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– Si quelqu’un nous suivait, on l’aurait vu en patrouillant, intervint Blanche. En tout cas, moi, je l’aurais vu.
Elle continuait de manger avec calme, concentrée sur son plat.
– Pourquoi ça pourrait pas être une nivée du convoi ? ajouta-t-elle. Ça pourrait être n’importe qui… Une hydre. Un zonure. Ça pourrait même être la Mouche, pour ce qu’on en sait.
Les boyards échangèrent des regards. Ils n’aimaient pas cette idée.
– Ou le crocotta, marmonna quelqu’un à voix très basse.
– Ou même… le chef ? C’est une putain de vouivre…
Cornélia lança un regard furieux à Blanche. Elle venait de planter la graine du doute parmi les boyards ; d'ailleurs, elle semblait déjà le regretter.
– C’est qui, la Mouche ? releva Gaspard.
La cadette haussa les sourcils, surprise de son ignorance.
– Ben, c’est l’éale d’Aegeus. Enfin, ils l’appellent la Mouche, mais son vrai nom, c’est Mascaret.
Cornélia avait oublié ce détail. Une dryade au crâne hérissé de cactus fronça les sourcils.
– Comment tu sais ça, toi, face de belette ?
Les boyards écoutaient attentivement. Blanche souffla par le nez, mais resta l’image même du calme.
– On connaissait Aegeus et Aaron avant vous, face de cactus. Tu vois le qilin, là-bas, près de la Mouche ? Lui, il s’appelle Algarade.
Elle marmonna pour elle-même :
– Ils ont fait des efforts pour leurs noms à eux, mais la plupart du temps, Aegeus se foule pas le cerveau. (L’arkan sonney trottinait autour d’eux, en remuant le groin pour chaparder les restes des boyards.) Lui, par exemple, il l’a appelé Arkan. C’est débile. Enfin, je pense que c’est Aaron qui a choisi. J’sais pas si Aegeus est du genre à donner des noms à ses esclaves.
Les mercenaires avaient l’air interloqués par l’étendue de ses connaissances.
– Éclaireuse ! aboya la voix d’Aaron à l’avant-garde. Ici, tout de suite ! Les autres, soyez prêts dans cinq minutes.
Blanche se leva, ignorant superbement les regards des soldats, puis se déshabilla sans aucune pudeur. En enfilant son masque, elle leur lança un regard de défi.
– Je crois qu’on va aller casser des dents aux archanges. À votre place, je finirais vite de manger.
Elle disparut dans un éclair doré.
Tu prends un peu trop la confiance, Blanche, songea Cornélia.
Mais voir sa petite sœur rabattre le caquet des boyards lui fit un bien fou.
***
Les soldats d'Aegeus se trouvaient tous sous leur forme humaine, alignés en rang près de la frontière, comme ordonné par Aegeus. Pressentant le danger, Mitaine, qui hébergeait habituellement le dragon orchidée dans sa chevelure luxuriante, l'avait laissé dans le Berliet pour cette fois. Les mains dans le dos, Aegeus passait devant eux en les observant attentivement.
– À partir de maintenant, je ne veux plus jamais de question, jamais d’hésitation. Vous allez obéir à chaque ordre que je donnerai, même si vous ne le comprenez pas, même s’il vous paraît dangereux ou contre-nature.
– Génial, marmonna Mitaine tout bas. Ça commence bien.
Aegeus s’arrêta devant le dernier boyard de la file, puis refit le même chemin en sens inverse.
– Heinrich, tu resteras humain. Esteban aussi. Toi aussi. Toi aussi.
Il remonta le rang jusqu’à parvenir devant Gaspard.
– Toi, je te veux en manticore. Enfile ton masque. Mitaine… (Il plissa le front en la regardant.) Pareil.
Son regard glissa vers Cornélia et Blanche, juste à côté d’eux.
– En fait, vous quatre, là, le club des bras cassés, vous mettez vos masques. (Il passa aux autres.) Toi, tu restes humain. Toi, Beyaz, tu mettras ton masque.
