Chapitre 19
Petite fille, Pippa n’avait qu’un objectif : ne pas décevoir ses parents, et une seule et même passion : écrire. Elle inventait toutes sortes d’histoires. De sa réappropriation du conte de Cendrillon à celui de Blanche Neige, son appétit demeurait insatiable. Son carnet l’accompagnait partout. Jamais seule, elle avait ainsi découvert que son inspiration était bien fructueuse quand elle passait ses après-midis à l’extérieur. Au milieu des chênes centenaires, elle laissait libre court à son imagination. Et ce jusque ce que la nuit tombe.
— Il est temps de rentrer, Mademoiselle, entendait-elle encore crier Maggie depuis la terrasse.
A contrecœur, la fillette quittait l’arbre sous lequel elle avait établi ses quartiers et s’installait autour de l’immense table à manger. Les Anderson déjà confortablement installés la réprimandaient machinalement. Chacun y avait une place attitrée. Ses parents installés à chaque extrémité de la table, se scrutaient en chien de faïence tandis que la petite fille, tête baissée, faisait profil bas. Comme à l’accoutumé, le diner se déroulait en silence. Il était malpoli de parler la bouche pleine. Au-delà de toutes ces règles de bienséance, la tension était palpable. Les Anderson auraient préféré que leur fille occupa ses journées différemment. Avoir le nez constamment dans les bouquins la détournait de la vie qui l’attendait. Cuisiner, entretenir une maison : c’était tout ce qu’elle devait savoir. Lasse de se répéter, Clifford tapait du poing sur la table. A tort. Pippa avait déjà grandement compris le message. Nul besoin de le lui répéter deux fois. Surtout, si l’on cherchait désespérément à obtenir la reconnaissance de son entourage. Mais, Clifford était trop borgne pour s’en rendre compte. Or, utiliser la force était le seul moyen qu’il avait trouvé pour qu'on le respecte.
— Mon fils a un tempérament de feu, s’en amusait Nelly Anderson, la grand-mère paternelle de Pippa, pendant que les domestiques s’insurgeaient qu’une telle conduite soit banalisée. C’est le portrait craché de son père.
Pippa se souvint que son grand-père manquait de s’étouffer à chaque fois que Nelly les comparait tous les deux. Il prenait cela comme une insulte à sa personne. Du moins, c’était ce que la jeune femme s'était toujours dit. Car Ted Anderson, Teddy pour les intimes, n’avait rien d’un tyran. Il était têtu comme un âne, certes, mais la comparaison s’arrêtait là. Cet homme n’avait jamais eu un mot plus haut que l’autre. D’ailleurs, Teddy ne comprenait pas pourquoi son fils s’emportait si facilement. Lui, qui avait mis un point d’honneur à parfaire son éducation. Puis, dès lors que tous les sujets de comparaisons étaient épuisés, Nelly acculait Olivia, lui reprochant, entre autres, de ne pas prendre suffisamment soin de son fils.
— Regardez-le, le plaignait-elle. Il n’a que la peau sur les os ! C'est de ta faute Oli chérie. Tu ne le nourris pas assez.
Clifford affichait alors un sourire satisfait tandis qu’Olivia, prise de remords, rêvait de se faufiler sous la table. Qu’importe ce qu’elle faisait, rien n’était jamais assez bien pour lui. Tout comme pour sa belle-mère.
A cet instant précis, Pippa ressentait exactement la même chose. Jetée dans la fosse aux lions, errant parmi une trentaine d’inconnus, elle luttait pour trouver sa place. Un faux pas et ce n’était pas uniquement de reproches dont Tom l’assaillirait. Depuis cette fameuse nuit, il mettait beaucoup de vigueur à parfaire son devoir conjugal. Mais, rien n’y faisait, Pippa n’était toujours pas enceinte. La jeune femme priait pour qu’aucun de leurs convives ne brandisse un cliché de leur adorable progéniture. Elle savait que ce simple geste suffirait à faire entrer Tom dans une rage folle. Elle ne voulait pas qu’il la gratifie d’une déverrouillée le soir où il célébrait ses trente-trois ans.
