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Bonjouuuur tout le monde ! ça fait déjà une semaine, le temps passe trop vite ç__ç
On était en plein dans un dialogue tendu entre Cornélia et Aegeus !
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– Tu sais ce qu’on a vécu là-bas ? jeta-t-elle d’un ton cinglant.
Elle eut envie de lui crier la réalité des cages, des coups, des privations – toutes ces choses qu’il avait lui-même vécues dans le passé, lorsqu’il était vouivre, lorsqu’il combattait encore dans des fosses de terre battue ; toutes ces choses qui auraient dû faire naître de l’empathie en lui… Mais elle se retint. Aegeus haussa les sourcils, l’air sincèrement étonné par sa question.
– Je m’en contrefiche. Qu’est-ce que tu veux ? Me faire pleurer ? Les vouivres ne pleurent pas. (D’un grand geste, il désigna tout le convoi.) Vous savez tous combien nos réserves sont restreintes. Nous devons avancer vite et gaspiller le moins possible. Au lieu de quoi nous vous avons attendu ici l’équivalent d’une semaine. Une semaine. Ce n’est ni raisonnable, ni réaliste. C’est dangereux.
Hors de lui, Elijah ouvrit la bouche, mais Aegeus aboya sèchement :
– Et ne faites pas les étonnés ! Vous savez pourquoi vous êtes payés si cher. Vous savez ce que j’attends de mes boyards. Le convoi est plus important que vous tous. Plus important que vos petites vies humaines. J’entends la colère de Danaé et Mitaine, mais la vôtre est illégitime.
D’un petit coup de menton, il désigna l’hippalectryon qui observait la scène de son œil rond.
– La moindre de ces nivées vaut dix fois vos misérables vies. Elles sont au bord de l’extinction, alors que vous êtes partout. Parce que vous êtes mes boyards, parce que je vous paie, vous vous croyez irremplaçables ? Votre espèce se reproduit aussi vite que les rats. Comment osez-vous vous plaindre que je vous envoie à la mort ? Vous sacrifier pour nous permettre de vivre, ce n’est que justice.
– Ce n'est pas... commença Elijah.
Aegeus haussa le ton et ses mots tranchèrent l’air, plus froids que la glace.
– Vous avez tendance à l'oublier, alors laissez-moi vous remettre les idées en place. Pourquoi toute cette merde autour de nous ? Pourquoi ces cadavres dans l’eau, cette famine généralisée, pourquoi ce convoi ? La réponse tient en un mot, et ce mot, le voici : l’humanité.
Il marqua une brève pause.
– Vous avez une dette envers nous tous, une dette abyssale que rien ne pourra rembourser… même si je vous envoyais mourir cent fois sous les coups d’Orion.
Les boyards accusèrent le coup, heurtés par le nom de leur tortionnaire et la peur qu’il soulevait encore en eux. La voix d’Aegeus perdit lentement son timbre et son enrobage d’émotions. Il n’en resta qu’un squelette de consonnes, sifflées par un serpent.
– Alors ne venez pas pleurer devant moi. Ne vous plaignez jamais de la façon dont je vous traite. Vous êtes les servants de ce convoi, vous êtes payés pour ça, et vous ne méritez pas mieux de toute façon.
Il tourna les talons, puis lança un bref regard à Pouet et la Mouche, en retrait.
– Content de vous revoir, vous deux, dit-il d’une voix redevenue humaine.
En s’éloignant, il frappa dans ses mains. La Mouche le suivit au petit trot, comme un bon chien.
– En formation de marche ! Nous repartons. Suivez la frontière de Midas !
Comme galvanisés par ses mots, des nuages d’orage grondèrent derrière eux, au-dessus du territoire des archanges. Bientôt, des éclairs déchirèrent le ciel et se mirent à frapper le sol, encore et encore, écrasant les avenues de Sydney sous leur bruit démentiel.
Mais le convoi s’en moquait. Il s’éloignait, souverain, sous un ciel clair et dégagé, le long des remparts dorés de Midas.
***
Faim, répétait timidement Pouet en marchant. Faim.
Faim, miaulait Greg, qui lui n’avait absolument aucune raison de se plaindre. Faim, faim, FAIM !
– Mais vous avez déjà mangé ! les gronda Blanche. Vous avez mangé il y a quoi, une heure ?
Faim, si faim, pleurnicha Greg en tapotant son vente de loutre obèse.
