Chapitre 3
Les doutes tuent bien plus de rêves que l’échec ne le fera jamais. Gaël Crutzen
Guidé d’un pas résolu, Maxime atteint une antique demeure de pierre, solidement enracinée à l’écart du village, témoin immuable d’un autre temps. Sous le porche voûté, baigné d’une ombre apaisante, un homme repose, bercé par le grincement d’un rocking-chair dont le bois patiné semble chuchoter les récits du passé.
Dès le premier regard, sa silhouette s’impose. Grand, massif sans être pesant, il dégage une force tranquille, celle d’un ancien sportif dont l’embonpoint naissant ne masque ni les larges épaules ni la puissance ancrée dans ses cuisses solides. Un roc, inébranlable. Ses cheveux coupés très court et sa barbe taillée avec la même rigueur lui confèrent un air austère, presque militaire. Mais ce sont d’autres détails qui frappent : une bouche fine, rarement animée par des mouvements inutiles. Et surtout, son regard.
Fixe. Immuable.
Il ne me voit pas.
Puis sa voix s’élève, grave, profonde, maîtrisée comme la main d’un artisan sculptant un matériau précieux. Une voix qui enveloppe, impose l’écoute sans forcer l’autorité, qui porte, non par volume, mais par justesse.
À ma grande stupeur, elle brise le silence avec une précision désarmante :
— Ah ! C’est toi, Diane ? Aurais-tu enfin trouvé le jeune Maxime ?
Une rafale de pensées me traverse. By Jove, comment peut-il connaître mon prénom ? Et cette femme… Diane. Voilà donc son nom. Serait-ce M. Boisverdin qui l’a informé ? Mais comment, dans un endroit aussi reculé ? Mon front se plisse, mon cœur s’accélère légèrement, comme si mon corps pressentait une énigme plus profonde encore. Je plonge un regard sur mon téléphone muet. Non, ce n’est pas ainsi qu’il a pu le savoir.
— Merci, Diane.
Il incline légèrement la tête, un sourire fugace effleurant ses lèvres. Un sourire discret, mais infiniment plus expressif que son regard éteint.
— Approchez, jeune homme, et ne laissez ni timidité ni inquiétude ternir ce moment. Mon ami Lucien Boisverdin m’a informé de votre arrivée et m’a relaté vos exploits. Permettez-moi de me présenter : je suis Émile Chêneval.
Diane s’éclipse en silence. Je m’approche, frappé par cette évidence qui ne s’impose que maintenant. Ses yeux n’expriment rien. Ni dureté, ni amusement, ni doute. Rien.
Parce qu’ils ne voient pas.
Un frisson me parcourt.
— Prenez ma main, je ne vais pas vous manger, dit-il avec une pointe d’humour.
— Bonjour, M. Chêneval, répondis-je, hésitant.
Intimidé, je reste figé avant de lui serrer la main, comme un grand garçon.
Aussitôt, un picotement doux, semblable à une caresse, remonte le long de mon bras, poursuit sa course et envahit mon esprit. Et là, cher lecteur, un phénomène incroyable se produit. Mon mal de tête, fidèle compagnon né avec l’alouette, s’évapore comme par magie. Une délivrance. Un bien-être si soudain qu’il me faut un instant pour comprendre.
Serait-il un remède vivant ? Ou dois-je revoir mes théories sur les poignées de main ?
— Tu te sens mieux, mon garçon ?
— Oui, c’est extraordinaire ! Mon mal de tête a disparu. Comment est-ce possible ?
Un sourire énigmatique étire les lèvres de M. Chêneval. Il retire calmement sa main et incline légèrement la tête, comme à l’écoute de quelque chose d’invisible. Ses yeux, bien que vides, semblent sonder un espace auquel je n’ai pas accès.
— Il y a parfois des explications… et d’autres qui restent à découvrir, dit-il paisiblement.
Ah. Nous voilà bien avancés. Encore un cryptique. Feint-il l’ignorance, ou détient-il vraiment une réponse ?
Je fronce les sourcils. Ce n’est pas la réponse que j’attendais.
— C’est vous qui avez fait ça ? Mon mal de tête a totalement disparu… et les fourmillements aussi.
— Certaines connexions sont plus puissantes qu’on ne l’imagine. Mais ne t’inquiète pas, tout va bien. Ces symptômes ne reviendront pas.
