15 - Iroël
Yo ! J'en ai marre de re-re-re-re-lire cet épisode, donc je le lâche dans le grand bain en priant pour le salut de son âme xD
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C’était exactement comme quand Orion les avait amenés. À part quelques roues dorées qui dépassaient du sol, les rues de Sydney étaient désertes. Ça ne pouvait pas être normal. Où vivaient les archanges ?
Archanges volent, dit Oupyre comme si cela expliquait tout. Marchent pas.
Quand un bruit de tonnerre déchira le ciel, elles se terrèrent sous un porche d’immeuble. Trois comètes crépitantes traversèrent le ciel d’est en ouest. Plusieurs autres les suivirent, de taille et d’intensité différentes. À l’intérieur de ces auras de lumière, Cornélia crut distinguer de multiples ailes parfois bleues, parfois blanches ou écarlates. Elle comprit alors ce qu’avait voulu dire Oupyre. Les archanges ne « vivaient » certainement nulle part. Ils n’étaient ni des terrestres, ni des mortels. Ils ne mangeaient pas, ne dormaient pas. Ils n’avaient ni besoin d’habitations, ni de lits. Peut-être se contentaient-ils d’exister dans les cieux, éthérés comme des esprits, lorsqu’ils n’avaient pas besoin de poser le pied sur terre.
Quand le ciel se calma, Oupyre la mena au pied d’un immeuble aux lignes élégantes, dont les balcons métalliques formaient des ondulations le long de la façade.
Iroël là-haut, expliqua-t-elle. Tout en haut.
Bon.
Cornélia s’attendit à ce que la hase y aille par la voie des airs, mais elle ne déploya même pas ses ailes. Elle fila entre les piliers blancs qui soutenaient la structure, passa les portes grandes ouvertes et prit les escaliers.
C’est vrai, songea la jeune femme avec un pincement au cœur. Elle ne sait toujours pas voler.
La voix d’Iroël résonna dans sa tête.
« Qui va lui apprendre ? Toi ? »
Cornélia serra ses mâchoires de tzitzimitl. Chaque chose en son temps. Mais elle trouverait bien un moyen de faire voler Oupyre.
Elles grimpèrent les marches quatre à quatre. Au bout de cinq étages, Cornélia commença à faiblir. Au neuvième, une vague d’épuisement la saisit d’un coup et elle dut s’arrêter, haletante, le cœur au bord des lèvres. Elle était trop faible, trop sous-alimentée. À présent que l’adrénaline refluait, tout son corps la faisait souffrir ; des filets de sang transparent suintaient de ses plaies. Elle se força à continuer. Lorsqu’elles parvinrent aux quinzième et dernier étage, elle était à la limite de ramper par terre. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant un couloir très propre, en excellent état, et dans lequel se trouvaient…
Du chocolat ! Des œufs ! Du sucre !
Ainsi que des packs de farine, des tas de bois, des blocs de pierre et des seaux remplis d’argile humide, mais elle n’eut d’yeux que pour les gros sacs de sucre et les tablettes de chocolat empilées jusqu’au plafond. La faim la submergea jusqu’à la moelle des os, exigeante, tyrannique. Elle oublia les archanges, elle oublia qu’elle se trouvait en territoire ennemi. Elle ne songea même pas que toutes ces choses appartenaient certainement à quelqu’un, que les voler risquait de lui retomber dessus. Sous les yeux effarés d’Oupyre, elle retira son masque, s’agenouilla par terre et se mit à piller le chocolat. Elle en engloutit trois tablettes avant que l’écœurement ne la gagne. Son estomac fit plusieurs sauts périlleux, cherchant frénétiquement à expulser ce qu’elle venait d’avaler. Elle s’appuya contre le mur et tenta de lutter.
Ce fut ainsi qu’Iroël la trouva : couverte de poussière, essoufflée et sanguinolente, en train d’essayer de ne pas vomir par terre.
***
Cornélia ne le vit pas tout de suite, trop occupée à fixer le sol en imaginant la flaque de chocolat bilieux qui s’y trouverait bientôt. Oupyre, elle, se mit à faire des bonds autour du jeune homme.
Trouvé Cornélia ! Moi trop forte !
Iroël poussa un juron dans sa langue. Il s'accroupit près de la jeune femme.
– Cornélia. Ça va ?
Elle sursauta, prise d'une terreur incontrôlable. Pendant des jours, elle n’avait entendu qu'une seule voix, elle n'avait vu qu’un seul être semblable à un humain, et il l’avait battue à coups de lance électrique. Par pur réflexe, elle se recroquevilla contre le mur. Puis elle reconnut ce garçon, ces yeux noirs soucieux qui cherchaient les siens...
– I-I-Iroël, balbutia-t-elle en tentant de cacher les emballages de chocolat sous elle.
