TROISIEME PARTIE
Chapitre 22
Pippa regagna King Cross à la nuit tombée. Veillant à ne pas lâcher son imposante valise, elle se présenta au guichet de la gare afin de prendre le premier train qui l’emmènerait loin de Londres. Pleine d’espoir. Jusqu’à ce que ces quelques mots le réduisent à néant.
— Il n’y a plus de train ce soir, charmante demoiselle, l’informa l’agent. Le dernier départ est intervenu il y a une demi-heure.
Il se pencha en avant, ne cessant de lui faire des clins d’œil.
Mais Pippa ne prêta pas attention à ses avances, trop occupée à se mordre la joue. Elle n’avait pas songé à cette éventualité. Sa fuite était vouée à l’échec. Pourtant, elle ne se résigna pas pour autant. Elle ne pouvait pas rester ici plus longtemps. Qu’elle tire un trait sur cette vie laborieuse.
— Quand partira le prochain train ? Insista-t-elle.
L’homme redressa ses lunettes et consulter le registre.
— A six heures demain matin.
Il lui adressa son plus beau sourire, dévoilant ses dents jaunies par le tabac.
— Parfait. Je vous prends un billet.
Elle fouilla dans son portefeuille et lui tendit l'unique billet en sa possession. Dans la précipitation, la jeune femme avait oublié d’emporter ses maigres économies.
Elle longea les rails puis s’allongea sur un banc. Pour la première fois en vingt ans d’existence, elle s'apprêtait à passer la nuit dehors. Ne comptant plus être un poids pour quiconque, ni pour elle-même, elle ferma les yeux.
– Vous ne pouvez pas rester ici, Mademoiselle, la secoua le chef de gare, un homme grisonnant, portant fièrement la moustache. Cet endroit n’est pas un lieu de pénitence pour les sans-abris. Rentrez chez vous, trouvez refuge chez une amie. Mais par pitié, partez.
Pippa se releva, déconfite. Le vent lui fouetta les joues. Elle recoiffa à la va vite sa chevelure emmêlée et quitta les lieux, malgré elle. Elle erra un long moment puis elle s’engouffra dans une étroite ruelle faiblement éclairée. A l’exception d’éclats de voix émanant des bars environnants, pas un bruit ne vint perturber cette nuit calme. Pippa pressa le pas et ses talons claquèrent de plus belle contre les pavés. Le cœur battant à tout rompre, elle atteignit Caledonian Road. Elle se fraya un passage parmi un groupe de promeneurs et trouva refuge dans une cabine téléphonique. Elle ne voyait qu’une personne susceptible de lui prêter main forte : Poppy. Mais les deux femmes ne s’étaient pas adressées la parole depuis l’été dernier. Trop occupée à dissimuler son état, elle avait négligé leur amitié. Elle avait agi égoïstement. Cela ne faisait aucun doute. Pippa s’empara du combiné sous le regard d’un couple d’étudiants. Apercevoir une jeune femme seule, au beau milieu de la nuit, bagages à la main n’avait rien d’habituel. Pippa le comprit à l’instant où son regard croisa celui de ces jeunes gens proprets. De futurs intellectuels à qui l’avenir souriaient, prochainement diplômés en lettres ou en droit. Le pays avait besoin de ces personnalités. Des âmes prêtes à changer le monde, regorgeant d’idéaux, de rêves de grandeur et de liberté. Pour jouer dans la cour des grands, il fallait s’en donner les moyens. Ce que Pippa n’avait jamais oser faire. Par peur de décevoir ses proches. Un non avait suffi à la dissuader de prendre cette route. Elle aurait pu se battre, faire tout ce qu’il était en son pouvoir pour atteindre ses objectifs. Mais elle s’était laissée mener à la baguette comme une petite fille, sans prendre la peine d’affirmer ses convictions. Ce couple symbolisait amèrement son échec. Ils étaient tout ce qu’elle n’était pas.
La gorge nouée, Pippa composa le numéro des McGill. Par où devait-elle commencer ? S’excuser ? Ou bien devait-elle faire l’autruche ?
— Allo ? répondit une voix tremblante. Robert McGill à l’appareil.
— Monsieur McGill, c’est Pippa. Pippa Anderson. Je m’excuse de vous importuner à une heure si tardive. Poppy est-elle disponible ?
— Poppy ne vit plus ici voyons. Elle habite sur Greenwich. Je peux vous communiquer son numéro si vous le désirez. Vous avez de quoi écrire ?
La jeune femme fouilla dans son sac à main puis en retira un morceau de papier et un crayon.
— Je vous écoute Monsieur McGill.
