29 -

4 minutes de lecture

Pouet chercha le regard de la tzitzimitl. Quand leurs yeux se croisèrent, Cornélia comprit qu’il se souvenait d’elle. Elle lui avait apporté de la viande. De la viande qu’il avait accepté de manger. Elle avait senti une petite once de confiance s’installer entre eux, très ténue. Si fragile qu’il aurait suffi d’un rien pour la briser.

Sortir, dit-elle de nouveau. Partir.

Quand la tarasque se leva avec effort, tous retinrent leur souffle. Blanche recula doucement dans l’ombre pour lui laisser le champ libre. Un pas après l’autre, Pouet sortit de la cage. Il inspira l’air avec méfiance. Du coin de l’œil, il surveillait Aaron, qui ressemblait bel et bien à un cadavre étalé par terre, et Blanche figée comme une statue. La tarasque sembla un peu rassurée, finit par se rapprocher d’Oupyre. Celle-ci sauta sur place avec enthousiasme.

Petite boule qui pique !

C’est bien, petit Pouet, songea Cornélia qui n’osait pas bouger. Sors de là… Laisse-nous te sauver…

Quand elle s’approcha de lui, il ne bougea pas. Il lui montra les crocs en silence. Alors elle s’assit à un mètre de lui, la nuque baissée, pour lui montrer à quel point elle n’était pas une menace. La tzitzimitl pesait sept fois moins que lui, elle n’était qu’un chaton en comparaison de son gigantisme. Doucement, elle attendit qu’il baisse sa garde.

Et cela finit par arriver.

Cornélia retint son souffle. Aaron allait détester ce qu’elle s’apprêtait à faire. D’ailleurs, elle serait peut-être morte avant de voir sa réaction.

Très lentement, centimètre après centimètre, elle retira son masque. Lorsqu’il glissa de ses traits, elle redevint Cornélia. Agenouillée par terre à un mètre du monstre, elle ploya les épaules et essaya de ne pas respirer trop vite. De ne pas montrer qu’elle était morte de peur.

– Petit Pouet, murmura-t-elle.

La tarasque la dévisagea. Elle commença à montrer les dents, mais quelque chose passa dans ses yeux, comme une ombre de doute. D'un geste infiniment lent, Cornélia tendit la main vers Oupyre. Son bras tremblait de manière incontrôlée, sachant qu’à tout instant les mâchoires énormes de la tarasque pouvaient le lui trancher net.

– Viens là, Pypyre…

Du bout des doigts, elle toucha sa joue duveteuse et chercha la bordure du masque de jackalope. Oupyre montra les dents, outrée par ce contact, mais Cornélia le lui retira vite avant de se faire mordre. Elle se retrouva avec un tout petit masque de lapin dans la paume, surmonté de deux bois de cerf. Il scintillait comme du vif-argent. Redevenue elle-même, Oupyre tapa du pied d’un air perturbé. Elle étira ses ailes, les secoua dans un froufrou soyeux.

– Aïe, éructa Cornélia quand elle se prit une plume en plein dans l’œil. Oupyre, bon sang !

La tarasque les dévisagea ; ses pupilles s’arrondirent. Cornélia eut l’impression que le nom d’Oupyre éveillait quelque chose en elle. Plus que celui de Pouet. Le monstre avança son mufle noir vers la jeune femme. Dans un bruit de soufflet de forge, il inspira son odeur à pleins poumons. Elle se garda bien de bouger : les crocs blancs luisaient comme des dagues à dix centimètres de son visage. Oupyre les rejoignit, intriguée par leur proximité. Elle se hissa sur ses pattes arrière et vint remuer le nez à quelques centimètres du leur. Si proche que Cornélia sentit sa chaleur, ainsi que la douceur de ses moustaches qui lui chatouillaient la joue. Jamais le wolpertinger ne s’était à ce point approchée d’elle. Entre ces deux prédateurs, la jeune femme se sentit aussi vulnérable qu’une petite souris ; et pourtant, alors qu’elle respirait leurs haleines puantes de carnivores, une larme de pure émotion coula le long de sa joue.

Je vous aime. Je vous aime tous les deux, je vous aime tellement…

Elle sentit à peine Blanche arriver derrière elle, tout doucement, et glisser sa tête à côté de la sienne. La tarasque tressaillit, mais ne montra pas les dents. Elle avait l’air hypnotisée par leurs odeurs, et en voyant son expression, Cornélia se souvint de Pouet qui fourrait son nez dans leurs chaussures.

Pas manger Blanche, prévint Oupyre. Pas manger Cornélia.

Elle tapa du pied, mortellement sérieuse. La tarasque la fixa, l'air soudain perdue, prise de court par ces deux noms bien connus. Et, pour la première fois, elle s’exprima.

Pas manger.

Cornélia retint son souffle. La tarasque ajouta :

Mais toi mangé Blanche. Oreille.

Guère touchée par l’accusation, Oupyre remua le nez.

Oui. Bon. Bonne oreille.

– Oupyre ! s'exclama Blanche, horrifiée.

Elle se tut, rattrapée par la peur, quand Pouet approcha son mufle de son cou. Mais au lieu de la mordre, il enfonça son gros nez humide contre sa clavicule, et la jeune fille trembla à cause du chatouillis. Ou de l’émotion. Vraisemblablement des deux. Oubliant toute prudence, elle passa ses bras maigres autour de son cou et le serra fort contre elle.

– Oh, Pouet ! Je suis si désolée. Tout est ma faute… Je t’aime tellement. Tellement…

Le monstre resta longtemps immobile. Puis un son émergea des tréfonds de sa gorge : un ronronnement, hésitant et rouillé.

À distance, Aaron les regardait. Une larme coulait aussi sur sa joue à lui.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0