25 - Ce qu'il en coûte d'affronter un archange
Et il se rua en avant. La Mouche fit de même, chargeant droit sur l'archange ; quand Cornélia comprit qu'il allait le piétiner, elle fila vite se mettre à l’abri. N’importe qui serait mort sous ces deux tonnes de muscles et de fureur bestiale, mais Orion roula sous les pattes de la Mouche avec adresse et, d’un coup de pied ciblé dans sa rotule, parvint à le faire trébucher. La seconde suivante, Aaron se jeta sur lui. Son couteau fusa sous la gorge d’Orion alors que sa main droite filait vers le trousseau de clés à sa ceinture. L’archange s’esclaffa.
– Tu penses vraiment avoir une chance face à moi ? Tu n’as même pas la force d’un vrai crocotta. (Il lui cracha dessus. Aaron sursauta sous l’insulte.) Tu n’es qu’un entre-deux, une contrefaçon. Un bâtard imbécile, comme l’autre derrière !
D’une main, il saisit la lame du couteau et de l’autre – celle qui était mutilée –, il frappa Aaron d’un uppercut puissant dans la mâchoire. Le garçon roula par terre.
– Le bâtard imbécile a ta lance, rétorqua Iroël.
Il leva l’arme, dont la lumière éblouissante l'auréolait presque tout entier. Lorsqu'il la jeta vers Orion d'un geste ample, elle traversa l’air dans un éclair de foudre et alla se planter droit dans le torse de l'archange, vibrante d’énergie accumulée.
Puis elle disparut dans un flash. Il n'en resta plus rien, comme si l’aura de son maître l'avait entièrement absorbée. Cornélia cligna des paupières, incertaine de ce qu’elle venait de voir. Iroël avait jeté l'arme avec toute sa force ; pourquoi Orion ne semblait-il pas atteint le moins du monde ? Il éclata de rire devant leurs expressions défaites.
– Il ne suffit pas d’avoir une lance, gamin. Encore faut-il savoir s’en servir. (Son air railleur disparut, remplacé par un sérieux glacial.) Assez joué. Je savais que cette maudite vouivre nous trahirait !
Il esquiva Cornélia qui tentait de l’attaquer par derrière, puis déploya ses ailes. Son aura s’intensifia d’un coup. Tous reculèrent, aveuglés ; on ne distinguait plus de lui qu'une vague silhouette, dissoute dans la lumière violente.
– Et voilà qu’il nous envoie son chien de garde, continua sa voix désincarnée. Tant mieux, après tout ! Un crocotta dans ma ménagerie… Ça ne se refuse pas.
Ses ailes battirent deux fois, créant une bourrasque qui les gifla de plein fouet. Puis il fit un signe très rapide. Un arc électrique jaillit vers Aaron. L'éclair manqua le garçon de justesse, attiré par la cage de métal derrière lui. Une détonation assourdissante claqua dans l’air. Le cœur de Cornélia tressaillit dans sa poitrine ; la Mouche battit en retraite, dépassé par les évènements.
– Si tu me tues, je risque pas de t’être utile, gronda Aaron.
– Ne t’inquiète pas, répliqua Orion d’une voix mielleuse. Ce ne sont que de petits éclairs. Si j’avais voulu invoquer la foudre de Dieu, tu serais déjà mort !
Aaron se dressa de toute sa taille, une silhouette sombre sur fond de cage électrifiée.
– Peut-être qu’un entre-deux n’a pas une force comparable à la tienne…
Son œil noir luisit sous ses mèches désordonnées. Il leva son couteau.
– Mais voyons voir si t’es capable de battre un vrai crocotta.
