41 -

6 minutes de lecture

Pendant un certain temps, ils devisèrent paisiblement, critiquant les blagues de Gaspard, riant lorsque l’estomac de quelqu’un se mettait à grogner trop fort. Cornélia les écoutait d’une oreille, sommeillant au son de leurs voix bien connues. Ils se trouvaient en territoire ennemi, peut-être en danger mortel ; et pourtant suspendus hors du temps, dans cette petite bulle qu'ils s'étaient créée. À quel moment les voix rudes et franches de ces gens étaient-elles devenues si réconfortantes à ses oreilles ?

Pour la première fois, il lui sembla que sa vie était parfaitement imbriquée dans la Vingt-Cinquième heure, comme un fragment de vitrail. Que chacun ici se trouvait à sa place, à cet endroit et à cet instant. Qu'elle faisait partie de la Strate, et que la Strate faisait partie d'elle.

Lorsque la fatigue fut la plus forte, ils allèrent chercher un à un leur paquetage et leur couverture, puis ils s’installèrent tous sur le balcon, dans un campement chaotique et improvisé. Tous ensemble sous le ciel, protégés par le lierre grimpant qui formait un auvent au-dessus de leurs têtes.

Tous, sauf Aaron. Il avait fumé en silence, adossé au mur, sans trop se mêler aux autres ; une fois sa cigarette terminée, il s’en alla, discret comme une ombre. Blanche, qui s'installait un oreiller de fortune entre Mitaine et Gaspard, fronça les sourcils en le voyant s’éclipser. Elle se leva furtivement, enjamba avec soin les têtes, les chevelures et les sabots fourchus qui traînaient sur le balcon et partit à sa recherche.

Si elle l’avait vue, Cornélia l’en aurait sans doute empêchée ; mais elle dormait déjà à poings fermés.

Blanche retrouva Aaron à l’opposé exact de l’étage. Un autre balcon, plus petit, donnait sur l’est et son aurore perpétuelle. Accoudé au parapet, le garçon semblait pensif. Elle observa son dos un certain temps, sans oser avancer.

– Merci de m’avoir sauvé du séraphin, dit-il sans se retourner vers elle.

Elle sursauta, comprenant qu’il avait détecté sa présence bien avant qu’elle ne l'avait cru possible. Avait-il entendu ses pas ? Ou bien… humé son odeur ? Elle vint s’accouder près de lui, espérant de tout son cœur qu’elle ne sentait pas trop mauvais.

– T’es gonflé. Tu m’as crié dessus juste après.

Il expira, agacé.

– Parce que c’était complètement con comme idée !

– Bah vas-y, remets-en une couche ! C’est grâce à moi si t’es en vie, crétin !

Aaron soupira, passa une main nerveuse dans ses cheveux coupés trop courts au goût de Blanche.

– Personne se soucie d’un crocotta. Alors… merci.

Il avait l’air de fournir un si gros effort pour s’exprimer que Blanche se sentit gênée pour lui.

– Les boyards se soucient de toi, maintenant, grommela-t-elle. Tu nous as tous sauvés d’Orion. Ça compte à leurs yeux.

Elle termina un ton plus bas.

– Aux miens aussi.

– C’est ça, railla-t-il. C’est clair que c’est l’amour fou !

Elle rougit jusqu’aux oreilles, avant de réaliser qu’il parlait toujours des boyards.

– Faut les comprendre, aussi, rétorqua-t-elle. Tu fais aucun effort. C’est dur d’aimer une porte de prison.

Il détourna les yeux sans rien dire. Elle fixa sa main, posée sur la balustrade. Il portait toujours ses sempiternelles mitaines de cuir noir, celles de son ami disparu. Au bout d’un long moment passé à rassembler son courage, la jeune fille se décida à la toucher. À peine, juste un effleurement. Le garçon tressaillit.

– Aaron, t’as rien de répugnant. Même si t’es un changelin. Tu le sais, hein ?

La surprise passa dans les yeux du garcon, mais il la cacha vite.

– C’est toi qui sais rien. Tu peux pas comprendre.

Il enfouit son visage dans ses mains, l’air exténué. Blanche fixa de nouveau l’horizon. Elle finit par dire :

– Ben, peut-être que si. Moi, quand j’étais au collège, tout le monde m’évitait.

Silence. Elle se força à continuer. Une fois les vannes ouvertes, il fallait que l’eau coule.

– On m’appelait « le sac d’os ». Si je touchais quelqu’un sans faire exprès, il prenait tout de suite un air dégoûté et allait se laver les mains. Et les autres se moquaient de lui en disant qu’il allait se transformer en squelette. C'était leur jeu préféré.

Aaron releva la tête ; il fixait toujours l'eau de Sydney empourprée de soleil.