Se faufilant entre les invités, Pippa se dirigea vers le buffet, attrapa une coupe de champagne et retrouva son époux. Même si leur salle de réception était pleine à craquer, elle ne put le louper. Celui-ci était en pleine discussion avec les Neville, deux avocats de renom. Parlant avec éloquence, Tom semblait comme un poisson dans l’eau dans son costume trois pièces.
— Ah ! Te voilà, mon amour, s’enthousiasma-t-il. Tu connais les Neville ?
— Bien sûr, répondit-elle doucement. Les fameux ténors du barreau.
La jeune femme leur sourit poliment.
— Eh bien Harris, votre épouse est délicieuse, répondit l’un des jumeaux. Vous nous l’aviez caché, petit veinard !
Tom porta son verre à ses lèvres, dissimulant son agacement. Il haïssait l’idée que Pippa puisse plaire à d’autres hommes que lui. C’était la même chose avec Elisabeth, son ex-femme. Tout le monde l’appréciait. Pourtant, lui seul voyait son vrai visage. Celui d’une commère de bas étage. Toute son existence tournait autour de cela. Mais par chance, il s’était uni, cette fois, à une femme qui n’accordait que peu d’intérêt à ses jérémiades.
— Alors Madame Harris, dites-nous. Qu’est-ce que cela fait d’être mariée à un Don Juan tel que Tom ? enchaîna Peter Neville, en se grattant le crâne.
Son humour eut le don d’attiser la curiosité de certains convives. Timidement, ils s’approchèrent du cercle, déterminés à entendre ce que Pippa avait à lui répondre.
Non des moindres gêné par sa propre question, Peter fourra sa main droite dans sa poche, guettant sa réaction. La jeune femme chuchota quelques mots à oreille et l’avocat fut pris d’un fou rire. On les regardait avec étonnement. Eux aussi voulaient savoir de quoi il était question.
Tom, gêné par l’attitude de son épouse, encouragea les musiciens à jouer plus vigoureusement.
— Allons danser, veux-tu ? murmura-t-il à l’adresse de Pippa. Essayons de faire oublier ta petite scène à nos invités.
Pippa hocha la tête, résignée. Il avait encore fallu qu’elle gaffe. L’orchestre joua A summer place d’Andy Williams et Tom déploya ses talents d’acteur. On aurait pu s’y méprendre. Ses yeux plongés dans ceux de Pippa, sa main posée délicatement autour de sa taille, il la regardait avec amour.
— Cette chanson me rappelle nos vacances dans le sud de l’Italie, lui dit-il calmement. Quand l’espace d’un instant, j’ai cru que tu pourrais m’appartenir.
La jeune femme posa la tête sur son épaule, dévoilant elle aussi sa prédisposition à la comédie. Certaine, qu’il n’oserait pas s’en prendre à elle publiquement, elle se laissa aller à la rhétorique. Or, c’était bien mal connaitre Tom.
— Je ne t’appartiens pas Tom.
— Je suis ton mari, chuchota-il d’un ton sec.
Son naturel revenait au galop. Il serra son emprise autour de la taille de sa jeune épouse. Or, Pippa ne flanchât pas. Elle garda la tête haute. Un conseil que lui avait donné sa mère, petite, pour qu’elle paraisse toujours à son aise en société. Même lorsqu’elle se trouvait dans une fâcheuse posture.
— Oh mais je le sais bien. Tu me le fais entendre chaque jour. Sache, toutefois une chose, Tom : je n’appartiens et n’appartiendrais jamais à personne. Je suis le maitre de mon destin, le capitaine de mon âme.
— Tu cites du Henley maintenant ? rétorqua-t-il, avec dédain, sans lâcher son emprise.
— En toute écrivaine qui se respecte et profonde admiratrice de la littérature : oui.
— Maintenant que tu es mariée, tu joues les grandes dames. Mais, sans moi, tu n’es rien.
Il tournoya une mèche des cheveux de la jeune femme autour de ses doigts. Il aimait avoir l’ascendant sur elle.
