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Dans la maison les attendaient leurs affaires, ainsi que de l'eau et des rations militaires.
Ils ne virent rien d'autre que la nourriture et se jetèrent dessus dans un bel ensemble – Cornélia et Blanche ne furent pas en reste. La kitsune battit en retraite, dépassée par ce troupeau de rhinocéros sourd et aveugle à tout ce qui n'était pas de la nourriture. Cornélia faillit avaler tout rond son cassoulet froid et l'emballage d'aluminium avec. Depuis des jours, elle se nourrissait d'os et de viande crue, elle passait ses journées à écouter son ventre se tordre de faim. Son estomac s'était changé en une bête incontrôlable, prêt à se damner pour n'importe quoi d'autre qu'un lambeau visqueux et sanguinolent. Elle recula de plusieurs pas et alla dévorer sa pitance dans un coin, de peur que ses compagnons ne lui volent son repas ; et tous firent la même chose.
Aaron les observa à distance alors qu'ils se goinfraient. Il les regarda dédaigner les couverts, enfoncer leur nez au fond des boîtes comme des animaux, lécher les sachets et la moindre miette sur leurs mains. L'hippalectryon, qui s'apprêtait à entrer dans la maison lui aussi, se figea lorsqu'il les vit livrés à pareille frénésie. Il fit les gros yeux, choqué par leur gloutonnerie barbare, et ressortit aussi vite.
Une fois rassasiés, ils se sentirent un peu plus humains.
Ils burent jusqu’à plus soif, puis pansèrent mutuellement leurs blessures. Enfin, ils s’habillèrent. La kitsune les regarda faire à distance, hiératique, assise bien droite sur un vieux fauteuil élimé. Peut-être était-elle mal à l’aise.
Les hommes se rasèrent et se coupèrent les cheveux, ce qui leur rendit figure humaine ; Cornélia et Blanche hésitèrent un peu, songeant à leur propre pilosité. Il était loin, le temps où elles avaient la peau lisse comme celle des publicités. Mais à quoi bon s’épiler, au final ? Ici, elles pouvaient être poilues, elles pouvaient même être nues. Personne ne leur en tiendrait rigueur. Par contre…
– Quelqu’un peut me prêter un couteau ? demanda Cornélia à la cantonade.
Beyaz lui jeta le sien, qu’elle attrapa au vol sans savoir comment.
– T’es dingue ou quoi ? J’aurais pu me couper un doigt !
Il lui répondit par un éclat de rire, à croire que l’idée était désopilante. Au même moment, Elijah désigna la porte grande ouverte.
– Tiens, Beyaz, y a quelqu’un pour toi.
Le grand soldat cessa de rire.
– Quoi ?
Une petite silhouette blanche entra, trottinant dans les ondulations d’une crinière interminable. Sa queue en panache traînait derrière elle en un sillage argenté. Beyaz passa une main exténuée sur sa figure.
– Oh, non.
Drôle, dit la licorne en le voyant. Drôle nounours !
Elle sauta près de lui sur le canapé et, amusée par les ressorts qui grinçaient, décida de s’en servir comme d’un trampoline. Cornélia ravala un sourire devant l’expression résignée du boyard. Elle alla fouiner dans le deuxième salon, à la recherche d'Iroël. Elle mit du temps à le trouver. Il s'était caché derrière un fauteuil, assis par terre, et partageait sa ration avec Oupyre en lui tendant des morceaux de viande du bout de sa fourchette.
– Je croyais que les jackalopes mangeaient du foin et de l’herbe ? lui fit remarquer Cornélia. Tu vas la constiper.
Il haussa les épaules, consterné.
– C’est elle qui a faim. J’ai pas de foin, alors j’ai pas trop le choix. Sinon, c’est ma main qu’elle va manger.
– Ou ton oreille. Elle aime les oreilles.
Oreille Blanche, confirma distraitement la hase en mâchouillant les boulettes en sauce. Bonne oreille.