Une livre en moins plus tard, Pippa réitéra l’opération. Le cœur serré, elle appréhendait. Même si elle méritait de se faire envoyer sur les roses, le rejet la terrifiait.
— Résidence Millbird, j’écoute, déclara une voix féminine, aux intonations étrangères à celle de Poppy.
— Bonsoir, serait-il possible de parler à Poppy McGill. Dites-lui que je suis une amie.
— Poppy, un appel pour toi, hurla la jeune femme, en éloignant le combiné de sa bouche.
— Qui est-ce ? répondit la principale intéressée.
— Une amie.
Elle lui tendit le combiné, prête à raccrocher.
— Bouge-toi Pop’ ! Je dois vérifier la cuisson des pâtes.
Pippa discerna le grincement d'une chaise auquel s’ensuivirent des bruits de pas.
— Poppy McGill à votre écoute. Que puis-je pour vous ?
Pippa retint sa respiration puis souffla :
— Poppy. Poppy... c’est... Pippa. Pippa Anderson.
Elle dégluti péniblement.
— Il faut que tu m’aides...
Un silence interminable s’installa. L’espace même d’un instant, Pippa crut que Poppy avait raccroché. A tort.
— Où es-tu ? Je passe te prendre. Ne bouges surtout pas.
La jeune femme s’extirpa de la cabine, grelottant dans son imperméable trop léger pour la saison. Elle regagna l’avenue centrale. D’ici, Poppy la remarquerait plus facilement. Un coup de klaxon, puis un deuxième lui coupa le souffle. Pippa tourna la tête de gauche à droite, aux aguets. Pippa au volant d’une Austin Haley 3000 l’attendait. Elle n’avait pas changé d’un pouce.
*
Millbird avec ses airs de garçonnière semblait comme plongé hors du temps. Un monde futuriste qui n’en était pas un. Des affiches censurées aux quatre coins du globe ornaient les murs de ce soixante-quinze mètres carrés. Pourtant Pippa s’y sentit à son aise. L'ambiance feutrée, quelque peu coloré, n’était pas étrangère à ce ressenti. Ses colocataires hors normes parlaient de politique aussi aisément que le faisait les hommes les plus aguerris. Une cigarette entre les lèvres, un verre de vin à la main, elles refaisaient le monde avec aplomb.
— Tu en veux une ?
Camille, une jeune mannequin au caractère bien trempé, lui tendit son paquet de Chesterfield.
— Laisse-la tranquille Cami. Tu vas effrayer notre invité, l’interrompit Chiara, une italienne fraîchement arrivée à Londres.
Elle y étudiait la littérature, mais passait son temps à militer pour le droit des femmes. Ses débats alimentaient d’ailleurs les soirées de ces jeunes gens. Pippa les contemplait avec le même émerveillement que l’on porte à la naissance d’un chef d’œuvre du vingtième siècle. Elle n’osait prendre la parole de peur de se ridiculiser. N’ayant pas leur fougue, ni leur argumentaire incisif, proche de la perfection, elle prit conscience qu'elle n'avait pas leur dialecte, leur soif de connaissance car les grandes écoles lui étaient étrangères. La belle aubaine ! Ces filles, aussi resplendissantes qu’intelligentes rayonnaient. Leurs idéaux les animaient si fiévreusement que Pippa n’avait plus qu’un désir : se rallier à leur cause. Mais comment le pouvait-elle ? Elle qui n’avait que pour référence ses romans encornés.
— Tant que nous laisserons les hommes nous voir comme des poules pondeuses, nous serons réduites à vivre notre existence selon leur bon vouloir. Nous devons nous affirmer. Faire comprendre à nos futurs époux que nous sommes toutes aussi dotées de raisons qu’eux. Nous sommes travailleuses, appliquées, vives d’esprit...
Megan retira son imposante paire de lunettes. Elle les posa sur la table basse comme si elles l'empêchaient de s’exprimer librement. Des membres de cette colocation, elle était un leader né. Elle affirmait ses opinions avec une force désarmante. Non pas d’une manière abrupte. Au contraire. Chacun de ses mots étaient mesurés avec soin. Tantôt brut, tantôt réaliste, elle affirmait ses idéaux avec une telle conviction qu’elle aurait pu réduire au silence ses détracteurs, sur le champ.
— Et pour cela, il faut les éduquer. Si nous ne les éduquons pas, comment pourront-ils nous voir différemment ? rétorqua Chiara, avachie sur le canapé.
Mais Camille ne sembla pas partager cette opinion. Elle leva les yeux au ciel puis ajouta :
— Vous oubliez une chose : le parlement fait et vote les lois. C’est lui que vous devez convaincre.
— Et qui siège au parlement ? Des hommes ! s'obstina Megan. Ne laissons plus ces conservateurs juger de notre position au sein même de la société. Agissons main dans la main pour que les choses changent.
