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Le convoi resta stationné sur la rive de la Moskova, encadré par les trois quarts des boyards.
– Mama veillera sur les nivées, avait dit Aegeus d’un ton sec. Vous autres, avec moi.
Il avait ordonné à Aaron et Blanche de l’accompagner, ce qui avait pour ainsi dire forcé Cornélia à se porter volontaire. En réaction, Mitaine, Gaspard et Beyaz avaient fait de même. Puis Danaé et Elijah avaient rejoint la bande. Cornélia les avait dévisagés avec surprise – et une pointe d'émotion.
– On a l’habitude d’être de la chair à pâtée, maintenant, avait grommelé Elijah en guise de justification.
Ils ne connaissaient même pas le but de la mission. Certainement se faire tuer, pour changer. Pouet refusait de les quitter d’une semelle, ainsi que la petite licorne. En conséquence, le groupe se trouva renforcé de deux créatures redoutables. Quand Aegeus les contempla tous, sans mot dire, Cornélia craignit de se voir rejetée d'un coup d'œil méprisant et d'une critique acerbe. N'était-elle pas le maillon faible de la bande ? Blanche était irremplaçable en sa qualité d'éclaireuse, Pouet s'était changé en une masse de muscles hérissée de pointes, mais la tzitzimitl n'était qu'un jaguar trop prompt à se retourner contre son maître.
– Aaron, finit par dire Aegeus. Tu l'as formée ?
Qui ? se demanda bêtement Cornélia.
Elle comprit qu’il parlait d’elle quand Aaron lui jeta un regard en coin.
– Un peu.
– Elle peut se battre ?
– Ouais. J’ai pas fait grand-chose. Orion a fait le plus gros du travail.
Cornélia pinça les lèvres pour ne pas montrer que le souvenir de l'archange l'affectait toujours. Aegeus la détailla d'un air dubitatif. Visiblement, il n'y croyait pas trop ; mais il dut conclure que même si elle se faisait tuer, elle ne constituerait pas une perte importante, car il finit par hocher la tête.
– Armes au clair, lança-t-il. Mais on ne tire que sur mon ordre ! Restez derrière moi. J’en veux deux pour surveiller chaque point cardinal.
Aux aguets, en formation resserrée, ils laissèrent le convoi derrière eux. Ils se frayèrent un chemin dans l'eau vaseuse et suivirent les murailles couleur brique du Kremlin, cherchant un moyen d’y pénétrer.
Derrière eux, un jackalope et un chapalu les regardèrent disparaître.
Ils trouvèrent bientôt une entrée, sous la forme d’une grande arche percée dans la muraille. Non loin se dressait la silhouette d’une cathédrale : celle de Basile-le-Bienheureux, en parfait état avec ses clochers décoratifs et ses arc-diadèmes de toutes les couleurs. Comme tout ce qui les entourait, elle était gangrenée par une couche d’or brillante. Sur ses coupoles rondes se tenaient perchés des oiseaux de toutes les tailles, indiscernables tant ils brillaient fort sous le soleil. Quand ils aperçurent le groupe de boyards, ils s’envolèrent et formèrent des cercles menaçants dans le ciel ; certains volaient à haute altitude, semblables à des vautours, d’autres filaient au ras du sol comme de petits passereaux. Blanche plissa les yeux pour mieux les distinguer.
– Là et là, on dirait des rouges-gorges et des hirondelles… mais tout en métal…
Elle n’eut pas le loisir de les étudier plus longtemps : suivant Aegeus, ils s’engouffrèrent sous l’arche. Plongée dans cette semi-obscurité, Cornélia laissa traîner sa main sur les murs. Encore de l’or… Les briques rouges étaient recouvertes d’or par endroits, comme s’il avait poussé sur elles, aussi vorace qu’un lichen sur un tronc d’arbre. La jeune femme pouvait y distinguer son reflet. Et celui de Pouet, qui venait d’y coller sa grosse truffe.
– Qu’est-ce qu’on va faire chez Midas ? demanda-t-elle.
Elle écouta sa voix ricocher sous la voûte. Devant elle, les boyards ralentirent le pas, attentifs à la réponse de leur chef.
– Lui transmettre un message de Mama, soupira Aegeus sans se retourner. Et lui extorquer une faveur.
– Comment ça, quelle faveur ?
Les autres ne disaient rien, se contentant de tendre l’oreille. Quand était-elle devenue leur porte-parole ?
– Midas ne respecte pas la frontière, gronda la voix d’Aegeus qui en disait long sur ce qu’il pensait de l’affaire. Plus le temps passe, plus son or se propage. Il grignote le territoire de Mama et elle en a marre.
Blanche fronça les sourcils.
– Donc on doit faire quoi, là ? Tuer Midas ?
Aegeus éclata d’un rire cynique.
– Tu rêves, gamine ! Cet enfoiré, c’est le moins mortel de tous les immortels. (Sa voix s’assombrit.) Non, on est censés lui faire entendre raison. Passer un marché, lui donner quelque chose en échange… Peu importe quoi. C’est comme ça que ça marche, avec eux. Et si on réussit… Mama nous prendra sous sa protection et nous acceptera sur son territoire. Et ça, c’est le seul moyen pour que le voyage continue.
– Pff ! grommela Blanche. Il a débordé tant que ça sur son terrain à elle ?
À ce moment-là, l'arche les recracha de l’autre côté des remparts. Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur du Kremlin. De somptueux monuments se dévoilèrent : des palais massifs aux façades blanches et aux toits turquoise, des chapelles et des cathédrales couronnées de kokochniks colorés. Blanche ouvrit de grands yeux émerveillés ; Mitaine resserra sa prise sur son arme.
