Mélodie du passé
Ses doigts glissaient sur les touches jaunies du piano. La douceur de ses gestes, sa posture élégante, tout en elle complimentait la virtuosité de son morceau. Je fermais les yeux, ressentant au plus profond de moi chacune des vibrations célestes des cordes frappées. Je me laissais aller au doux plaisir de l'abandon de soi, profitant de cet instant fugace de paix. Les notes résonnaient dans chaque pièce de la bâtisse vide, dans chaque courant d'air qui filait au travers du verre brisé des fenêtres, dans chacune de nos respirations, dans chaque atome composant notre univers. Parfois, la pédale grinçait, répondant aux bruits du plancher. Il n'y avait plus que nous.
Il me semblait avoir déjà entendu cet air, il y a fort longtemps. A l'époque où la vie était permise. Quand nous pouvions encore rire, jouant sous les lilas en fleurs. Quand nous allions à la fête foraine, les yeux brillants des reflets des millions de lumières. Quand nous pouvions sentir le matin, la brioche cuisant dans le vieux four en pierre. Mes souvenirs perdus, mes sensations oubliées, se réveillaient peu à peu au fil de la douce partition. Je savais que cet instant de bonheur fugace était destiné à s'éteindre, mais je voulais le garder en mémoire. Me souvenir de ce passé que je retrouvais, doucement. Me souvenir du temps où nous étions heureux.
Des cris au loin. Je t'en supplie, ne t'arrête pas.
Des bruits de course dans la forêt. Des voix. Je t'en supplie, ne t'arrête pas.
Une porte qui vole en éclat. Des pas lourds sur le bois pourri du sol. Des voix qui hurlent, du métal qui s'entrechoque. Je t'en supplie, ne t'arrête pas.
Une balle filant dans l'air. Un son sourd qui s'écrase. Plus de musique.
Je gardais les yeux fermés. J'essayais de retrouver l'air du piano. Il m'échappait. Mes souvenirs volaient en éclats. Nous avions commis une faute grave en venant ici. La peur s'était accrochée à moi de son étreinte glacée.
Ils criaient toujours. Le chaos abattait son tranchant sur ce qui, il y a encore quelques instants, n'était qu'à nous.
Une sensation froide à l'arrière de la tête.
Je n'ouvrais toujours pas les yeux, à la recherche de ce que l'on m'avait pris.
Un cliquetis menaçant.
La peur.
Et puis, une note. Légère, presque étouffée. Une autre. Chassant ma terreur.
Ils ne pouvaient pas me l'enlever. Ils n'avaient jamais pu le faire. Toutes ces années, je n'avais été qu'un vieux fou en quête de ce qu'il possédait déjà.
Je souris. Je compris que j'étais heureux.
Je murmurais cet air retrouvé. Le son qui s'échappait de mes lèvres chatouillait mon cœur fatigué. Et je revoyais cet autrefois. Cette liberté perdue. Ma voix se mêlait aux vociférantes ténèbres ambiantes.
Puis, je finis par ne plus les entendre. Seulement cette mélopée enivrante.
Pour l'éternité.
- Ecriture libre en écoutant "Her Sleeping" - Jef Martens
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