— C’est toujours la même rengaine, avoua Camille qui semblait avoir perdu de son éclat.
Ses yeux clairs se posèrent sur Pippa.
— Et toi Pippa ? Qu’en penses-tu ?
C’est alors que Poppy sortit de la cuisine, un torchon sur l’épaule.
— Pippa n’est pas une habituée des soirées politico incorrect. Laissez-la respirer. Votre révolution personnelle va la faire fuir. Viens dîner Pippa. J’ai réchauffé des bolognaises, une spécialité de Chiara.
Pippa quitta son siège avec regrets. Elle savait qu’elle devrait se livrer sur les raisons de son appel à l’aide et le jugement que Poppy pourrait porter sur elle la terrifiait. Son hôte leur servit deux verres de chianti et s’installa à ses côtés.
— Grand dieu Pip’ ! Qu’as-tu fichu ?
L’heure des confidences était venue.
— Je me suis mariée, ironisa-t-elle.
— Sérieusement Pip’. Pas une lettre. Pas un appel. C’est tout ce que tu as à dire pour ta défense ?
Pippa reposa son verre sur la table de camping.
— C’est une longue histoire. Si longue que la nuit ne serait pas assez longue pour tout te dévoiler.
— J’ai tout mon temps.
Poppy n’avait jamais vu son amie sous ce jour nouveau. Elle avait été si loquace qu’elle en avait presque le palet desséché. Son récit était aussi prenant et sidérant qu’un film d’Hitchcock. La magie du cinéma en moins. Pippa avait écourté les scènes de violences comme si elle cherchait à tenir son spectateur en haleine plutôt que de la préserver. Mais bien sûr cela relevait davantage de l’imagination de Poppy que de la narratrice. Prise au piège, elle désirait par-dessus tout aider cette vieille connaissance qui jadis avait été pour elle : une sœur. Elle regrettait cette innocence qui les animait petites. A présent, la peur se lisait sur son visage. Le doute aussi. Elle avait même fait une croix sur Pablo, son British Shorthair, sans un mot. Alors avec sa délicatesse innée, Poppy lui proposa de se retirer.
— Tu dois être épuisée, lui murmura-t-elle. Et si je te montrais ta chambre ?
Elle accepta et put enfin relâcher la pression de cette rude journée. Les paupières lourdes, elle se laissa tomber sur le lit.
— Si tu as besoin de quelque chose, n’importe quoi, je serais dans le bureau, juste au bout du couloir.
Pippa se redressa, en s’appuyant sur ses coudes.
— Je ne sais pas comment te remercier.
— Repose-toi. Nous reparlerons de tout cela demain.
Puis, elle se retira et ferma la porte de la même manière que le ferait une mère avec son enfant. Elle piocha dans le pot commun et glissa dans la poche de son pantalon une centaine de livre.
*
La nuit fut courte. Pippa ne parvint pas à trouver le sommeil. Ses souvenirs l’avaient rattrapé, or, les balayer de son esprit relevait de l’impossible.
La porte du salon claqua et Pippa sut qu’il était temps pour elle de quitter les lieux. Elle fit le lit à la hâte, enfila sa paire de bottes et regagna Poppy dans la cuisine. Adossée contre le plan de travail, celle-ci sirotait une tasse de thé.
— Je t’ai préparé une tasse, lui dit-elle, le regard vague.
Pippa s’approcha et prit place autour de la table.
— Je pense que tu auras besoin de ça.
Elle lui tendit une liasse de billets.
— Je t’interdis de les refuser.
Pippa versa une larme. Tout cela lui semblait irréel. Elle se dirigeait à grands pas vers l’inconnue et cela l’effrayait. Et ce n’était pas l’entrée des deux jeunes femmes dans la gare qui la rendait nostalgique. Elle quittait la ville pour la campagne anglaise et devait faire une croix sur ses proches. Prendre le risque que Tom la retrouve ne lui était pas permis. Elle devait agir discrètement et repartir de zéro. Peut-être même changer d’identité.
— Merci pour tout, murmura Pippa alors que le train en direction Canterbury arrivait en gare.
Pippa souleva sa valise et enlaça amicalement son amie.
— Promets-moi de m’écrire. Chaque jour. Dès que tu le pourras, couina Poppy, la gorge serrée.
— C’est promis.
Pippa s’avança vers son wagon, non sans regret et présenta son billet au contrôleur. Elle se glissa dans la cabine où se trouvait déjà un homme d’une trentaine d’années. Les cheveux noirs, le regard enjôleur, il était le plus bel homme que la jeune femme n’eut jamais vu.
Annotations
Versions