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Cornélia ne fit pas exception à la règle. Au début, elle résista. Elle se contenta de tourner en rond en esquivant les attaques de ses adversaires ; mais elle ne pouvait se tenir à la fois hors de leur portée et de celle d’Orion. L'archange s’acharna sur elle. Lorsque la douleur la transperça de bas en haut, elle sentit monter en elle la même haine, la même colère bestiale que lorsqu'elle avait attaqué les boyards qui s’étaient moqués d’elle. Ses adversaires la harcelaient d’attaques et de morsures. Ces stupides créatures ne pouvaient-elles pas la laisser tranquille ? Ne voyaient-elles pas qu’elle souffrait déjà assez de l’archange ? Hors d’elle, la tzitzimitl se mit à frapper plus fort, à se montrer plus rapide, plus fourbe. À viser les points sensibles de ses adversaires. Elle oublia qu’il s’agissait de pauvres bêtes rendues psychotiques par leur maître.

Bientôt, Orion fit descendre face à elle la tarasque. Celle qui sautait presque tous ses repas, celle qui avait le regard vide. C’était l’une des parias de cette petite société tyrannique. En la voyant, Cornélia se calma. Une grande mélancolie l’envahit à la vue de son pelage sombre, de ses grosses pattes d’ours, de sa carapace hérissée de pointes. Cette créature redoutable ne lui inspirait que douceur et tristesse. Alors elle s’assit face à elle. En mémoire de Pouet, elle lui dit :

Pas combattre.

Mais Orion, agacé, cogna son arme contre le bord de la fosse. Au son des crépitements de la lance, la tarasque sursauta. Son apathie disparut brusquement et elle se jeta sur Cornélia.

C’était une attaque précipitée et maladroite, que la tzitzimitl parvint à éviter ; mais lorsque Cornélia se retourna vers son adversaire, la tarasque rugit de défi. Les muscles bandés, le regard brûlant, elle ne tarda pas à l’attaquer de nouveau.

Submergée par son agressivité et ses coups incessants, Cornélia mit un certain temps à comprendre que ce qui brûlait dans ses yeux, ce n’était pas la haine, ni la rage.

C’était la terreur.

Alors que Cornélia bondissait de droite et de gauche, s’aplatissant au sol pour éviter les pattes grosses comme des battoirs qui voulaient lui disloquer la nuque, elle eut cette vision de la main d’Homère grande ouverte, laissant voir le projecteur vidéo au creux de sa paume, qui leur montrait le passé d'Aegeus. Elle revit les scènes de lumière qui s'étaient succédées. Le « Quetzalcóatl Blanc » et son adversaire qui se battaient à mort dans une arène de terre battue. Elle revit la peur qui leur donnait des ailes... La peur des coups, la peur de leurs maîtres.

Quand la tarasque glissa sur une flaque de sang et chuta lourdement, dévoilant son ventre, Cornélia aperçut toutes les cicatrices qui s'y trouvaient. Des marques récentes, cruellement pâles sur son pelage noir. Puisque Orion ne pouvait pas lui faire mal sur le reste du corps – recouvert d’écailles ou de pointes –, il s’était acharné à cet endroit-là.

Enfoiré d’archange !

La colère envahit Cornélia, forte et âcre comme un relent de bile. Au lieu de mettre à profit la faiblesse de la tarasque, elle fit volte-face. Fulgurante, elle traversa toute la fosse, leva les yeux vers Orion et ploya ses longues pattes de jaguar. Lorsqu’elle bondit vers lui, les crocs en avant, elle réalisa trop tard quelle monstrueuse erreur elle était en train de faire. Comme au ralenti, elle entendit crépiter des étincelles ; elle vit la lance de foudre se précipiter vers elle en un arc-de-cercle brûlant.

Tout se passa trop vite pour qu’elle comprenne. Elle heurta quelque chose de mou et dur à la fois, qui n’était ni la lance, ni l’archange – elle réalisa en une fraction de seconde qu’il s’agissait de Gaspard. Projetée par terre, elle roula sur la scène et fut emportée par son élan. Lorsqu’elle se redressa, elle vit Gaspard arc-bouté sur Orion : il avait saisi la lance à pleines dents et luttait pour l’arracher des mains de son propriétaire. Quand la manticore secoua la tête, ses gencives grésillèrent et des arcs électriques jaillirent autour de sa grosse tête. Sa fureur excita celle des autres boyards ; ils entrèrent eux aussi dans la danse. Beyaz se jeta sur la scène à son tour, mordit le bras d'Orion pour le forcer à lâcher son arme. La panthère d’eau et la chimère à trois têtes s’attaquèrent aux autres archanges qui venaient s’interposer. Quand Mitaine vint se joindre à l’effort de guerre, tout le parquet verni s'enfonça sous son poids.

ASSEZ !

Tous se recroquevillèrent, le crâne perforé par ce cri inhumain, dont les échos stridents leur griffèrent l’esprit. Pétrifiés, ils ne purent qu’apercevoir du coin de l’œil l’archange à quatre visages qui marchait vers eux.