Il planta le couteau dans son propre bras. Puis il souleva la peau en faisant levier avec la lame, et tira dessus d'un coup sec. Le cœur au bord des lèvres, Cornélia le regarda peler son bras comme il aurait épluché un oignon. Puis elle se rendit compte qu’il n’y avait pas de sang. Ni de chair. Pourtant, elle avait déjà vu saigner Aaron ; mais à cet instant, sous sa peau se trouvait une deuxième peau, noire et couverte de fourrure. Il hurla de douleur en la libérant jusqu’à son épaule. Puis, comme atteinte de vie propre, elle décida de se délivrer seule. Il tomba à quatre pattes, secoué de spasmes, alors que sa peau humaine tombait en lambeau et dévoilait sa véritable nature. Cornélia le vit défaire sa ceinture d’une main tremblante et déjà noire, large comme une pelle, dont pendaient encore des morceaux de peau beige. L’estomac de la jeune femme fit un soubresaut, prêt à vomir ; Iroël et Beyaz contemplaient la scène, les yeux écarquillés. Un rire sardonique secoua la ménagerie alors que les éclairs crépitaient autour de l’archange.
– Un monstre déguisé en créature de Dieu. C’est vraiment répugnant !
Avant qu’il ait fini sa phrase, le crocotta se jeta sur lui. C’était un monstre de rage à la fourrure hirsute, à la longue gueule hérissée de crocs ; il n'avait plus rien d'humain. Sa silhouette sembla presque dorée, sculptée par les rayons solaires qui émanaient de l’archange. Écrasé sous son poids, Orion poussa un grondement haineux ; ils roulèrent par terre au milieu des éclairs qui foudroyaient le sol. Cornélia se recroquevilla contre la Mouche, éblouie par les flashs lumineux, assourdie par les détonations incessantes. Elle discerna vaguement le crocotta déchiqueter le bras de l’archange, puis esquiver un nouvel éclair.
– Je te ferai empailler, beugla Orion qui perdait toute maîtrise de lui-même. Ton cadavre rappellera aux autres… (D’une torsion du buste, il évita les crocs d’Aaron..)…comment ils finiront s’ils osent me tenir tête !
Le crocotta émit un bruit moqueur. Il lui tourna le dos, leva sa queue de blaireau et lui envoya un colossal jet d’urine en plein dans la figure. La mâchoire de Cornélia se décrocha. Couvert de liquide nauséabond, l’archange explosa de fureur. Son adversaire en profita pour revenir à la charge, les crocs en avant ; il parvint à le plaquer au sol.
À cet instant, Cornélia crut voir un scintillement électrique passer devant ses yeux. Il disparut aussitôt, vif comme un battement de cœur. Ce n’était pas un éclair. C’était…
Iroël agit au même moment. Son couteau jaillit, dessina une courbe étincelante vers l’archange et alla se planter droit dans sa gorge. Orion sursauta. Cloué au sol, il aspira de l’air dans un gargouillement, puis agrippa le manche de l’arme. Aaron sut profiter de son désarroi. Il saisit sa tête entre ses dents de crocotta et, avec une force inouïe, le frappa de plein fouet contre le sol. Puis il le projeta contre la cage la plus proche. Un spasme secoua l’archange. Juste avant qu’il ne perde connaissance, un dernier éclair fusa hors de lui. Il traversa le crocotta tout entier.
Non ! hurlèrent Cornélia et Beyaz.
Paralysé par la tension électrique, Aaron resta debout un instant, raide et contracté comme un morceau de bois. Puis il chuta sur le flanc, si lourdement que le sol vibra. Et il ne bougea plus.
Orion resta lui aussi immobile.
– Non !
C’était la voix de Blanche. Stupéfaits, tous se tournèrent vers elle. Sale et échevelée, les membres bleuis de contusions, la jeune fille se tenait appuyée contre une cage. L’horreur envahissait son visage. Instable sur ses jambes, elle boitilla vers le crocotta et se laissa tomber à genoux. Des cliquetis accompagnaient chacun de ses gestes ; Cornélia, ébahie, finit par voir le trousseau de clés dans sa main. Quand l’avait-elle volé à Orion ? Dans la mêlée, absolument aucun d'entre eux ne s’en était rendu compte.
– Je suis désolée, sanglota Blanche. Je suis désolée…
Le trousseau s’écrasa par terre, tout près de la gueule du crocotta. Le monstre ne frémit même pas. Il était aussi inerte qu’une carcasse. Cornélia, avec un coup au cœur, se demanda si Orion avait vraiment maîtrisé la puissance de son dernier éclair. Avait-il tué Aaron ?
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