PREMIERE PARTIE - Chapitre 1
15 mai 1962 - Londres
— Viens. Ne joue pas les rabat-joie ! gémit Jill Patel depuis la salle de bain.
Elle porta une touche de rouge carmin à ses lèvres et embrassa le miroir en manguier massif.
— Je préfère rester ici avec Pablo, répondit doucement Pippa Anderson en croquant dans un scone.
Déambuler sur Oxford Street était éreintant, mais si fascinant. Chaque boutique méritait d'être admirée et visitée. On y dépensait sans compter. Une corbeille de fruits en promotion, un nouveau tailleur, tout était propice à la consommation. Et voilà que l’effervescence si recherchée à Mayfair devenait épuisante. Dans ce contexte, il ne restait pour nos deux amies qu’une solution : regagner la quiétude de Belgravia. Ce quartier chic dans lequel les Anderson avaient posé leurs valises. Agrippant fermement leurs paquets, elles s'étaient réfugiées dans le premier taxi longeant l’avenue.
A présent, Pippa se prélassait dans sa vaste chambre, Pablo sur ses genoux, attendant patiemment que Jill sorte de la salle de bain. Les Anderson jouaient au bridge chez les Poe, leurs amis de longue date et à l’exception de Maggie, leur gouvernante, la maison était déserte. Pippa s’était déjà imaginée qu’elles passeraient la soirée devant une énième rediffusion du film de Jack Clayton, Les innocents. Mais son amie préférait aller danser le twist, entourée d’une ribambelle d’hommes tous plus entreprenant les uns que les autres. Leurs amis avaient réservé une table au Clark’s et les attendaient probablement déjà. Leur faire faux bond serait perçu comme une forme d’irrespect.
La poitrine de Pippa se serra et son pouls s’emballa. Elle savait que Tom Harris serait là. Il les suivait à la trace, ces derniers temps. Et elle ne voulait en aucun cas fêter son anniversaire en sa compagnie. Ce type, bien que bienveillant à son égard, l’effrayait. Les mains moites, elle déboutonna le col de sa chemise. Il faisait une chaleur digne d’un mois d’Août à Séville, non ?
Or, Jill n’était pas du genre à céder aussi facilement. Quand elle voulait quelque chose, elle finissait toujours par l’avoir. Aujourd’hui ne ferait pas exception à la règle.
Cette dernière s’adossa contre la porte de la salle de bain et roula des yeux. Comment Pip’ pouvait-elle être aussi casanière ? Préférer se vautrer devant le poste de télévision en compagnie de ce stupide chat alors que Tom Harris faisait partie de la mêlée ... Juste ciel ! Il était aussi irrésistible qu’une glace à l’eau ! Une glace à l’eau que visiblement, Pippa préférait fuir. Comment cela pouvait-il être possible ?
Pip' n’avait pas besoin de lire dans une boule de cristal pour comprendre ce que Jill mijotait. Et il était hors de question que son amie ait chasse gardée sur sa vie amoureuse. Agacée et le cœur lourd, elle attacha ses longs cheveux roux en un chignon bas. Se servir de ses mains était le seul moyen de reprendre le contrôle de ses pensées lorsqu’elle se sentait bouleversée. Pourquoi Jill tenait-elle tant à influencer ses décisions ? Une femme ne restait-elle pas maître de ses choix ? N'était-elle qu'un pion que les hommes utilisaient selon leur bon vouloir ? La gorge nouée, elle s’empara d’un verre d’eau posé sur la table de chevet. Jill en profita pour sortir de sa tanière. Adossée contre la porte de la salle de bain, elle épousseta son tailleur en tweed puis brandit son fume-cigarette. Elle alluma une Virginia qu’elle porta à ses lèvres, sans quitter des yeux la jolie rousse.
— C’est un très bon parti, tu sais …
Et voilà que Jill en rajoutait une couche. Elle ne se laissait pas vaincre aussi facilement. Pippa savait très bien de qui elle parlait. D'ailleurs, ses mêmes mots sortaient régulièrement de la bouche de ses parents. Ses initiales étaient même brodées sur le mouchoir dissimulé dans la poche de son veston. Un T et un H. Mais, elle ne comptait pas se laisser influencer aussi vite. Même si Jill déployait les grands moyens pour la faire succomber. Sa répartie incisive qui consistait à faire culpabiliser son amie, le détachement, qu’elle jouait à merveille, et qui se résumait à donner de banals conseils à une Pippa qui considérait Jill comme un propre membre de sa famille. Et donc, un modèle à suivre.