Cornélia se demanda dans quel monde tordu elle pouvait trouver ça drôle. Mais le fait était là : c’était drôle. Iroël fronça les sourcils quand la jeune femme lui tendit le couteau prêté par Beyaz.
– Quoi ?
Elle lui tourna le dos, puis s’assit par terre. Ses cheveux se déversèrent comme une cascade bouclée, sale et emmêlée.
– J’en ai assez de me prendre les pieds dedans, dit-elle en guise d'explication.
Il hésita. Elle le sentit rassembler cette masse épaisse dans ses mains, avec mille précautions. Cornélia se retourna, juste le temps de lui lancer un rapide sourire :
– Aide-moi.
C'étaient exactement les mots qu'Iroël lui avait adressés chez Homère, lorsqu'il était venu à elle, dépassé par sa chevelure hirsute qui lui mangeait le visage. Il comprit tout de suite la taquinerie. Une étincelle moqueuse dansa dans ses yeux noirs.
– Je peux faire une tresse et mettre des fleurs. Ça te donnera un style.
La petite pique qu'elle lui avait adressée ce jour-là. Elle éclata de rire.
– Ça m'irait certainement mieux qu'à toi. Allez, coupe. J’espère que t’es plus doué que moi !
***
Raide d'épuisement, Blanche furetait à l’étage de la maison, cherchant un lit où elle pourrait s’écrouler pour y dormir mille ans, lorsqu’elle tomba sur Aaron. Un Aaron en pleine mission d’exfiltration. Elle haussa les sourcils devant cette scène incongrue.
– Euh… Tu fais quoi, papy ?
Le garçon, appuyé sur un tabouret, s’en servait comme d’un déambulateur pour essayer de traverser le couloir. Lorsqu’il faillit tomber, à bout de forces, Blanche le rattrapa par le coude et le traîna dans la chambre d’où il venait de s’enfuir.
– Laissez-moi sortir, bordel !
– C’est Beyaz qui t’a installé là ? demanda-t-elle en observant les lieux. C’est parfait comme chambre, pourquoi tu veux te barrer ?
La pièce était presque dans son état d’origine, malgré sa courtepointe mangée aux mites et la mousse qui avait recouvert le mur nord. Une violente bouffée de mélancolie envahit Blanche lorsqu’elle vit les affiches de film qui y était punaisées, pâlies par le soleil, et le bureau rose pastel. C'était une chambre d'adolescente. Entièrement couverte de poussière.
Sa vie d’avant lui jaillit à la figure, froide et brutale comme une vague. Et elle but la tasse. Elle eut l’impression de se noyer. Il lui fallut plusieurs secondes pour se dépêtrer de ses souvenirs – des images de son monde, de sa chambre, de ses parents. De son appartement incendié.
Elle se força à se concentrer sur le lit. Visiblement, Beyaz y avait jeté une de leurs couvertures, puis Aaron, puis une deuxième couverture par-dessus. En résumé, il avait fait un sandwich – qui n’avait pas duré très longtemps.
– Fais chier, marmonna le garçon en se laissant tomber sur le sandwich défait. J’aime pas dormir là-dedans. Y a trop de… de murs.
– Trop de murs ? répéta Blanche à voix basse.
Une image s’imposa à elle. Celle de Pouet, piétinant devant la maison, qui avait peur du ciel mais refusait de se faire enfermer de nouveau. Elle regarda Aaron se recroqueviller sur le lit, en chien de fusil, une grosse goutte de sueur perlant à sa tempe. Elle ne l’avait presque jamais vu dormir en intérieur.
Est-ce que tu as vécu la même chose que lui ? Ou est-ce que c’est simplement dû à ta nature de crocotta ?
– Allez, papy, grommela-t-elle sans poser ses questions. On arrête les bêtises et on se repose, maintenant !
Elle attrapa ce qui devait être la couverture du dessus et décida de se lancer dans un burrito, histoire de changer du sandwich.
– Bouge pas, clama-t-elle avec autorité. Je vais faire une œuvre d’art culinaire.
– Quoi ?