– Mais bon sang, tu pèses genre deux cent kilos ! (La jeune fille se frotta la figure, éreintée.) Je vais péter les plombs avec vous deux !
Ils ne marchaient guère que depuis une heure ou deux. Aegeus avait permis aux boyards de se sustenter, ainsi que les nivées affamées qui avaient fait le voyage à leurs côtés. Pouet avait dévoré une carcasse de la taille d’un veau – et Cornélia, une fois de plus, s’était forcée à ne pas se demander d’où venaient les réserves du convoi, qui semblaient se renouveler comme par magie. Greg avait évidemment profité de ce moment pour voler de la nourriture à tout le monde, bien qu’il ait été – visiblement – très bien nourri pendant leur absence. Revoir ses maîtresses après tant de temps l’avait laissé de marbre : il avait gardé son éternel air ronchon et fui les bisous de Blanche comme s’il avait le diable aux trousses. La présence de Pouet ne l’avait pas ému non plus. Il prenait les évènements comme ils venaient, en s’adaptant instantanément, et Cornélia se demanda même s’il s’était inquiété de leur absence.
Peut-être que oui, quand même.
Il était collé à elles depuis deux heures, alors qu’il détestait marcher. Pour qu’il préfère leur présence à celle des hamacs du Berliet, il fallait sans doute que Blanche et Cornélia lui aient manqué un peu.
Faim, geignit-il en se traînant sur le ventre près de Cornélia.
Elle soupira. Ou peut-être voulait-il juste leur extorquer de la nourriture.
– Je suis contente de te revoir, Gr… gros bidon, mais n’exagère pas, grommela-t-elle en tapotant sa truffe écrasée.
Elle se retenait chaque fois de dire le nom de Greg à voix haute, de peur que la véritable identité du chapalu soit dévoilée – même si le voir gambader près d’elles aurait mis la puce à l’oreille de n’importe qui. Mais cela n’était peut-être pas utile, étant donné que les boyards les plus proches avaient toute sa confiance.
Mitaine, Gaspard, Beyaz, Elijah et Danaé avaient réintégré la formation des boyards, mais en se plaçant tous ensemble sur le flanc Est, avec Cornélia et Blanche. Dorénavant, les deux sœurs faisaient réellement partie de l’ost. Elles encadraient les nivées comme les autres soldats, et elles allaient donner le meilleur d'elles-mêmes pour en être dignes.
Mitaine avait retrouvé le dragon orchidée et sa joie avait été réciproque. La petite tête de la créature, garnie de grands pétales violines, dépassait gaiement de sa chevelure de fougères pour gober tous les moucherons qui s'en approchaient un peu trop. Près de Beyaz trottait la petite licorne, qui sautait partout comme une puce surexcitée. Comme prévu, le soldat avait sacrifié sa paie pour la prendre avec lui. Il avait fourré plusieurs billets dans la main d’Aaron, en râlant et en répétant que cette petite peste allait le ralentir plus qu’autre chose. En le voyant faire, Cornélia avait échangé un sourire avec Iroël. Celui-ci marchait un peu à distance, surveillant les déchets qui traînaient dans l’eau. Parfois, il en ramassait un, le tournait sous la lumière pour éprouver sa teinte et sa texture, et le lavait avant de l’enfouir dans son sac.
Il cherchait du noir. Et Cornélia cherchait elle aussi d’un œil distrait, sachant que cette couleur allait peut-être lui rendre ses ailes.
– Éclaireuse ! tonna la voix d’Aaron en tête du convoi. Ici, tout de suite !
La nervosité submergea Blanche.
– Il s’est passé un truc avec Aaron, hein ? commenta Cornélia.
Sa sœur réussit l’exploit de pâlir et rougir à la fois.
– Non, pas du tout…
Elle fit tourner son masque entre ses mains, hésita, avant d'abandonner l'idée de le mettre. Lorsqu'elle s'éloigna à pieds, la culpabilité mordit le cœur de Cornélia de ses dents pointues. Combien de temps lui faudrait-il pour dépasser ce qu'elle avait vécu à Sydney ?
Et comment réagirait Aegeus si son raijū éclaireur n'était plus capable de rien faire ?
Allez, Blanche, songea la jeune femme. Tu en es capable. Tu peux le faire...
Elle aurait dû lui dire ces mots à haute voix, mais elle n'y parvint pas. Elle était une mauvaise grande sœur, déjà trop racornie à l'intérieur, incapable d'aller mieux par elle-même. Et incapable d'aider Blanche aussi.
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