Cornélia finit par comprendre qu’Aegeus sélectionnait les monstres les plus dangereux ou les plus rapides. Lorsqu’il eut terminé, ils ne furent que sept à se transformer. Le « club des bras cassés » fut ainsi rejoint par une faunesse qui portait un masque de panthère d'eau – un fauve venimeux, couvert de nageoires, armé de cornes de bison – , ainsi qu'une femme transformée en chimère. La créature arborait trois têtes : une de lion, une de chèvre, à quoi s'ajoutait celle d'un cobra noir qui lui servait de queue et s'enroulait sur son dos d'un air alangui. Cornélia dévisagea le monstre du coin de l'œil. Elle entendait battre ses trois cœurs sous ce monceau de muscles. Chacune de ces têtes disposait-elle d'un cerveau individuel ? Comment cette femme pouvait-elle rester saine d'esprit en se retrouvant divisée en trois ?
– Bien, lança Aegeus d’une voix forte. Maintenant, je veux que les nivées les plus jeunes et les plus âgées montent dans le Berliet. Mettez-vous dedans et ne bougez pas. Ne faites aucun bruit, sous aucun prétexte. Je veux que vous soyiez des sacs de cailloux. Et que vous le restiez quoi qu'il arrive. Compris ?
Cornélia regarda l’hippalectryon faire monter son petit protégé dans le camion. Une à une, les coulobres firent de même, imitées par les zonures, les basilics et les bakus. La jeune kitsune soutint son aïeule pour lui faire grimper le marchepied. La vieillarde eut du mal à la quitter ; alors elle lui murmura quelques mots rassurants. Les jackalopes, eux aussi, avaient écouté attentivement Aegeus. Ils se rassemblèrent et semblèrent se concerter. En les observant, des bribes de pensées parvinrent à Cornélia.
On monte.
On monte pas.
Rester. Homère.
Non. Partir convoi.
Faim convoi. Manger chez Homère. Pas convoi. Faim convoi.
Ils semblaient si divisés qu’elle crut qu’ils allaient se battre ; c’était peut-être ce qu’auraient fait des humains. Oupyre se tenait à l’écart. Elle observait Blanche et Cornélia en remuant les babines. Puis elle s’approcha des jackalopes.
Convoi, comprit Cornélia en l’observant.<annotation id="3566593"> Partir.
Danger, rétorqua un gros lapin noir en levant la tête pour la toiser. Danger.
Partir. Moi. Partir.
En quelques bonds, Oupyre rejoignit la tzitzimitl et le raijū. Elle s’assit à côté d'eux sans hésitation et de là, regarda les autres jackalopes. Cornélia échangea un regard avec Blanche. Elle s’était rarement sentie si émue par leur petit monstre. Alors elle s’accroupit à la hauteur d’Oupyre.
Oupyre, tu peux rester ici. Avec tes amis. Tu seras bien chez Homère. Il vous donnera à manger avec ses robots. Tu seras en sécurité. Tu n’es pas obligée… (Elle essaya de cacher son émotion.) Tu n’es pas obligée de venir avec nous.
Elle resterait jackalope jusqu’à la fin de sa vie, condamnée à l’extinction dans un monde au bord de l’asphyxie. Mais elle aurait une chance d’être heureuse.
Oupyre secoua les oreilles d’un air songeur. Elle avait sans doute compris quelque chose comme « Rester. Amis ici. Manger ici. Pas venir. Pas obligée. » Sauf si Cornélia était la seule à ne pas encore saisir toute la subtilité de leur langue.
Non, s’entêta Oupyre. Venir. Venir avec Blanche et Cornélia. Et Iroël.
Cornélia eut envie de pleurer. Elle se rendit compte à quel point elle tenait à cette maudite bête. La disparition de Pouet l’avait fragilisée jusqu’aux os, tout au fond d’elle, bien qu’elle ne l’eût jamais exprimé publiquement. Oupyre et Greg étaient comme des béquilles qui lui permettaient de tenir encore.
Le grand jackalope noir grinça des dents, puis tapa du pied par terre. Comme certains autres mâles autour, il portait une ramure extraordinaire d’au moins dix cors, due au vieillissement accéléré du convoi.
Partir, finit-il par exprimer. Convoi. Partir.
Les autres autour réagirent vivement. En les observant, Cornélia comprit à quel point ils tenaient tous les uns aux autres. Ils ne se sépareraient jamais. Ils ne se battraient pas non plus. Toutes leurs décisions, ils les prenaient ensemble. Oupyre se moquait de partir seule : elle l'avait toujours été. Mais eux voulaient la protéger.