— Je peux te briser en une seconde. Retiens bien cela, poursuivit-il, confiant.
— Comme tu l’as fait avec Elisabeth ? s'aventura-t-elle.
Tom la fit tournoyer, serrant son poignet avec force. Pippa crut que ses os allaient se briser.
— Je t’interdis de prononcer son nom, la menaça-t-elle.
— Lâche-moi Tom où je vais une fois encore t’humilier devant cette assemblée.
Il la laissa partir, applaudit la danse, offrant un sourire radieux à leurs convives. La nouvelle Madame Harris fronça les sourcils, comme elle le faisait à chaque fois qu’elle cherchait à affirmer ses convictions. Puis, une fois que le morceau fut achevé, elle quitta Tom sans un regard, vola un dernier petit four et s’enferma dans sa chambre avant que son époux ne vienne lui donner une bonne leçon.
*
Tom tambourina contre la porte. Le soleil s’était levé, les oiseaux chantaient et malgré ce cadre propice à une balade matinale, Pippa n’osait pas sortir de son lit.
— Debout Pippa. Nous avons rendez-vous avec le Docteur Johnson. Dépêche-toi.
La jeune femme, épuisée par la réception de la veille, se massa les tempes. Elle jeta un coup d’œil à son poignet et remarqua qu’il avait pris une teinte violacée. Elle camoufla ses bleus sous un large pull en cachemire et revêtit un pantalon de tailleur gris chiné qu’elle ceintura à la taille. Elle ne tenait pas à ce que leur médecin de famille découvre à quel point Tom pouvait se montrer cruel. Il la condamnerait. La société était faite ainsi. Les femmes n’avaient pas leur mot à dire. C’était à elle seule de se sortir de ce calvaire.
Elle enfonça la poignée et constata que Tom l’attendait déjà. Il lui tendit son manteau puis lui ordonna de le suivre.
— Il est temps que nous obtenions des réponses, trancha-t-il alors qu’ils s’installèrent dans le véhicule.
Il alluma la radio, défit la capote puis enfila sa paire de solaire. Le vent encore frais en ce début de mois de mars caressa ses cheveux. Il aimait conduire en plein air, cela lui donnait l’impression de dominer le monde. Pippa, quant à elle, espérait que cette visite de routine lui offre la possibilité de déjeuner avec ses parents. Cela faisait des semaines qu’elle ne les avait pas vu. Et elle devait admettre qu’ils lui manquaient terriblement. Sa chambre, elle-aussi, lui manquait. Maggie, également. A présent mariée, elle constatait qu’elle demeurait nostalgique de cette époque. Nostalgique de cette jeune fille naïve, pleine de joie et passionnée. Aujourd’hui, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Une femme qui devait se laisser dominer sans ciller, corriger aussi et mettre tout en œuvre pour donner naissance à un fils. Elle, qui, n’avait jamais particulièrement apprécié la compagnie des enfants et qui savait qu’elle n’aurait jamais l’instinct maternelle.
Mais Tom avait toujours le dernier mot. Il voulait un enfant, soit. Pippa n’en désirait pas : très bien. Il agissait comme bon lui semblait. S’il désirait avoir un enfant, la parole de Pippa ne valait rien. Tom avait décidé qu’ils iraient voir le Docteur Johnson. Parfait. Ils iraient. Après tout ce n’était seulement qu’à une heure de route du manoir. Elle leva les yeux au ciel, blasée. Encore, une fois elle devait le laisser la piétiner. Pire, se servir de sa personne et de son corps pour parvenir à ses fins.
— Si seulement tu mangeais correctement. Mais non, il faut toujours que tu picores ! Tu es si maigre que ton corps rejette toute vie en toi.
Et voilà qu’il s’en prenait à présent à sa minceur. Elle était toujours fautive en tout. Pippa porta son attention sur le champ de blé à sa droite.
— Nous verrons bien ce que dira le médecin, rétorqua-t-elle, lasse.
— Cela n’a pas l’air de te préoccuper. Toute femme qui se respecte rêverait de mettre au monde un enfant. Et de l’élever. Mais, toi, tu sembles t’en moquer éperdument. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Pourquoi ne te comportes-tu pas comme une femme ordinaire ?
