tomba sur le sol. Il semblait y avoir des morceaux ressemblants, comme à si méprendre, à des phanères. Pris d’un haut-le-cœur, je passais un jet d’eau pour la faire évacuer et sortis de la cabine de douche. Je retins un élan nauséeux en me penchant vers le lavabo.
— Mais c’est quoi ce bordel putain ?!
Ma voix se brisa et je courus vers la fenêtre pour faire entrer de l’air frais. Etrange situation que d’être totalement nu devant une fenêtre, à essayer de donner un sens à quelque chose qui n’en avait pas. Prenant conscience que des gens commençaient à passer, et étant au rez-de-chaussée, j’enfilai en vitesse quelques affaires. Tant pis pour la douche, je n’avais plus très envie d’en prendre une à présent. Lorsque je sentis un semblant de courage revenir en moi, je retournai dans la salle de bain et tentai de savoir si les autres tubes avaient subi pareil sortilège. C’était le cas. Tous semblaient abriter la même bouillie rougeâtre pestilentielle. Ne voulant reproduire la même erreur que la veille, je pris tous les échantillons et les mis dans un sac. C’était une preuve indéniable que je n’étais pas fou. Je décidai de ce pas de les apporter à la première personne de l’hôtel que je croiserai.
Une fois à gauche, deux fois à droite. Le hall. Je m'avançai vers l’accueil où une réceptionniste tapait sur un clavier d’ordinateur. J’attendis qu’elle se tourne vers moi pour lui tendre le sac, sans un bonjour.
— J’ai trouvé ceci dans ma salle de bain. Je vous laisse voir par vous-même.
Faisant fi de mon manque de politesse, elle prit le sac et commença à analyser son contenu. Je reculai d’un pas, ne souhaitant pour rien au monde ressentir cette odeur. Elle ouvrit chacun des tubes pour les sentir, examina minutieusement chaque partie avant de déclarer :
— Y a-t-il quelque chose qui vous ait déplu ?
Se moquait-elle de moi ?
— Ça me paraît évidant pourtant, répliquai-je d’un ton grave.
Elle regarda de nouveau les tubes mais cette fois avec un regard lointain. Je perdis patience dix secondes après et lui pris le sac des mains. C’était à mon tour d’analyser les tubes. Ils avaient toujours cette couleur rouge. J’en ouvris un pour le sentir ; je sursautai lorsqu’un parfum floral s’en dégagea. Je répétai la manœuvre avec les tubes suivants mais aucun ne semblait contenir cette bouillie dégoûtante de tout à l’heure. Pris d’un terrible effarement, je n’entendis pas lorsque la jeune femme m’appela et je me retournai pour m’adosser au comptoir. La sensation du liquide froid qui glissait dans mon cou me fit frissonner. Je repris mes flacons de savon et retournai dans ma chambre.
Par quel maléfice étaient-ils redevenus normaux ? Avais-je rêvé ? Je les reposai à leur place, cherchant une quelconque trace de l’évènement. Étais-je fou ? Je ne trouvais aucunes des réponses à mes questions.
Peu satisfait, je pris la direction du séjour où était servi le petit-déjeuner. Je n’avais pas très faim ces temps-ci et encore moins avec cette mésaventure. Je pris mon temps, profitant de la protection du monde qui se pressait dans la salle. Une dame vint alors s’assoir à ma table. Je ne la reconnus pas tout de suite. C’est lorsqu’elle me dit bonjour que je compris où je l’avais rencontrée. C’était lors du repas chez Boyer. Elle faisait partie des dames avec lesquelles j’avais conversé. Après l’échange de politesse, elle entreprit de me compter les dernières nouvelles. J’appris que la boulangerie du village allait fermer d’ici un an si personne ne reprenait la boutique, que la vieille Jeanne, la femme du marchand de légume, avait fait un malaise dans la nuit et était à l’hôpital.
— Ses jours ne sont plus comptés, Dieu soit loué ! ajouta-t-elle.
Je m'évertuai à ajouter çà et là des interjections car j’attendais impatiemment que le sujet principal arrive. Et il arriva.
— Vous savez, dit-elle, à propos du meurtre de l’autre jour, ils ont enfin statué sur ce qui s’était passé !