Petits dans grand-roues, ordonna une vieille femelle. Mamans dans grand-roues.
Une vingtaine d’entre eux grimpèrent sur le Berliet.
– Hé ! Ils ont le droit, eux ? réagit un boyard.
– Ils ont pas payé !
Un sourire résigné parut sur le visage d’Aegeus. Quand il leva une main, ses hommes se calmèrent aussitôt.
– Laissez-les. On n’est plus à cent kilos près.
Il jeta un regard en coin vers Oupyre. Cornélia se raidit, espérant qu’il n’avait pas vu leur échange.
Tu ne te doutes de rien. Tu ne te doutes de rien. Tu ne te doutes de rien, répéta-t-elle bêtement dans sa tête comme si elle avait pu l'hypnotiser par la seule force de la pensée. Aegeus se tourna vers les hydres comme si de rien n'était ; elle tâcha de ne pas trop montrer son soulagement.
– Et vous, leur dit-il, vous allez vous camoufler. C’est crucial.
Sous les yeux stupéfaits de Cornélia, les écailles des gigantesques reptiles se mirent à bouger dans un frémissement perturbant, puis changèrent de teinte. Progressivement, ils prirent la couleur de ce qui se trouvait derrière eux – mur, ciel, enseigne de magasin… – pour former un tableau constitué de milliers de petites touches. Chacun d'eux parut disparaître dans le décor de la Strate. Seules les courbes de leurs corps, quand on savait où les chercher, trahissaient leur présence. Les jackalopes restants filèrent aussitôt se cacher sous leurs ventres, et quand les hydres enroulèrent leur queue autour d'elles, ils disparurent derrière cette barrière invisible comme s'ils n'avaient jamais existé. Seule Oupyre, qui n’avait pas l’air d’avoir bien compris le principe, resta à côté de Cornélia.
Aegeus contempla le convoi, qui semblait réduit de moitié par rapport à sa véritable population.
– Bien. Je pense qu’on est prêts. (Il se tourna vers la frontière.) Soldats, à vos places. N’oubliez pas : vous attendez mes ordres avant de faire quoi que ce soit. Pas d’initiatives !
– C’est quoi, le plan ? lança une dryade.
– Le chef a dit Pas de question ! rugit Aaron.
Un sourire sardonique étira les lèvres d’Aegeus.
– Le plan, il est dans ma tête et il y restera.
Il leva le poing à l’intention des conducteurs du Berliet et du Liebherr.
– En route !
Les moteurs grondèrent. Les roues énormes des camions broyèrent les crânes et les cages thoraciques qui jonchaient la frontière, puis les pas des soldats terminèrent d’en éparpiller les morceaux. Le reste du convoi se mit lourdement en mouvement.
– Éclaireuse, je compte sur toi, lança Aegeus. Sois les yeux et les oreilles d’Aaron !
Blanche disparut dans un scintillement électrique. Cornélia resta à l’avant-garde, avec Mitaine, Gaspard et les autres soldats transformés, aux aguets. Ils franchirent la frontière en silence. Mis à part les étranges roues dorées qui jonchaient la zone, la ville semblait déserte, comme figée dans un éternel instant d'agonie. Cornélia n’aimait pas ça du tout. Les archanges avaient eu largement le temps de les voir venir. Pourquoi n’y avait-il aucun comité d’accueil ?
Ils contournèrent un grand mur qui se dressait là comme un panneau colossal en béton armé. C'était celui que Blanche avait aperçu lors de sa ronde. « Dieu est mort, vous entrez en Sa sépulture. » clamait-il en lettres de sang. Tout le monde l’ignora soigneusement. La mise en garde sinistre disparut derrière eux avec la frontière. Cornélia se retourna pour voir l’Airavata une dernière fois : resté chez Homère, le titan blanc les regardait partir, silencieux sous ses nuages de pluie. Les rideaux d’averse qui l’entouraient brouillaient les lignes de ses trois têtes.
Au revoir, Homère, pensa Cornélia. J’espère que ton secteur vivra encore longtemps.
C’est à ce moment-là qu’elle réalisa qu’Iroël était toujours aux abonnés absents, et que personne n’avait semblé s’en apercevoir.
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