Bien sûr, tout va bien ! Je me sens en pleine forme et ce n’est pas normal, moi je te le dis.
Je croise les bras pour paraître plus ferme… avant de réaliser qu’il ne peut pas me voir. Instinctivement, je me redresse, un brin mal à l’aise, et réplique :
— D’accord… Mais alors, qu’est-ce que vous m’avez fait exactement ?
M. Chêneval éclate d’un rire franc, presque amusé par ma réaction.
— Rien que tu ne sois déjà capable de faire toi-même.
— Pardon ?
— Ah ! Je sens que les explications vont être longues et laborieuses. Rentrons, je préfère être à l’intérieur pour bavarder avec toi.
À ces mots, il se lève sans difficulté, me contourne et pousse la porte d’entrée.
Je n’y crois pas ! Mais il est aveugle, ce type ! Et hop, il se lève, hop, il me contourne, hop, il trouve la porte comme si de rien n’était ! Dans quoi me suis-je encore fourré ? Sérieusement, j’ai un talent certain pour me retrouver dans des situations kafkaïennes.
Abasourdi, je le suis. Littéralement.
Dès que je franchis le seuil, une odeur de bois ciré et d’épices me frappe. Une cuisine à l’ancienne. Au centre, une petite vieille, ridée comme une pomme oubliée, s’affaire sans même lever la tête à notre arrivée.
— Assieds-toi, Maxime, et présente-moi ton alouette.
L’alouette. Je commençais presque à l’oublier, celle-là.
J’hésite un instant, puis avise une chaise vide et m’y installe, jetant des regards curieux autour de moi.
J’essaie d’extirper l’alouette de mon sac, mais mes doigts s’emmêlent. La gêne me rend toujours maladroit. Après quelques secondes d’agitation, je finis par la poser devant moi sur la table.
— Peux-tu me la donner ? Je ne vois vraiment bien qu’avec mes doigts.
Et il se permet un sourire narquois en plus ! Je me lève et lui tends la statuette. Eh eh, il la prend, le bougre, sans même la voir. Il se moque de moi, c’est sûr.
— Merci, Maxime.
Le temps s’étire tandis qu’il caresse les moindres détails de l’alouette. Je retiens mon souffle. J’attends. Que va-t-il en penser ?
Après une éternité et plusieurs raclements de gorge, il finit par déclarer :
— C’est un excellent travail, vraiment l’un des meilleurs que je connaisse.
Je me redresse instinctivement, prêt à boire ses paroles, mais…
— Bon, il est l’heure de se restaurer et de prendre l’apéritif. C’est sacré ici.
Hein ? Il enchaîne comme ça, sans plus d’explication ?
— Tu es d’origine anglaise, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur. D’origine grecque par mon père, française par ma mère… et anglais parce que mes parents sont devenus anglais.
Mais pourquoi je réponds à ça, moi ? Ce n’est pas la question ! Et surtout, il ne va pas m’expliquer ce qui vient de se passer ?
— Ah ! Tu connais donc un peu nos us et coutumes, alors ?
— Eh bien, on ne parle pas le ventre vide et on ne parle pas en mangeant ! me dit-il dans un éclat de rire.
Et comme par magie, Diane apparaît à ce moment-là, un petit rosé dans une main, une bouteille de pastis dans l’autre.
— J’ai entendu « apéro », j’en suis.
Alors là, j’en reste comme deux ronds de flan. La harpie céleste se rue sur l’apéro ! Et moi, mes réponses ?
Comme si tout était orchestré, la petite vieille — que je n’ai toujours pas entendue prononcer un seul mot — dépose une assiette de tapenade et des pains grillés sur la table, avant de s’installer à son tour, en toute simplicité.
Bon. On va faire comme si tout était normal.
Diane et M. Chêneval échangent sur les derniers potins du coin, pendant que la vieille reste étrangère à tout ça, silencieuse.
Et moi ? Moi, je suis perdu. Décalé. Alors j’observe et j’essaie d’apprendre.
Toujours sans un mot, la petite vieille met la table et sert le repas, sans un bruit.
À la fin du repas, Diane me regarde en coin et lâche :
— Alors, pitchoun, tes questions, elles restent au fond de ton gosier ?
Puis, comme si elle venait d’y penser :
— Au fait, Zélie est sourde et muette.
