Prologue
Hello !
Mais qu'est-ce que ceci ? :0 Ne serait-ce pas un prologue surprise, destiné à ouvrir le tome 3 ? 8D
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1520
Quelque part en France
Assise sur son rocher préféré, la vouivre attendait.
L’eau du lac chuchotait doucement autour de ses chevilles. Bien que celles-ci fussent parfaitement humaines – et d’une finesse qui séduisait tous les hommes – l’illusion ne pouvait cacher sa véritable nature : en cette saison, l’eau était glaciale et acérée comme une lame de couteau. Une véritable humaine n’aurait jamais pu y tremper ses pieds ainsi.
La vouivre ne craignait pas le froid, pas comme les mammifères ; il lui suffisait d'un rayon de soleil pour chauffer sa peau de reptile.
L’hiver avait nappé les montagnes d’un manteau blanc. Les branches des arbres scintillaient, saupoudrées de diamants ; des stalactites translucides pendaient des rochers. Toute cette splendeur formait un écrin précieux autour d'elle.
La créature savait mettre sa beauté en valeur. À moitié allongée sur un coude, alanguie comme une ondine, elle démêlait ses cheveux en usant d’un peigne de bois et de nacre qui avait appartenu à l’une de ses victimes. Pareille à une rivière d’or, sa longue chevelure ruisselait sur sa poitrine, s’épanchait entre ses cuisses et allait s’écouler dans la neige. La vouivre aurait pu être noire, brune ou rousse. Elle l’avait déjà été. Mais ces dernières années, elle préférait le blond.
Elle n’aurait pas à attendre bien longtemps. Les humains venaient toujours à elle, fébriles comme des insectes attirés par la flamme d’une chandelle. Il leur suffisait d’apercevoir à travers les branches l’éclat de sa chevelure, celui de ses yeux clairs, ou bien les formes de son corps nu. Ils oubliaient tout ce qu’ils avaient en tête. Ils venaient stupidement se brûler à la flamme.
Ils savaient bien, pourtant, ce qui les attendait. Depuis des années, la rumeur courait dans la région, disant qu’un esprit malin se baignait dans les rivières et les lacs de ces montagnes. Un succube, une ondine ou une vouivre. Un esprit mauvais et séducteur. Oh, ils avaient bien tenté d’éradiquer le monstre : depuis un siècle, la vouivre ne comptait plus les chasses aux sorcières. Mais elle était rusée, et les pièges des humains bien trop grossiers. Lorsque des traqueurs la recherchaient, elle se fondait dans les profondeurs des lacs, se terrait au fond des rivières. Elle leur échappait sans effort, souple et discrète comme une anguille.
Soudain, un bruit lui fit tendre l’oreille. Elle suspendit ses gestes, tous ses sens en éveil. Des pas foulaient la neige, tout près. Des pas nerveux, apeurés. Ce son lui mit l’eau à la bouche. Elle se remit à peigner sa chevelure. Était-ce un homme qui approchait ainsi ? Ou une femme ?
C’était une femme. Des décennies de pratique lui avaient appris à reconnaître le bruit de leur souffle. Quand l’humaine trébucha et poussa un petit cri surpris, encore cachée par les fourrés, la vouivre en fut tout à fait certaine. Alors elle modifia son corps en conséquence.
Ses sourcils s’épaissirent et leur angle changea subtilement. Sa mâchoire s’élargit, bientôt suivie de son buste, qui développa des épaules rondes et fortes. Ses seins opulents se résorbèrent. Une ligne de muscles abdominaux parfaitement sculptés se forma le long de son ventre. Et bien sûr, l’entrejambe changea aussi. Comme chaque fois, la vouivre fut un peu étonnée de cette transformation. Il était si étrange de se dire que chez ces êtres inférieurs, il existait des mâles et des femelles.
Un instant plus tard, elle était devenue un homme grand et blond, pâle comme un seigneur, doté d’une interminable chevelure. Il arborait un front lisse et parfait : la vouivre avait pris bien soin de cacher son orbe sous les eaux.