Il était si faible qu’il ne résista même pas. Blanche n'était pas franchement en meilleure forme, mais l'idée d'être la plus forte, pour une fois, lui donna du cœur au ventre. Elle ignora son propre corps qui hurlait de fatigue et emballa si bien Aaron que bientôt, on ne vit plus que ses cheveux sombres, un peu trop longs, qui dépassaient du burrito en épis hirsutes. D’une main, elle appuya dessus pour les faire rentrer à l’intérieur. Un juron arabe émergea des profondeurs du tissu, ou peut-être une insulte, mais le garçon se laissa faire.
Une fois fini, Blanche contempla son œuvre avec fierté. Puis un bâillement monumental lui fit venir les larmes aux yeux, et elle caressa l'idée de se laisser tomber comme une masse à côté du burrito et de piquer le meilleur somme de sa vie.
Sauf que le burrito, c'est Aaron. Ça aurait été Gaspard, peut-être...
Alors qu’elle allait partir sur la pointe des pieds, la voix du garçon la retint.
– C’est bien que vous ayez retrouvé le tarascon.
Il avait parlé très bas, et dans le tissu qui étouffait son timbre, la jeune fille ne parvint pas à savoir quelle émotion il avait mise dans ses mots.
Elle songea à la tarasque d’Aaron, enlevée et torturée par Actéon. Elle songea à l’instant où ce garçon, qui se tenait là sur ce lit, avait dû se battre contre son ami dans la grande cathédrale, au milieu des grilles d’acier, et le tuer. Tuer sa propre tarasque. Elle se souvint des rais de lumière, à travers la toiture percée, qui venaient danser sur le cadavre du monstre et le corps du garçon étroitement enlacés…
Alors elle s’assit doucement sur le lit.
– C’est grâce à toi.
– Pfff ! grogna le burrito.
– Ben si. C’est toi et Iroël qui avez poussé les autres à attaquer Orion. Ils l’auraient jamais fait tout seuls.
Le nom d'Orion lui donna une bouffée de panique. Un instant, elle sentit les barreaux de sa cage se resserrer autour d'elle, comme un corset de métal d'un froid mortel. Puis le burrito éternua et, d'un coup, la sensation disparut. Elle reprit ses esprits et ajouta avec ferveur :
– Et puis, le coup du pipi, c’était vraiment incroyable.
Aaron mit un certain temps à comprendre qu’elle parlait de son combat contre l’archange.
– Hrrm. Technique de blaireau.
– Tu pourrais m’apprendre ?
– Hein ? À uriner à la face de l’ennemi ?
Elle hocha la tête, les yeux brillants. Il sortit la tête de la couverture et la toisa comme si elle était la fille la plus stupide au monde.
– Les raijū ont ni vessie ni système digestif. T’as même pas de vraie bouche. Tu veux leur pisser dessus par la grâce d’Allah ?
Blanche haussa les sourcils.
– Je croyais qu’il était mort, lui.
Le garçon se rembrunit. Elle avait fait un impair. Aaron devait être croyant. Mais comment pouvait-il l’être en vivant dans la Strate – en sachant la vérité ?
– Allah ne mourra jamais, répliqua-t-il en rentrant la tête sous les couvertures. Pas tant que les gens croiront en lui. Ce n’est pas qu’une personne. C’est nous tous.
Un ange passa. Blanche joignit les mains sur ses genoux.
– Aaron, est-ce que tu penses que… que Pouet redeviendra comme avant ?
Le burrito soupira.
– On peut pas revenir en arrière. C’est pas possible. Pas après avoir vécu ça… On peut juste guérir par petits bouts, mais jamais complètement.
Quelque chose dans sa voix fit tressaillir Blanche. Elle songea au crocotta, avec son pelage rêche de blaireau, ses yeux noirs, sa grosse truffe ronde.
– Est-ce que… est-ce que tu as… vécu la même chose ?
Pas de réponse. Blanche se pencha sur lui, le cœur battant d’angoisse.
– Aaron... Est-ce qu’Aegeus t’a déjà battu ?
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