Ah.
Bien. Voilà qui explique son silence… mais pas son étrange présence fantomatique.
Mais quelle maison de fous ! Un aveugle, une sourde-muette et une pimbêche autoritaire… Je commence à me demander si je n’ai pas atterri dans une farce cosmique.
Enfin ! Je peux poser des questions ! Mais par laquelle commencer ?
Tout à mes réflexions, ma langue impatiente s’emballe avant que mon cerveau ait eu le temps de trancher :
— Puis-je refaire une sculpture ? Et suis-je limité aux alouettes ?
Je veux des réponses. Je suis avide de savoir.
M. Chêneval, toujours imperturbable, répond avec son calme habituel :
— Oui, bien sûr. Et non, tu n’es pas limité aux alouettes. Tout à l’heure, j’ai simplement réajusté tes perceptions. C’est pourquoi tes maux de tête et tes fourmillements ont disparu. Par contre, comme c’était la première fois, tu as énormément puisé dans tes forces. Il va te falloir apprendre à maîtriser tes dons… et à stocker de l’énergie.
Un silence. Puis mon cerveau repart en mode mitraillette :
— Vous allez pouvoir m’apprendre ? C’est long ? Compliqué ? Vous avez les mêmes pouvoirs ? D’où viennent-ils ?
Diane lève les mains comme un agent de la circulation.
— Holà, pitchoun ! Doucement ! On se calme avec l’interrogatoire !
Puis, plus posée :
— On va essayer de t’enseigner. Enfin… surtout Émile et Zélie, qui ont plus de patience que moi. Tu l’auras peut-être remarqué.
Je jette un coup d’œil vers Émile, impassible, puis vers Zélie… silencieuse, comme toujours.
— Si tu es doué, bosseur et opiniâtre, tu maîtriseras les bases dans un an ou deux.
Un an ou deux ?! Je m’attendais à quelques semaines, au pire quelques mois. Mais je garde ça pour moi.
— Nous n’avons pas toutes les réponses, ajoute-t-elle. Tu devras les chercher toi-même, le plus souvent. Et non, nous n’avons pas tous les mêmes capacités, et je ne sais pas d’où elles viennent.
Elle s’appuie contre la table, songeuse.
— On n’a que des suppositions, des peut-être… mais rien de certain.
M. Chêneval, toujours aussi mesuré, reprend :
— Tu en es capable, sinon le morceau de merisier n’aurait pas réagi à toi. Un début de travail avait été effectué dessus, mais il touchait surtout la structure interne du bois, laissant la surface presque intacte.
Il marque une pause, s’assurant que je suis toujours avec lui.
— Ton cerveau a perçu cette altération subtile et a poursuivi le travail tout seul. C’est pour cela que tu as sculpté une alouette et rien d’autre. Ce bois avait été placé sur l’étagère intentionnellement, dans l’espoir qu’une personne comme toi le remarque et l’utilise.
Je reste bouche bée.
— M. Boisverdin a accepté de participer à cette expérience. Dès qu’il a vu l’alouette que tu avais façonnée, il nous a avertis. Cette pièce de bois attendait depuis cinq ans.
Cinq ans ? Tout ça pour une simple sculpture ?
— Cependant, même sans cette alouette, nous savions que, tôt ou tard, tu aurais déclenché quelque chose. Peut-être pas dans l’art, mais ailleurs.
Il laisse planer un silence avant de conclure :
— Donc, pour résumer, tu n’as pas « créé » cette alouette. Tu l’as réalisée. Ces capacités ne se manifestent pas à des moments fixes de la vie ; elles émergent quand les conditions sont réunies.
C’est beaucoup d’informations d’un coup. J’essaie de ne pas me laisser submerger. Une autre salve de questions fuse avant que mon cerveau ne les filtre :
— D’où viennent ces facultés ? Diane a dit que vous n’aviez pas tous les mêmes… Quelles sont-elles, exactement ? Et… vous êtes nombreux ?
Diane soupire, mi-amusée, mi-exaspérée.
— Pitchoun, tu patauges, là. C’est triste à voir.
Elle secoue la tête avant de lever un doigt en guise d’avertissement.
— D’abord, arrête avec « vous ». Ce n’est pas vous, c’est nous.
Je cligne des yeux. Ah bon ? Je suis dans le lot, moi ?