Je me redressai sur ma chaise.
— C’est à dire ? Ils ont trouvé l’assassin ?
— Oui et non, dit-elle en jetant un regard en biais à ma tasse de café vide.
Je me pressai de commander deux autres cafés. Elle prit son temps, but une gorgée avant de continuer.
— En réalité, rien n’avait été volé. C’était certes un peu… sens dessus dessous, mais c’était apparemment comme ça les jours précédents le soi-disant meurtre. Notre homme était devenu paranoïaque et ne laissait plus entrer personne dans sa chambre.
La sensation qui traversa mon échine n’avait rien à voir avec les fois précédentes. Celle-ci était provoquée par la peur, une peur insidieuse qui m’enserrait de plus en plus à chaque instant. Elle continua sans prêter attention à mon malaise.
— L’autopsie a eu lieu et les médecins sont unanimes. Le pauvre homme est mort de peur. Son cœur s’est simplement arrêté de battre. C’est une bonne nouvelle.
Je la regardai d’un air interloqué avant de reprendre ses propos.
— Une bonne nouvelle ? soufflai-je.
Un sourire apparut sur ses lèvres.
— Eh bien oui, cela signifie qu’il n’y a pas de cambrioleur et donc pas de tueur ! Nous n’avons plus à craindre une suite à cette lugubre histoire.
A cet instant, je ne fus pas aussi certain qu’elle quant à la suite des évènements. Je me contentai de hocher la tête, pensif. Au bout d’un moment, lorsqu’elle eut fini son café, elle me souhaita une bonne journée d’un sourire auquel il manquait des dents, puis partit. Je me retrouvais à nouveau seul avec mon malaise qui m’empêchait d’entrevoir la suite des évènements. Lorsque je parvins à rassembler le peu de force mentale qu’il semblait me rester, je me levai et pris la décision de rester dans des endroits où il y avait du monde. Je ne souhaitais pas retourner dans ma chambre, cet endroit où semblait se jouer une étrange comédie.
Au fil de la journée, ma peur se transforma en colère. Quelqu’un voulait me faire une mauvaise blague, j’en étais certain. Si ça se trouve ils ont vu mon intérêt pour le meurtre, et ont sauté sur l’occasion de m’effrayer ! J’avais déjà remarqué leur goût prononcé pour les histoires macabres en feuilletant les magazines que l’hôtel avait mis à disposition des touristes. Nombre de randonnées arboraient le nom d’un fantôme tel que « Vierge noire » ou autre nom sordide. La culture réunionnaise regorge de contes en tout genre et le sang y est souvent versé.
Le village était petit et tout le monde se connaissait ici, c’est pourquoi je ne fus pas étonné de croiser Mya. C’était un jour de brocante et elle chinait çà et là. Quand elle me vit, une étrange lueur s’anima dans ses yeux.
— Eh bien, eh bien, on m’a raconté ce qu’il vous est arrivé ce matin. Décidément le sort s’acharne sur vous.
J’eus un instant l’impression qu’elle tentait de m’analyser.
— Ce sont des choses qui arrivent, enfin je crois. Mais n’en parlons plus et profitons plutôt de cette belle journée, lançai-je avec un sourire peu convaincant.
Nous errâmes deux heures parmi les étalages de bric à brac. Mon esprit était peu ouvert au moment présent et je remarquais à peine lorsqu’elle me montrait ses emplettes. J’avais l’impression que tout autour de moi était trop rapide, et moi trop lent, comme paralysé par moment. Chacun de mes gestes était lourd et désagréable. Une sorte d'atmosphère cotonneuse m’étouffait et les bruits environnants me paraissaient lointains. Je n’étais pas le compagnon idéal, loin de là. Je n’avais jamais été très bavard, mais jamais autant absent du monde présent.