— Alors épouse-le, se moqua Pippa, ne souhaitant pas montrer à quel point cette situation l’affectait.
Pippa vida son verre d’une traite, caressa Pablo puis se laissa tomber sur le lit. Son corps rebondit sur les coussins. Les yeux rivés sur le plafond, elle enroula une mèche de ses cheveux autour de ses doigts. Elle faisait toujours cela pour dissimuler ses tremblements.
Jill leva les yeux au ciel, jeta sa cibiche dans la carafe vide et s’empara de la brosse posée sur le transistor. Elle s’installa devant la coiffeuse, pensive. Cette pièce dégageait une certaine zénitude. D’ailleurs tout avait été conçu en ce sens, que ce soit le papier peint d’aquarelle rose ou encore l’accès direct au jardin. Elle brossa lentement sa chevelure brune, jetant de temps à autre de brefs coups d’œil à son amie. Elle finit par briser le silence incapable de se retenir plus longtemps.
— Qu’est-ce qui t’effraie autant ? Ce n’est qu’une fête.
Pippa demeura silencieuse, préférant centrer son attention sur sa respiration. Elle craignait qu’une énième crise d’angoisse ne refasse surface. Cela lui arrivait fréquemment ces derniers temps, et ce encore plus depuis qu’elle souffrait du syndrome de la page blanche. Peut-être était-ce dû au fait qu'elle était tiraillée entre deux choix : mener la vie qu’on attendait d'elle ou fuir ce quotidien étriqué, et s’émanciper. Elle ne voulait nullement décevoir ses parents. Mais, si elle ne pouvait plus écrire, alors elle ne parviendrait plus à respirer. Son regard se hasarda sur le dernier exemplaire de Woman et la jeune femme ferma les yeux. Elle s'imagina en vacances sur la Côte d'Azur, à siroter des cocktails au bord de la piscine de l’hôtel. Puis, à la nuit tombée, elle aurait arpenté les ruelles étroites et colorées, des chichis à la main.
Sans chaperon. Sans mari. Sans enfant.
Le rêve de toute femme en quête d'indépendance. Un privilège qu’elle ne pouvait pas se permettre. Ses parents, héritiers d’une longue lignée d’aristocrates anglais, contrôlaient sa vie d'une main de maître. Ils la terrifiaient autant qu'épouser Tom Harris.
— Fais-moi plaisir Pippa. Oublions toute cette histoire et sortons.
Un sourire ultra bright se dessina sur les lèvres de Jill, aussi pulpeuses que deux quartiers d’une mandarine.
— Tu ne vas pas passer ton anniversaire enfermée entre quatre murs.
Pippa capitula. Jill, excitée comme une puce, s'empara de son manteau à carreaux et se rua vers le couloir. Les garçons sirotaient sûrement déjà un gin. Et elle ne voulait pas perdre une miette de leurs échanges.
Pippa se redressa à contrecœur et chaussa ses babies dorées à talons. Elle était tout juste présentable. Pablo miaula et se frotta contre ses jambes. Seul, Pab la comprenait...
— Quoi ? Ce chat a encore faim ?
Pippa mordilla l’ongle de son pouce. Jill n’avait jamais réellement apprécié Pab’. La jolie brune s’arrêta devant le miroir mural et jeta un dernier regard à son reflet. Elle vérifia la réussite de son trait d’eye-liner et se réjouit de l’effet rendu. Elle adorait arborer ce look, premièrement parce que Saira Bano la fascinait, secundo car elle attirerait tous les regards. Pas ceux qui lui rappelaient qu’elle n’était “qu’une étrangère à la peau dorée”. Non... Mais, ces regards remplis d’une admiration que l’on vouait qu’à une héritière d'une grande maison de parfums. Qui plus est, descendante d’une ancienne lignée de Maharadja. Elle avait fait de sa différence une force et de son caractère un véritable atout. La haute société l’adorait et s’étonnait même qu'elle ne fut pas mariée. La raison était simple : elle ne dirait oui qu’à Tom Harris. Et tant que celui-ci ne la considérerait pas, alors elle refuserait d’aborder le sujet !
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