– Wahou, souffla Danaé. C’est trop beau !
Leur chef s’immobilisa un instant. Tous profitèrent de cette pause pour contempler ce qui les entourait. Puis il gronda :
– Ce connard a débordé de quoi, deux mètres ? Deux mètres depuis l’équivalent de centaines d’années. Et ça suffit pour que la daronne nous envoie en mission-suicide. Voilà ce qu’on gravera sur nos tombes : Morts pour deux mètres de trottoir inondé !
La colère bouillonnait en lui, une colère que Cornélia n’avait pas vue de prime abord. Il était réellement furieux de se retrouver ainsi pieds et poings liés, forcé de prendre part à ces querelles de voisinage.
– Tout est beau ici, mais d’une beauté vénéneuse, comme celle de Midas, dit-il sèchement en reprenant sa marche. Ne vous éloignez pas.
Bien sûr, c’est à ce moment-là que Blanche, occupée à fouiller dans son sac, fit tomber quelque chose par terre. Elle jura à mi-voix. Avant qu’elle n’ait pu ramasser l’objet, un oiseau plongea dessus et l’emporta dans son bec, vif comme le vent.
– Hé ! Toi, tu… Reviens !
Il avait le plumage d’une pie, avec de chatoyantes couleurs métalliques où se mêlaient l’or et l’argent. Bouche bée, Blanche le regarda se percher sur le rempart à dix mètres de là. L’oiseau semblait la narguer. Cornélia se retourna vers elle :
– Tu fais quoi, là ?
– J’ai dit de ne pas vous éloigner ! gronda Aegeus.
Tous les boyards s’arrêtèrent, mais pas lui.
– Ce piaf m’a volé ma… mon… mon bracelet ! bredouilla Blanche.
Il leva les yeux au ciel.
– Aucune importance. Avance, et plus vite que ça !
Après une hésitation, le reste du groupe obéit. Seuls restèrent Cornélia et Pouet près de la cadette. Aaron leur jeta un regard d’avertissement, sans oser désobéir à son chef.
– Blanche, fit Cornélia en plissant les paupières. Tu ne portes jamais de bracelet.
La blondinette se tordit les mains.
– C’est la clé, chuchota-t-elle fébrilement.
– Quoi ?
– Il m’a volé… la clé d’Aegeus.
***
– Quoi ?!
Sous le choc, Cornélia se pétrifia. La clé !
– Non mais comment t’as pu la faire tomber comme ça ? Comment c’est possible, ça !
– J’ai pas fait exprès ! gémit sa sœur. Je cherchais mon…
Sans l’écouter, Cornélia saisit le masque de raiju en haut de son front et le rabattit sur son visage.
– Va la chercher ! Vite !
Sans avoir trop le choix, Blanche se métamorphosa. Mais avant que le raijū ne puisse reprendre ses esprits, la pie voleuse s’enfuit à tire d’ailes : Pouet venait de l’effrayer en sautant sur le rempart. Ses deux tonnes de muscles s’accrochèrent aux créneaux, ses griffes d’ours crissèrent et firent dégringoler quelques briques. Il se hissa sur le haut du mur et entrouvrit la gueule, les moustaches hérissées, cherchant l’oiseau.
Bien sûr, celui-ci avait disparu sans demander son reste.
– Non, Pouet ! gémit Cornélia en s’arrachant les cheveux. Mais qu’est-ce que t’as fait ? Tu lui as fait peur ! Blanche aurait pu l’avoir ! Si tu n’avais pas été là…
En comprenant qu’il venait de gâcher toutes leurs chances, il se recroquevilla.
– C’est pas vrai ! fulmina la jeune femme. Mais comment on va faire, maintenant ? (Elle se tourna vers le reste du groupe, qui poursuivait sa route.) Et les autres qui sont en train de se barrer ! Non mais j’y crois pas ! Vous êtes vraiment deux bons à rien, vous deux !
Pouet se ratatina de plus belle ; la peur envahit ses prunelles pourpres. Cornélia se calma d’un coup. Sous cette carapace monstrueuse et cette stature d’adulte, c’était un petit lionceau apeuré. Un lionceau qui craignait qu’on le batte, comme l’avait fait Orion pendant des semaines.
– Pardon, soupira-t-elle. Viens là. Pardon, je me suis énervée...
Elle ouvrit grand les bras. Pouet la fixa, en silence. Puis il sauta de la muraille dans une gerbe d’éclaboussures et fonça sur elle, manquant de la réduire en bouillie. Elle disparut, avalée par sa crinière noire.
– Là, là. C’est bien. On va la retrouver, t’inquiète pas. C’est pas grave.
Elle n’en croyait pas un mot. C'était trop tard, la clé était perdue ; sa tête allait sauter pour de bon, elle l’acceptait avec fatalisme. Quand Pouet frotta son large museau noir contre sa joue, elle se rendit compte que c’était la première fois qu’elle le touchait ainsi depuis leurs retrouvailles. C’était le premier câlin qu’ils échangeaient depuis bien longtemps... Du bout des ongles, elle grattouilla les touffes de poils doux sous ses oreilles.
– Je suis contente que tu sois là, lui dit-elle. Même si tu fais des bêtises.
Les yeux de Pouet se remplirent de larmes. Elle le serra très fort contre elle. Puis, en s’extirpant de sa crinière, elle vit que le raijū avait disparu. Blanche était partie à la recherche de l’oiseau.
– Retrouve-le, Blanche, pria-t-elle en serrant les dents. Par pitié… retrouve-le.
– Les alicantos, dit une voix bien connue derrière elle. Ils volent tout ce qui brille.
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