Je décidai de dîner dehors, chez Boyer. Je repoussai au maximum le retour dans ma chambre d’hôtel. Mya m’avait fait faux bond deux heures plus tôt et j’avais jusqu’alors erré dans ce village que je commençais à connaître par cœur. Une fois arrivé au bar, je lançai un rapide coup d’œil vers les personnes déjà présentes, espérant y voir un visage familier. Je fus déçu de n’y trouver qu’un groupe de touristes et deux ou trois bandes d’habitués. Le serveur me proposa une table à l’extérieur, mais je lui fis savoir que je préférais être installé sur le comptoir du bar. L’atmosphère cosy ouvrait une parenthèse relaxante dans ce séjour. Je repensai alors à ma vie d’avant, jusqu’au moment où je me souvins de ma promesse de l’oublier l’espace de quelques semaines. Je décidai alors de ne penser à rien hormis cette chope de bière posée devant moi. Je regardai les bulles remonter à la surface avec frénésie, y formant une mousse blanche et compacte. Je humai les effluves d’alcool s’en échappant et admirai la couleur ocre changeant de tonalité avec la lumière. J’étais en train d’examiner les rainures du comptoir lorsque le barman m’informa qu’il était temps de partir. A contre cœur, je me levai de ma chaise et pris lentement la direction de la sortie. Il faisait nuit noire et les lampadaires qui éclairaient les rues leurs donnaient un aspect fantomatique. Je me hâtai alors vers l’hôtel, ne souhaitant pas faire de mauvaises rencontres.
Deux fois à gauche, une fois à droite. J’étais arrivé dans ma chambre. Je décidai de jeter un coup d’œil dans la salle de bain, histoire de vérifier que les savons étaient toujours utilisables. Je fus une fois de plus déconcerté lorsque je sentis un parfum de fleur en ouvrant l’un des tubes. Je pris alors une douche malgré cette sensation qui me tiraillait depuis que j’étais rentré. Une fois propre, je plongeai sous les draps, constatant la même odeur que les serviettes. On aurait dit de l’encens.
J’étais à peine couché depuis cinq minutes que les bruits du plafond reprirent, plus forts et plus intenses que jamais. Les effets de l’alcool les amplifiaient si bien, que j’avais l’impression qu’ils provenaient de l’intérieur de mon crâne. Je passai ma tête sous l’oreiller, espérant les faire taire. Je ne réussis qu’à les atténuer. On aurait dit que quelque chose se traînait au sol et prenait malin plaisir à faire le plus de bruit possible en tambourinant.
Tout à coup, mon souffle fut coupé : j’entendais des bruits de pas. Contrairement aux autres sons, ceux-ci provenaient de ma propre chambre. Un courant glacé parcourut mes nerfs de la tête aux pieds. J’étais paralysé ; comme un enfant se cachant sous ses draps. Ma tête toujours sous l’oreiller, j’entendais les bruits de pas se rapprocher, puis s’éloigner, puis se rapprocher, comme une bande son sans fin.
Je mis ce qui me parut une éternité pour glisser lentement, et sans un bruit, ma main vers la lampe de chevet. Je commençais à suffoquer lorsque je sentis les contours de la table. Je décalai ma main dans un sens, puis dans l’autre, jusqu’à sentir le fils électrique. Tous mes gestes me semblaient bruyants et je m’attendais, à chaque instant, à sentir une main agripper mon bras. Mais rien de semblable ne se produisit et je pus atteindre l’interrupteur sans ennuis. Je décidai de compter jusqu’à dix avant d’allumer la lumière. Mon cœur semblait vouloir s’échapper de mon corps.
A dix j’appuyai sur l’interrupteur, sortant par la même occasion ma tête de sous l’oreiller pour m'asseoir sur le lit. Je fus tout d’abord ébloui par la luminosité et je plaçai les bras devant moi en protection. Lorsque mes yeux s’habituèrent, je remarquai non seulement que les bruits, tous les bruits, avaient cessé, mais aussi qu’il n’y avait pas l’ombre d’un chat dans la pièce. Totalement en nage, je fis voler mes draps vers le bas du lit, conservant tout de même mes pieds sous leur protection. Je me rallongeai et restai un moment à observer la pièce.
La fatigue, apportée par la peur à laquelle j’avais été soumis, me poussa à fermer les yeux. Je laissais la lumière allumée pour la nuit. Je plongeais à peine dans le sommeil lorsque les bruits reprirent, mais pas aussi puissants qu’avant. Cette fois, il semblait simplement que quelque chose grattait le sol juste au-dessus de ma tête.
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