— Ensuite, est-ce qu’on est nombreux ? On aimerait bien le savoir ! Sérieusement, cinq ans d’attente pour tomber sur un pitchoun incapable de partir en rando avec des chaussures adaptées et, cerise sur le gâteau, sans même une bouteille d’eau… Franchement, niveau efficacité et sagesse, on a vu mieux.
Et voilà qu’elle recommence à me chambrer ! Mais qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire ?
— Bref, reprend-elle avant que je puisse répliquer, tu as utilisé ton toucher pour réaliser ton œuvre, d’où ta peau devenue ultra-sensible après coup.
Elle marque une pause, me laissant digérer l’information.
— Écoute, pitchoun, on n’a pas tous le même paquet cadeau. Certains développent une seule capacité, d’autres plusieurs, avec des variations en puissance, en endurance ou en précision.
Elle fait glisser un regard vers Émile.
— Y en a qui deviennent des flèches sur un seul truc, et d’autres qui touchent à tout… sans être des cracks.
Elle croise les bras, l’air de conclure.
— Bref, c’est du sur-mesure.
Elle me désigne du menton, l’air goguenard :
— Et toi ? On ne sait pas encore ce que tu as dans le ventre. Ce qui est sûr, c’est que ton toucher s’est réveillé en premier. Pour le reste… ben, c’est encore la surprise.
Je m’apprête à poser une question, mais elle lève la main, coupant court à mon élan :
— Mais ça, on en reparlera plus tard.
Je me tourne alors vers M. Chêneval, qui me sourit gentiment.
— Nous t’invitons à rester avec nous quelque temps, histoire de te donner un coup de pouce dans ta formation. Petit à petit, elle deviendra autodidacte.
Je hoche la tête, tentant d’assimiler l’information, tandis qu’il poursuit :
— Tu peux garder la sculpture, après tout, c’est toi l’artisan. Pour ton information, c’est Diane, ma fille, qui en est la conceptrice.
Mon regard glisse vers Diane, qui arbore un petit sourire satisfait.
— Les cours commencent demain matin, enchaîne-t-il. Lundi, tu redescendras dans la vallée avec Diane pour appeler M. Boisverdin et l’informer que tu restes ici un moment. Il comprendra.
Il marque une pause avant d’ajouter :
— Tu en profiteras aussi pour faire quelques emplettes, pour toi et pour nous. Diane t’aidera.
Trop d’informations d’un coup. Mon cerveau lutte pour suivre. Profitant d’un instant de flottement, je lâche la première question qui me traverse l’esprit :
— Et ma voiture ? Elle est en location, je ne peux pas la garder.
Diane me fixe aussitôt, un éclat moqueur dans les yeux :
— Tu ne saurais pas la rendre ? Trop compliqué pour toi ?
Je m’apprête à répondre, mais elle ne me laisse pas le temps :
— Ah ! Je vois… T’as peur de rentrer à pied depuis Digne, c’est ça ?
Un sourire narquois effleure ses lèvres.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
Je reste figé. Elle plaisante… ou je suis vraiment condamné à une marche forcée ?
M. Chêneval reprend la parole, imperturbable :
— En attendant, Diane, montre-lui sa chambre et laisse-le se reposer un peu. On mange en début de soirée.
Diane se lève en maugréant :
— Une petite nature, voilà ce qu’il est…
Puis, sans me laisser réagir :
— Bon, suis-moi, pitchoun, que je te montre ta chambre.
Je fais mine de n’avoir rien entendu, attrape mon sac à dos et la suis.
La maison est bien plus grande que je ne l’imaginais au premier coup d’œil.
Hi hi… Cela dit, j’aurais quand même du mal à me perdre ici, non ?
Contre toute attente, la chambre est spacieuse, propre et baignée de soleil.
Je devrais bien m’y faire, moi qui ai connu des réduits douteux sur des voiliers encore plus douteux.
Diane disparaît aussi vite qu’elle est arrivée, me laissant seul avec mes pensées.
Je soupire et m’installe une nouvelle fois. Combien de fois l’aurai-je fait, aujourd’hui ?
Le lit me tend les bras, moelleux, accueillant.
Je n’ai pas le temps de réfléchir plus longtemps. Rapidement, une douce torpeur m’envahit.
Et je sombre.
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