– Certaines filles me poussaient dans les escaliers, poursuivit Blanche. D’autres me volaient ma trousse ou mes cahiers. Elles les faisaient passer dans toute la cour et je les retrouvais au fond d’une cuvette de toilette une heure après… (Elle réfléchit.) Et puis, il y avait aussi la bande de Maxence. Des garçons qui s’amusaient à me suivre partout. Ils me jetaient des boulettes de papier, des cailloux, tout ce qui passait. Et ils me…

Elle inspira à fond, espérant paraître forte et inébranlable – même si c’était complètement faux.

– Ils me… touchaient… aussi. Des fois.

Le visage d’Aaron se contracta, mais elle ne le remarqua pas.

– Ça a duré des années et à chaque fois, je me disais « C’est ma faute ». À chaque rentrée, je me répétais « Sois normale, Blanche, sois normale. Cette fois, tout va bien se passer. Mange normalement à la cantine, ne lis pas de livres en public, essaie de sociabiliser mieux que ça. »

Une boule lui monta dans la gorge. Ce n’était même pas de la tristesse. Plutôt de la pitié pour la petite fille qui avait vécu tout ça.

– Mais ça se passait jamais bien. Plus je me forçais à manger, plus je vomissais. Plus j’essayais de parler avec les autres, plus je me sentais seule. De toute façon, ça a jamais rien résolu. (Elle se tourna vers Aaron.) Et tu sais pourquoi ?

Il ne répondit rien, ne la regarda pas, mais elle savait qu’il écoutait.

– Parce que c’était pas ma faute. Je passais mon temps à me dire que c’était moi qui avait un problème, que si je n'avais pas été une ratée... que si j’avais été comme eux… Tout aurait été différent. Mais la vérité, tu sais quoi ? C’est que tout ça, ça venait uniquement d’eux.

Plongée dans ses souvenirs, elle eut envie de se ronger les ongles. À la place, elle se força à gratter la rambarde en bois, ce qui détacha des écailles de peinture.

– J’suis pas répugnante. Peut-être pas belle, d’accord, mais répugnante, non. Y a rien chez moi qui mérite qu’on se lave les mains quand on me touche, ou qu’on s’écarte quand j’arrive quelque part. Mais j’y ai cru. J’y ai cru dur comme fer pendant des années, à cause d’eux.

Pour se donner une contenance, elle entreprit de mettre de l’ordre dans ses cheveux trop longs, attendant qu’Aaron se décide à dire quelque chose. Mais il ne dit rien du tout. Alors elle se retrouva à faire une tresse de cinquante centimètres.

– Tu comprends ce que j’essaie de te dire ? finit-elle par demander avec précaution.

Aaron soupira. Blanche contempla son profil, son nez busqué, la ligne nette de ses sourcils noirs. Elle songea au moment où il lui avait dit : « Si un boyard s’en prend à toi, tu me le dis. Je lui ferai avaler ses dents ». Elle sentit de nouveau cette petite boule de chaleur agréable, au fond de son ventre. S’il avait été là avec elle, dans sa classe, elle n’aurait jamais vécu tout ça. Elle en était convaincue.

– C’est bon, j’ai compris, la naine. Mais moi, j’suis pas comme toi.

– C’est pas parce que t’es un changelin que…

Il se tendit.

– Mais si ! Bien sûr que si. C’est ça que t’arrives pas à comprendre, la naine ! Mon père me… (Il baissa les yeux.) Mon père me détestait. Il le savait, j’en suis sûr. Il savait que j’étais pas son fils.

Blanche hésita un moment entre mettre les pieds dans le plat, ou ne pas mettre les pieds dans le plat. Sa nature fut la plus forte.

– Tu dis ça parce qu’il te... battait ?

Sa langue la brûla presque quand elle prononça le dernier mot. Aaron fixait toujours la rambarde, le regard intense, comme s’il voulait la faire fondre.

– Non, je dis ça parce que j’ai failli dévorer un putain de gosse quand j’étais en maternelle !

Blanche en resta baba. Le garçon secoua la tête avec un étrange sourire désespéré, comme s’il se moquait de lui-même.

– Ça t’en bouche un coin, ça, hein ?

Il ne dit rien d’autre et se réfugia dans le silence, un pli dur au coin des lèvres. Alors, très doucement, Blanche osa poser sa main sur la sienne. Il frémit, faillit la retirer. Elle comprit que la tendresse lui répugnait.

– Tu sais, t’es pas toujours obligé de réagir comme ça. Tu peux juste me parler. J’vais pas me moquer. Promis !

Il n’osa pas bouger sa main, même si elle voyait qu’il avait très envie de fuir. Elle grommela :

– Une porte de prison ouverte, c’est déjà plus sympa qu’une porte de prison fermée. Alors essaie de t’ouvrir, les gens t’apprécieront plus. (Elle marqua une pause.) Pourquoi… t’as failli manger un enfant ? Il s'est passé quoi ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0