Accordés

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Ça remonte au temps où mon arrière-grand-père était violoneux et était de toutes les fêtes. Ma grand-mère a hérité de l'instrument, mais c'est plutôt son mari qui s'en servait. Je crois qu'elle était un peu timide en public, mais elle savait très bien en jouer. C'est ce que me disait grand-papa. Ils ont économisé les sous pour payer un professeur de musique à ma mère. En apprivoisant la musique, ma mère a aussi découvert l'amour et a épousé son professeur. Quand suis née, il n'était pas question de savoir si j'aimerais la musique, mais plutôt de quel instrument je jouerais. 

Ça aurait pu virer au cauchemar si la musique n'était qu'un hobby ou si mes parents avaient été si passionnés et autoritaires qu'ils ne me laissent pas le choix. 

Mais voilà...

J'avais deux ans quand j'ai essayé de jouer du piano. J'avais cinq ans que j'ai réclamé mon premier violon. À treize ans, je me suis rebellé avec une guitare qui est devenue électrique assez rapidement. À dix-sept ans, j'ai fait partie d'un groupe et on traînait tard dans les bistros et les petites boîtes du quartier. Ma mère m'a convaincue d'aller au conservatoire et j'ai gratté ma guitare durant un moment avant de revenir au violon. C'est dans mon sang.

En plus de faire partie d’un petit quatuor à cordes, je prends des contrats : bars, mariages, anniversaires, animation publique. Je ne suis pas rebutée par le genre de public ou de lieu : d’une part, il faut bien payer le loyer et l’épicerie; d’autre part, j’aime jouer. Et puis, il y a des avantages à être aussi éclectique. J’ai droit autant à l’acoustique exceptionnelle des églises qu’à la scène pleine de spots des bars. J’ai un programme strict à suivre ou bien je prends les demandes particulières. Je me tiens droite et je fais glisser l’archet avec langueur ou bien je pince les cordes dans un staccato amusant.  Le violon qui faisait danser les rigodons a cédé la place à un instrument plus fin, mais la méthode n'a pas beaucoup changé. Un archet glisse sur les cordes et ce qui pourrait autrement ressembler à un miaulement se transforme en mélodie. Je le blottis dans mon cou et il est docile sous ma main. Ensemble, nous pouvons faire pleurer les cordes ou les faire éclater de rire. 

Et puis est arrivé ce nouveau contrat, banal en apparence : jouer dans le hall d’un hôtel lors d’une réception pour un congrès, puis durant le repas. C’est le genre de soirée qui paie bien, mais où je suis la moins satisfaite. Ces gens bien habillés ne prêtent pas plus attention à moi qu’à un simple haut-parleur. Je sais que je suis là pour donner un standing à l’événement et bien peu écoutent la musique. J’en profite généralement pour faire des variations sur les morceaux les plus classiques. J’ai déjà passé quatre heures sur les canons de Pachelbel et personne ne s’en est rendu compte, mais j’ai maîtrisé un nouvel arpège qui me posait problème auparavant.

Je suis donc dans ma petite robe noire (toujours porter du classique) et j’accorde mon instrument tout en réchauffant l’archet. On m’a placée contre l’immense verrière, près du bar et les voix qui demandent du vin, un Perrier ou un cocktail ainsi que les verres qui s’entrechoquent contre les bouteilles masquent presque les notes. J’hésite à brancher le micro, puis je décide de n’en rien faire. Je ne suis pas là pour briller, juste pour créer un fond et donner une impression. Au moins, le contrat est payant.

Une heure passe et les conversations enterrent complètement le violon. Je branche le micro avec un petit soupir, Je me retourne un instant pour vérifier que le boîtier à piles est bien accroché à mon dos. Et c’est là que je le vois.

Il est de l’autre côté de la vitre. À peu près 25 ans, avec un foulard jaune clair et un manteau gris en laine. Il a des taches de rousseau sur les joues et le nez et des yeux pétillants. Il me salut d’un petit signe de tête et d’un sourire. Je lui réponds tout aussi discrètement. Il me fait un clin d’œil en pointant la foule qui bavarde et s’entasse dans le hall. Il roule des yeux exaspérés et moqueurs à leur attention. Je souris encore et il lève un pouce pour m’encourager. Je hoche la tête et il poursuit son chemin après une brève hésitation.

Une autre heure passe et j’ai presque oublié mon admirateur quand, soudain, il est de retour. À l’intérieur cette fois. Il a échangé son manteau contre un étui souple et plat de plus d’un mètre de long. Je perds le rythme quand il s’installe près de moi, déballant ce qui s’avère être un piano électronique. Il y a un support léger en métal qui accueille le clavier, un autre qu’il déplie et qui, je m’en rends compte avec amusement, est un tabouret portatif.

« David. » dit-il en branchant le piano.

« Annick » dis-je en un souffle.

« Conservatoire? »

« Quatre ans. »

« Trois et demi. » réplique-t-il en faisant un rapide exercice d’échauffement.

