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Il tira le verrou dans un grincement qui fit souffrir les tympans fragiles de la tzitzimitl. Cornélia dévisagea la licorne. Contrairement aux autres monstres, elle était le calme incarné, tranquillement assise au milieu de sa cage. On aurait dit une petite antilope blanche, aussi fine qu’une allumette, montée sur des pattes élancées. Une crinière de lion hirsute lui cachait les yeux et bouclait jusque sur son ventre. Une longue corne fuselée dépassait de son toupet argenté.

Quand Beyaz pénétra à l’intérieur, la cage parut rétrécir. L’énorme ours noir devait peser vingt fois plus que la licorne. Celle-ci pencha la tête de côté ; un œil jaune et rond apparut sous sa grosse frange bouclée. Elle reluqua Beyaz de bas en haut. Elle n’exprima aucune peur devant ce monstre tacheté de braises, dont la gueule flamboyait comme un incendie. Elle ne se poussa même pas, ce qui obligea Beyaz à se plier en quatre pour ne pas lui marcher dessus.

Drôle, lut Cornélia sur son expression taquine. Drôle nounours.

– Pourquoi elle ne bouge pas ? s'agaça Seraphiel. Elle devrait l’attaquer !

Il frappa du poing sur les barreaux pour la faire réagir, mais la licorne ne sursauta même pas. Il finit par hausser les épaules.

– Cette petite peste n’en fait qu’à sa tête, de toute façon !

Ils continuèrent leur chemin entre les cages. Cornélia croisa le regard de Blanche avant qu'elle ne disparaisse.

Au secours, hurlait le raijū par toutes les fibres de son corps.

– Il en faut une très petite pour cette foutue belette, dit Gabriel en s’éloignant. Quelque chose qui pourra faire un effet Faraday. Sinon, elle va passer entre les barreaux.

– On a une cage à oiseau quelque part. Ce sera parfait.

Cornélia serra les dents.

Retransforme-toi, Blanche ! Enlève ton masque ! Ne les laisse pas t'enfermer.

Mais le raijū n'était pas libre de ses mouvements. Il portait encore les chaînes de lumière, comme les autres. Et qu'auraient fait les archanges en découvrant qu'ils étaient tous humains, que le marché d'Aegeus était un jeu de dupes ? Quand leurs voix s’évanouirent dans le vacarme ambiant, Cornélia appuya son front contre les barreaux. Elle se sentait si démunie !

Aegeus, répétait la Mouche près d'elle, sans trêve. Aegeus…

Aegeus va venir nous chercher, assura Cornélia. Il ne va pas nous laisser là. C’était du bluff…

Mais au fond, elle n’y croyait pas.

***

– À la soupe, mes chéris !

Cornélia fut réveillée en sursaut par le bruit d’une gamelle de métal qui cognait contre une cage. Elle avait dormi sur place, debout, la tête appuyée contre les barreaux. Autour d’elle, tous les monstres rugissaient dans leurs prisons respectives. Certains tournaient en rond avec frénésie. Orion s'approchait en frappant les cages avec la gamelle, et l'écho de plus en plus proche transperça l’oreille de la tzitzimitl. Elle comprit ensuite qu’il ouvrait tous les verrous, les uns après les autres.

Pourquoi il fait une chose pareille ? Il n’a aucun instinct de survie, ou quoi ?

La Mouche avait compris aussi. Il s’avança près d’elle, sa masse énorme la poussant contre les barreaux.

Ouvre, dit-il. Ouvre. Meurs.

Le corps lumineux de l’archange apparut dans leur champ de vision. Il arrivait par la gauche. Cornélia réalisa que malgré les verrous ouverts, aucune créature ne sortait : elles se tenaient derrière leur porte entrouverte, les muscles bandés, la bave aux lèvres, comme si elles se retenaient de la franchir. Pourquoi ?

Elle eut sa réponse lorsque Orion ouvrit la cage de la licorne, juste à côté. Dès que le verrou coulissa, Beyaz força le passage. Il se jeta sur la porte, qui s’ouvrit d’un coup en claquant avec violence. L’archange émit un gargouillement coupé net quand les six cent kilos de l’ours nandi lui tombèrent dessus. Il fit le mort, mais Cornélia vit quelque chose se former dans sa main droite. Une arme de foudre, semblable à une pique de torero. La longue hampe se mit à grésiller sur le sol ; Cornélia craignit le pire.