Pippa sentit la colère monter en elle. Pour autant, elle ne laissa rien transparaitre.
— Tu connaissais très bien mon avis sur la question lorsque tu as entrepris de me courtiser. Pour ta gouverne, mon corps n’est pas le seul fautif dans cette histoire. Si tu ne rentrais pas, chaque soir, ivre mort, peut-être que ta semence porterait ses fruits.
Hors de lui, Tom dévia sur le bas-côté, appuya violemment sur la pédale et serra le frein à main. Il fixa intensément la jeune femme et la gifla à plusieurs reprises. Quand il eut fini de se défouler, il jeta un bref coup d’œil à sa montre et reprit la route comme si de rien n’était.
— Je regrette tellement Elisabeth. Elle, au moins, savait se taire en temps utile, lâcha-t-il. Même si c’était une commère, je pouvais compter sur son soutien. Elle obtempérait coûte que coûte. Mais toi, il faut toujours que tu affirmes tes opinions, que tu me rabaisses... Qu’ai-je fait pour mériter cela ?
Stoïque, Pippa enfonça ses lunettes de soleil sur son nez pour dissimuler les larmes perlant au coin de ses yeux.
— Ne t’avises plus jamais de me toucher ou je te ferais couler, le menaça-t-elle.
Tom haussa le ton :
— Tu ne peux rien contre moi et tu le sais très bien. Traîne-moi devant les tribunaux et je ne ferais de toi qu’une bouchée de pain !
Pippa ne croyait pas si bien dire.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’imposant immeuble en pierres blanche, la jeune femme ne s’attendait pas à recevoir, en si peu de temps, un second électrochoc. Premièrement, car la secrétaire les avait accueillis avec une telle bienveillance que la jeune femme crut qu’elle allait craquer à nouveau. Ensuite, parce que leur échange avec le Docteur Johnson fut, dans un premier temps, bien plus constructifs que ce qu’elle avait pensé. Les mains croisées sur son ventre arrondi par les années, il avait observé les Harris avec douceur avant de se prononcer. Son diagnostic fut ferme, fataliste mais eut au moins le mérite d’être clair.
— Vous savez, leur avait-il dit, il peut arriver que notre inconscient influe sur notre organisme. Plusieurs psychiatres vous expliqueront que certaines femmes ayant subi un traumatisme, ne parviennent pas à tomber enceinte car leur névrose est si profondément ancrée dans leur subconscient, qu'elle les empêche d'atteindre leur objectif.
— Ma femme n’est aucunement traumatisée, docteur, avait rétorqué Tom.
Il payait une fortune un hurluberlu, avait-il songé.
— Ce n’est pas que révèle le dossier médical de votre épouse, l’avait alors contredit Johnson.
— Et alors ? Quel est le rapport ? l'interrogea Tom, perdu.
Albert Johnson s’était penché en avant, puis s’était adressé personnellement à Tom.
— L’intervention qui a été pratiquée n’était pas sans risque. Elle marque une personne. En plus d'être une pratique très délicate. Toutefois, si nous laissons de côté, un moment, les subtilités de l’esprit humain, je vous dirais que cette fausse couche a privé votre épouse de ses chances de devenir un jour mère. En d’autres termes, il est fort possible que votre femme ne puisse plus jamais concevoir d’enfant. Mais, si vous tenez vraiment à élever un enfant, sachez que d’autres alternatives existent.
— Je vois très bien ce que vous voulez dire. Et cette alternative, comme vous le dîtes si bien, n’a pas sa place dans notre famille. Jamais, je n’adopterais un bâtard, avait rugit Tom.
Un silence gênant s’installa dans le bureau aseptisé jusqu’à ce que Tom, le brise à nouveau.
— Est-ce irréversible ? avait bafouillé Tom, réalisant peu à peu que la possibilité qu’il devienne père un jour s’amenuisait au fil de leur échange.
— Je n’aurais qu’une réponse à vous apporter Monsieur Harris. Croyez-vous aux miracles ?
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