« Vous n’étiez pas obligé de venir. »

« Oh, ces soirées sont tellement ennuyeuses quand personne n’écoute. Alors je me suis dit… »

« Oui? »

« Qu’ils allaient écouter. »

Ses doigts effleurent les touches et une tarentelle endiablée jaillit et fait concurrence au brouhaha des convives. Les plus proches se retournent vers nous. Il n’en faut pas plus pour que mon archet se mette à danser à son tour. Surprise, intérêt, agacement : la palette des réactions est aussi variée que le nombre de cocktails offerts au bar. Petit à petit, comme une vague, la musique attire l’attention de tout le monde. Certains battent le rythme avec un doigt sur leur verre ou avec leur pied. La tarentelle se transforme en cet air populaire qui joue à la radio sans arrêt depuis deux semaines. Notre improvisation nous fait gagner quelques applaudissements, mais l’air de plus en plus sévère des irréductibles est immanquable. J’enchaîne avec les premiers accords d’une valse et le piano me suit sans faille. À ma droite, je vois un homme faire tourbillonner sa partenaire. D’autres tendent leur verre à leur voisin et se mettent à danser à leur tour. Après la valse, c’est le thème principal de Star Wars. Nous nous arrêtons et la foule, réchauffée comme nos doigts à présents, se demande où nous allons l’emporter. Nous hésitons suffisamment longtemps pour que les grincheux commencent à se diriger vers nous, dans le but de nous expulser. Adieu chèque, me dis-je sans remord.

C’est sans compter une des filles du bar qui bondit entre nous et qui se met à chanter « I was effraid, I was petrified… ». Avec un clin d’œil, nous la rejoignons pour I Will Survive, puis la majorité de la foule nous imite. Les grincheux sont lâchement piétinés (au figuré) et la soirée se poursuit avec les demandes spéciales et les improvisations. Je ne parlerai pas de la résurrection de l’ancien « break-dancer » sous le complet respectable d’un homme encore plus respectable ou même de la conga finale.

Le responsable de la soirée est un peu mal à l’aise au moment du paiement. Il a adoré notre numéro, mais il s’est fait remonter les bretelles pour ne pas avoir fourni un « fond sonore discret ». Je lui fais promettre de ne pas reproduire l’événement et il nous laisse partir après m’avoir chaudement remerciée. Je ne fais pas deux pas qu’un autre responsable m’arrête.

« Martin Porlier, responsable de l’organisation des événements pour l’hôtel. Dites Event Manager, c’est plus court. Je tiens à vous féliciter pour votre prestation et j’aimerais savoir si vous accepteriez de signer un contrat pour trois autres événements la semaine prochaine. »

« Eh bien… »

« Je suis disponible la semaine prochaine. » lance David en approchant.

« Et vous, mademoiselle? »

« Est-ce que vous attendez de nous une soirée euh… normale? »

« Si ce que j’ai vu et entendu ce soir était normal, alors oui, c’est exactement ce que je veux. » répondit-il avec enthousiasme. « Vous savez combien d’événements nous avons par année? Des douzaines! Si les invités ne quittent pas la salle enivrés ou avec leur cellulaire collé à l’oreille pour un autre rendez-vous, je suspecte un soulagement à leur départ! Ces réunions d’affaires sont… »

« Ennuyeuses. » propose David.

« Oui. » confirme l’Event Manager. « Pouvez-vous reproduire ce que vous avez fait ce soir? »

« Probablement. » disons-nous ensemble.

« Et vous jouer ensemble depuis longtemps? »

« C’est comme si nos instruments se connaissent depuis toujours. Pas vrai? » dis-je à David.

Lesdits instruments sont dans leur étui mais je jurerais qu’ils ronronnent de plaisir. Il hoche la tête. Le lendemain après-midi, devant un café, nous nous retrouvons (sans que le piano ou le violon nous chaperonnent) et nous faisons plus ample connaissance. J’ai un pressentiment quand il me raconte que sa grand-mère et sa mère étaient chef de chorale et organistes à l’église : « J’ai été baptisé au son de l’orgue et j’ai appris le solfège avant d’apprendre à lire. »

Le sujet, sans trop savoir comment, finit par porter sur nos mains. J’ai quelques cals au bout des doigts, les siens sont incroyablement longs. L’écart avec son pouce et son auriculaire lui permet une portée plus grande et plus facile. Si ce léger contact est électrisant, le baiser qu’il me donne lorsqu’il me souhaite une bonne nuit est un vrai éclair. Il s’écarte, incrédule. Il a visiblement senti quelque chose, lui aussi. Nous nous embrassons à nouveau.

Dire que je ne croyais pas au coup de foudre.

Mais nos instruments avaient raison. Et…

Six ans plus tard, une petite Delphine est penchée sur le piano, ses deux tresses contre ses joues roses battent la mesure. Son père prédit qu’elle aura ses longs doigts. En tout cas, elle a ses taches de son sur le nez et ma manie de pencher la tête un peu de côté, comme si mon violon était toujours en place. Qui sait, elle voudra peut-être un archet un jour. Elle termine le morceau avec des étincelles dans les yeux et nous demande quand nous lui apprendrons le prochain morceau. Puis elle nous réclame sa berceuse habituelle. Je la borde dans son lit, je rejoins David et nous jouons doucement jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Les notes s’emmêlent parfaitement, les instruments se répondent l’un l’autre comme nos cœurs le font depuis ce moment où nous nous sommes trouvés.

 

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