Quand l’humaine déboula sur la berge, hors d’haleine, elle se figea en le voyant. Ils se dévisagèrent plusieurs secondes. L’intruse était jeune, quinze ou seize ans peut-être. Une petite paysanne qui portait un seau en bois, encore vide. Le froid lui avait rougi le nez, et un épi hirsute dépassait de son chignon serré. De si près, la vouivre pouvait même entendre son cœur, qui battait à grands coups terrifiés comme celui d’une biche. L'humaine restait immobile, pétrifiée devant cet homme nu assis sur son rocher.
La vouivre cacha son mécontentement. Ce n’était qu’une gamine. Avec des proies de cet âge, elle n’était jamais certaine que sa séduction opère : la peur était souvent la plus forte.
– Ven, susurra-t-elle de sa voix grave et douce comme le velours. Ajas pas paur.
Viens. N’aie pas peur.
La gamine tressaillit, peut-être étonnée de l’entendre parler une langue si ordinaire que l’occitan. La vouivre lui sourit.
– Vòles anar quèrre d’aiga ? dit-elle en désignant le seau de bois.
Tu veux prendre de l’eau ?
La jeune fille hocha la tête. Elle fit un pas en avant, sans vraiment le vouloir, puis recula vite lorsqu’elle s’en rendit compte. Elle luttait contre son charme – celui de sa voix chaude, de son visage sculpté en une perfection virile. Mais plus elle le regarderait, plus ses défenses s’effondreraient.
– Ajas pas paur, répéta l’homme.
Il se leva et, drapé dans sa chevelure chatoyante, s’approcha d’elle. Ses pieds foulaient l’eau du lac presque sans bruit, brisant les fragments de glace qui entouraient les rochers. Muette, la gamine fixa ses jambes pâles, dépourvues du moindre poil, qui ne semblaient pas souffrir du froid. La vouivre s’approcha encore, d’un pas langoureux et souple comme celui d’un chat. Elle monta sur la rive. La gamine leva les yeux : à présent, l'homme la surplombait de deux têtes. L'humaine aurait dû se sentir fragile devant lui, facile à briser comme une musaraigne. Mais à la place, elle se détendit. Ses prunelles se dilatèrent. Ses lèvres s’entrouvrirent légèrement, comme dans l’attente d’un baiser. La vouivre sentit la chaleur qui émanait d’elle. La fascination, le désir. Sa proie se frottait à la flamme, sans savoir qu’elle allait bientôt brûler vive.
D’un doigt, l’homme releva son menton vers lui. Alors l'humaine osa enfin le regarder dans les yeux. Ses joues rosirent et, en réaction, le cœur de la vouivre battit un peu plus vite. La créature se mit à saliver sans le vouloir, imaginant ses petits os craquer sous ses dents. Elle n’avait pas mangé depuis quatre jours. Les gamins de cet âge avaient la viande si tendre ! Cette paysanne avait l’air bien nourrie sous ses couches de vêtements, avec les hanches bien rondes, la peau bien rose. Un petit cochon que la vouivre se ferait un plaisir de dévorer sous l’eau.
Si la créature n’avait pas été si affamée, elle aurait peut-être entendu des frémissements suspects autour d’elles. Si elle n’avait pas été si accaparée par sa proie, elle aurait pu se rendre compte que dans les fourrés se cachaient des êtres qui n’étaient ni des sangliers, ni des renards… mais des hommes solides, en pleine force de l’âge, qui se tenaient prêts à l’offensive.
– Ven, ronronna la vouivre.
Elle saisit le visage de sa proie, puis embrassa ses lèvres gercées par l’hiver. Son odeur alléchante lui emplit les narines. Lorsque la gamine s’abandonna, le monstre banda ses muscles, prêt à l’emporter sous les eaux.
– ¡ Ahora !
Quelque chose tomba des arbres, droit sur elles. La vouivre perçut le subtil sifflement de l’air ; mais même sa prodigieuse détente ne put la sauver. Le piège était trop bien préparé. Un grand filet aux mailles de plomb s’abattit sur elles deux, lourd comme une enclume. La vouivre feula, se débattit comme un tigre ; elle rejeta la gamine si violemment que celle-ci se brisa la nuque dans le filet et rendit l'âme sans un bruit. Puis la vouivre tenta de mordre les mailles, de les mettre en pièces avec sa force surnaturelle. Mais elles étaient faites de fer gainé de plomb, et elle ne pouvait lutter contre ces métaux-là. Aucune nivée ne le pouvait. Un cri inhumain lui échappa lorsqu’elle s’en rendit compte.
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