Attention ! hurla-t-elle sans bruit. Il est armé !

Beyaz comprit tout de suite. Il bondit en arrière, évitant de justesse la pointe de lumière qui avait failli se planter entre ses côtes.

– Toi, gronda l’ange en bondissant sur ses pieds, t’as besoin de comprendre qui est ton nouveau maître. Comme l’éale !

Ses doigts serrèrent plus fort la lance, dont les contours se brouillèrent en produisant des arcs électriques.

– Viens là, le nandi ! Tu vas voir ce qu’il en coûte de s’en prendre à moi.

Beyaz se ramassa sur lui-même, en une énorme masse boursouflée de muscles et de graisse ; lorsqu’il rugit, sa gueule embrasée dessina comme un sourire infernal sur la noirceur de son pelage. Des filets de salive en ébullition giclèrent sur l’archange, qui resta impavide.

– Allez viens, siffla-t-il entre ses dents.

Beyaz passa à l’attaque, rapide et vif malgré son poids. Mais son adversaire prévoyait tous ses coups, et la longueur de sa lance, dans cet espace réduit, ne laissait aucun angle mort à l’ours. Beyaz commençait à se faire acculer dans un coin étroit, contre une cage.

Autour, tous les monstres s’étaient tus. Ils contemplaient la scène. Collé à Cornélia, la Mouche observait aussi. Quand l’archange baissa sa lance un instant, Cornélia se tendit : il fallait que Beyaz profite de ce relâchement. Et c’est exactement ce qu’il fit. Mais la Mouche roula des yeux anxieux.

Mal. Mal. Très mal.

Beyaz se rendit compte trop tard de son erreur. La lance remonta en un coup fulgurant, droit dans sa gueule grande ouverte. La pointe alla se ficher dans son palais. L’ours bondit de douleur, surpris de s’être fait toucher. Cornélia ferma les yeux pour ne pas le voir mourir ; mais elle ne tarda pas à les rouvrir et à découvrir qu'en réalité, Orion avait maîtrisé la force de son coup. Il ne comptait certainement pas l'abattre. L’ours tentait de se libérer, la gueule écartelée par l’arme, mais l’archange suivait tous ses mouvement avec souplesse.

– C’est terminé, asséna-t-il.

Il appuya sur la hampe, forçant Beyaz à pousser sa nuque en arrière, jusqu’à ce qu’il se retrouve plaqué contre la cage derrière lui.

– Tu fais moins le malin, là, hein ? J’en ai maté des plus forts que toi, noiraud.

L’ours renâclait de douleur ; un sang brûlant comme du feu liquide ruisselait de sa gueule et s’épanchait en nuages de vapeur.

Mal, répéta la Mouche. Quand maître baisse arme… Tape plus fort après.

Le sang de Cornélia se glaça dans ses veines. Elle se tourna vers lui.

Tu parles d’Aegeus ?

Maître, dit seulement l’éale. Tous maîtres. Tous maîtres tapent fort.

Cornélia jeta un œil furtif vers les cicatrices qui, à certains endroits de son corps, marbraient son pelage rêche. Était-il passé par plusieurs maîtres ? Ou était-ce Aegeus qui l’avait abîmé ainsi ?

– On ne sort pas des cages tant que je suis là, martela l’archange. T’as compris, gros tas ? (Il désigna la petite licorne, immobile dans sa prison, dont les yeux étaient cachés par sa frange rebondie.) Prends exemple sur elle. Elle connaît les règles.

D’un coup sec, il arracha sa lance de la gueule de Beyaz.

– Dans ta cage. Maintenant.

L’ours obéit sans cesser de gronder, semant des filets de sang derrière lui. Orion toisa Cornélia et la Mouche.

– Vous deux, c’est bon, vous avez compris qui commande ici ?

Sa démonstration avait encore plus donné envie à Cornélia de l’égorger, si c’était possible. Elle ne baissa pas les yeux, mais l’éale, lui, détourna le regard.

Maître tape fort. Maître tape trop fort.

Quand Orion posa la main sur leur verrou, ils bandèrent leurs muscles. Mais ils ne bougèrent pas quand la porte s’entrouvrit. Ils attendirent en silence, comme tous les autres monstres.

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