QUELLE EST CETTE RÉBELLION GROTESQUE ?

Sa triple auréole se mit à tournoyer plus vite. Il claqua des doigts. D’un coup, la lance de foudre explosa. Encore dans la gueule de Gaspard, elle éclata en huit fragments, huit éclairs démentiels qui fusèrent vers chacun des boyards. Lorsque l’un d’eux transperça Cornélia de part en part, un grand éblouissement l'aveugla ; de douleur, son cœur s’arrêta en plein battement. Elle sentit son corps convulser, ses pattes cogner contre le sol. Pendant un temps qui lui parut interminable, elle s’asphyxia en bavant, la gueule grande ouverte, cherchant de l’air. La voix de la créature angélique vibra dans sa tête, lourde et grave comme du bronze.

VOUS APPRENDREZ À OBÉIR À VOS MAÎTRES, CRÉATURES IMPIES.

Alors qu’elle glissait dans l’inconscience, une seule pensée tournoya dans sa tête, obsédante.

Aegeus, je te hais. Je te hais de nous avoir condamnés à ça. Je te hais, je te hais.

***

Et ainsi, le temps s'écoula.

Cornélia avait toujours compati au sort des nivées, toujours cru qu'elle les comprenait. Mais en vérité, elle ne savait rien. Et la Strate se chargeait maintenant de lui apprendre ce que signifiait, réellement, être une nivée dans un monde tel que celui-ci.

Bientôt, sa vie ne fut plus rythmée que par les repas – trop rares –, les combats – redoutés –, les coups de lance et les retours dans sa cage trop étroite, qu’elle haïssait de plus en plus.

Au début, elle allait voir Blanche chaque jour après avoir mangé, mais la trouver toute tordue dans sa prison lui donnait la nausée. Sa sœur avait cessé de formuler des pensées cohérentes. Elles se contentait de répéter « Mal. Mal ». Alors l’aînée avait commencé à espacer ses visites. Elle s’était détestée pour ça, mais elle ne les supportait plus.

À présent, elle avait cessé de s’en vouloir.

Elle avait cessé de penser à presque tout, en vérité. La faim et la peur monopolisaient son esprit.

La peur d’Orion, la peur des coups, mais aussi la peur des autres créatures. Toute la journée, elle attendait l’heure du repas ; mais le seul fait d’y penser la faisait trembler de nervosité. Elle craignait les dominants. Elle craignait les autres dominés. Elle craignait de manquer de nourriture.

Dans sa cage, son passe-temps principal était de lécher ses plaies. Mais elle avait commencé à développer les mêmes stéréotypies que les autres. Lorsque la faim lui labourait le ventre, elle mordait ses barreaux, parfois pendant des heures. Lorsque ses pattes fourmillaient à cause du manque d’exercice, elle se mettait à longer la cage dans un sens et dans l’autre, sans s’arrêter. La Mouche la regardait faire d’un œil morne, sans bouger. Lui ne longeait pas les barreaux, mais il y frottait ses défenses en permanence. Au début, c’était simplement pour les affûter, puis il avait continué car il n’avait rien d’autre à faire.

Cornélia avait perdu le compte des repas.

« Quatorze jours » s’était-elle répété en permanence, dans les premiers temps. « Quatorze repas ». Au début, elle les avait comptés avec soin. Mais à partir du septième ou du huitième, à force de le répéter dans sa tête, elle n’était plus certaine que son compte était bon. La peur l’avait envahie à l’idée de perdre tout repère. Elle s’était raccrochée à la présence de Beyaz et des autres. Eux sauraient quand le moment viendrait. Ils l’avertiraient.

Mais plus le temps passait, et moins elle était certaine de les compter parmi ses alliés.

Au fil des jours, Mitaine avait commencé à ramener moins de viande à ses confrères. À cause de sa taille, il lui fallait manger énormément ; alors elle priorisait sa survie. Ils le faisaient tous, à présent. La faim les rendait irritables. Pour réussir à se nourrir, ils avaient commencé à mordre et brutaliser les autres bêtes. Sans vraiment le vouloir, ils s’étaient mis à faire la même chose entre eux. Parfois, Beyaz attaquait Gaspard pour une entrecôte ou un jarret. Il avait failli lui arracher une oreille lors d’une de ces joutes. Personne n’avait tenté de les séparer. Cornélia se contentait de faire profil bas et rôder craintivement autour d’eux, craignant que leur fureur se retourne contre elle. Elle restait en retrait et attendait qu’ils aient fini de manger, pour pouvoir se nourrir de leurs restes. Elle ne s’adressait même plus à eux.

De toute façon, tous ne s’exprimaient plus que par mots très courts – lorsqu’ils prenaient la peine de penser.

La violence qu’ils subissaient en permanence commençait à les modeler. Orion commençait à les modeler.

Et aucun d’eux ne s’en rendait compte.

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