Il avait les cheveux tondus très courts ; cela rendait son visage plus dur, plus anguleux. Plus adulte. Du regard, il suivit les plaies sur son corps nu, le sang séché qui formait comme des écailles brunes sur sa peau. Les ecchymoses qui lui marbraient les côtes. Puis il aperçut les brûlures en forme de trous, sur ses épaules. Son expression fit bégayer Cornélia.
– Oupyre m’a fait sortir de… de…
Iroël attrapa son visage entre ses paumes. Son regard la fouilla jusqu’au fond de l’âme.
– Qui a fait ça ? Orion ?
Cornélia avait enduré tout cela pendant des jours sans faiblir, car elle n’avait pas eu le choix, car les autres créatures lui avaient servi de modèle ; car Orion l’avait façonnée pour en faire une arme. Et comme une arme, elle s’était forcée à être d’acier trempé. Mais à cette seconde-là, elle vit dans les yeux d’Iroël tout ce qu’elle avait subi, et à quel point cela avait failli la détruire. Une grande honte l'envahit. Allait-il la trouver pitoyable et dégoûtante, autant qu'elle avait l'impression de l'être ?
– Qui ? insista-t-il. Orion ? Seraphiel ?
Puis elle prit conscience de la colère qui bouillonnait en lui. Une colère dirigée contre son bourreau. À présent, elle n’était plus seule ; cette idée la fit éclater en sanglots.
– Orion, articula-t-elle. C’est lui qui s’occupe de nous. Il a toute une ménagerie, là-bas… dans les cages… dans le noir…
L’acier venait d’éclater. Il n’avait jamais été qu’une couche superficielle. Lorsqu'elle tenta d’essuyer ses larmes, Iroël lui attrapa la main.
– Arrête de faire ça, siffla-t-il entre ses dents serrées. Arrête de jamais vouloir pleurer. Tu as le droit ! Ce salaud… il va payer.
Il l'observa en hésitant, puis lui ouvrit ses bras. Cornélia comprit tout de suite. Son corps réagit au quart de tour, sans même demander son avis. Elle se retrouva blottie contre son torse à lui, essayant d'oublier qu’elle était nue comme un ver de terre et que ce geste était donc socialement inacceptable. Iroël referma tout doucement les bras sur elle pour ne pas râper ses blessures. Mais elle se fichait d’avoir mal ; elle s’agrippa fort à lui. Il était la première chose réconfortante qu’elle croisait depuis longtemps.
Pour la première fois, elle comprit pourquoi les coulobres l’aimaient autant, et toutes les autres créatures qu'il sortait de l'enfer.
– J'ai vu... sanglota-t-elle. J'ai vu ce que vivent les nivées de combat... Je comprends maintenant... je comprends.
– C’est ma faute, gronda sa voix à son oreille. J’ai laissé faire… Le convoi devait passer… Je voulais venir vous chercher après…
– Non, dit-elle entre deux hoquets. C’est Aegeus. Il y avait certainement un autre moyen de traverser leur secteur. Il a fait au plus simple. Il a utilisé les ressources qu’il avait sous la main… nous.
Et elle le détestait pour ça.
– Lui… Il fait trop de mal. Trop de mal à trop de monde.
Iroël posa une main sur ses cheveux à elle, couverts de poussière. La joue de Cornélia se retrouva écrasée contre son épaule. Il avait des épaules rondes et tendres, contrairement aux siennes qui n'étaient que des tas d'os pointus. L'odeur de sa peau la submergea.
Blanche me haïrait si elle me voyait, songea-t-elle distraitement. Par pitié, pourvu qu'elle n'apprenne jamais ça.
Iroël ajouta calmement :
– Il va mourir à la fin du voyage. Si c’est pas les zonures qui le tuent… ou les autres… ce sera moi.
Cornélia mit une seconde à comprendre qu'il parlait d'Aegeus. Le jeune homme n’avait jamais caché son aversion envers lui ; mais l’entendre parler de meurtre, tout doucement, le rendait aussi inquiétant que son ennemi. Cornélia savait à quoi s’attendre de la part d’Aegeus. Mais Iroël, malgré le temps qu’ils avaient passé ensemble, restait impénétrable.
– Il y a beaucoup de nivées là-bas, dit-elle à voix basse. Il faut les faire sortir aussi.
Il soupira. Sa paume suivit le flot des cheveux interminables de Cornélia, en une caresse lente qui lui réchauffa le dos. En un éclair, elle se souvint qu’à leur arrivée dans la Strate, cette même main lui avait montré comment user d’un pistolet-mitrailleur.
– On va les faire sortir. Ça va aller. T’inquiète pas. (Comme elle était encore cramponnée à lui, il ajouta.) Je suis là.
Le malaise envahit Cornélia à l’idée qu’il parvenait à montrer tant de douceur et qu’en guise de remerciement, elle lui écrasait les côtes en déversant des litres de larmes et de morve sur son épaule. Elle renifla, s'essuya le nez en essayant de stopper l’inondation gênante. Par-dessus l’épaule du garçon, elle aperçut Oupyre qui les regardait d’un air un peu dégoûté.
Humains bizarres. Accouplement bizarre.
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