50 - La nivée sous la voiture
Asa va reconnaître la créature qui apparaît dans cet épisode xD
-----
À nouveau, il posa ce regard étrange sur les lèvres de Cornélia, furtif et léger comme le frôlement d’un papillon. Elle détourna la tête, les joues en feu.
– Me dis pas que personne t’a jamais embrassé ! J’te croirai pas.
Il haussa les épaules.
– Ben si.
Elle pointa un index agressif vers son torse.
– C’est impossible. T’es trop beau. Demande à n’importe qui ! Tout le monde sera ravi de te faire découvrir.
Iroël hésita. Il fixait les briques sous ses pieds en marchant, et laissait planer un silence qui ne disait rien de bon à Cornélia.
– Et si je te demande à toi ?
Elle se figea. Les battements de son cœur s’amplifièrent, rapides et sourds, jusqu’à ce que ce bruit lui martèle les oreilles comme celui d’un tambour.
– M… Moi ?
– Tu diras oui ? dit-il doucement. Si je te demande à toi ?
Ses yeux cherchèrent les siens. Cornélia paniqua. Elle recula et dans ce mouvement incontrôlé, faillit tomber du rempart. Iroël la retint par le bras, un éclat de peur dans le regard.
– N… N’importe quoi ! bredouilla-t-elle. Pourquoi moi ? (Elle gesticula pour désigner le ciel et englober toute la Strate.) Va demander à quelqu’un d’autre !
Iroël passa une main sur sa nuque, presque aussi gêné qu’elle.
– Pourquoi ? J’ai pas envie de demander à quelqu’un d’autre.
– Mais moi, je… je suis moche !
Le jeune homme fronça les sourcils devant la stupidité de l’argument.
– Mais non.
Cornélia inspira à fond. Pourquoi se sentait-elle si menacée par sa demande ? Si apeurée… et pourtant si flattée ? Au moins quatre sentiments contradictoires la tiraillaient, et une sorte de ballon gonflé à l’hélium essayait de s’envoler par sa gorge : son cœur, peut-être. Ou bien son estomac.
– Iroël, se força-t-elle à dire d’une voix calme. Je ne veux pas t’embrasser.
Il accusa le coup, sans pouvoir cacher qu’il était blessé.
– Ah.
– Je ne suis pas amoureuse de toi.
C’était la vérité. Le petit chou fronça les sourcils, troublé.
– Je sais. C’est pour ça que je demande à toi. Pourquoi ? Il faut ?
La question la prit au dépourvu. Il attendait la réponse avec attention ; elle comprit qu’il craignait qu’elle réponde oui. Car s’il fallait éprouver un sentiment pour embrasser quelqu’un, cela lui resterait à jamais hors d’atteinte.
– Euh… N… Non, pas forcément, mais moi, j’embrasse pas mes amis. C’est trop louche.
Il répéta avec lenteur :
– Pour toi, je suis… un ami ?
Cornélia crut qu’elle l’avait vexé. Mais quand il se détourna et qu’un sourire parut sur ses lèvres, elle comprit qu’il n’en était rien. À l’inverse, il était touché.
– Merci, dit-il dans un murmure.
Soulagée, elle soupira, puis porta une main à son front.
– C’est dingue… Tu dois être le seul de cette planète à aimer la friendzone.
***
Blanche mit un peu de temps à retrouver la pie voleuse.
Il y avait énormément d’oiseaux au-dessus du Kremlin, perchés sur les toits ou suspendus dans le ciel. Appartenaient-ils à Midas ? Tous étaient pareillement faits d’or, d’argent ou d’autres métaux précieux. Certains avaient l’envergure puissante de l’aigle ou de la buse, d’autres sautillaient sur les remparts comme des bergeronnettes. Elle eut du mal à retrouver la bonne pie, et pour cause : celle-ci était descendue se poser sur le sol. En fait, Blanche la remarqua uniquement parce qu’elle se trouvait dans un groupe d’oiseaux, et que sous le soleil, leur rassemblement brillant attira son regard.
Quand elle s’approcha d’eux, elle prit conscience de la scène. Il y avait là cinq ou six volatiles, posés au pied d’une voiture : des colombes d’argent, des corbeaux aux ailes d’acier mordoré et même un paon à la queue somptueuse, dont chaque plume portait un cabochon de rubis ou de saphir. Et la pie, bien sûr. En les observant de plus près, Blanche réalisa qu'ils portaient quantité d’objets hétéroclites dans leur plumage. Des clés, des bagues, des boucles d’oreille, des clous, des fragments de verre… et même des capsules de bouteilles de bière. Tous les objets qu’ils dérobaient, ils en agrémentaient leurs plumes... Ils n’étaient que des bric-à-brac d’objets brillants. Y avait-il de vrais corps et de vrais organes là-dessous ? Ou n’étaient-ils que des machines, comme les petits serviteurs d’Homère ?
Rapide comme l’éclair, le raijū s’approcha de la pie, ausculta son plumage et fit le tri dans toutes les clés qui s’y trouvaient. Blanche n’eut pas de mal à retrouver la bonne. Son soulagement fut tel qu’elle ressentit le besoin de lâcher un énorme soupir – mais c’était impossible pour le raijū, qui n’avait pas de poumons. Alors qu’elle allait repartir, elle se demanda soudain pourquoi ces oiseaux s’étaient rassemblés là. Ils étaient tous tournés dans la même direction et scrutaient le dessous de la voiture, leurs becs pointus prêts à frapper. Prise de curiosité, Blanche s’immobilisa près d’eux. Sitôt qu’elle ne fut plus en mouvement, le temps se remit à passer normalement. Elle les vit alors battre des ailes dans des froissements métalliques, sauter sur place et donner des coups de becs sous le véhicule. Ils cherchaient à atteindre quelque chose. Elle finit par distinguer deux yeux globuleux, à peine visibles dans l’ombre… Ils étaient noyés de larmes. Quand le bec d’un des corbeaux atteignit sa cible, un couinement de douleur se fit entendre.
Le sang de Blanche ne fit qu’un tour. Avant d’avoir réfléchi, elle avait enlevé son masque et repris forme humaine.
– Dégagez ! glapit-elle d’une voix de crécelle. Ouste !
Elle chassa le corbeau d’un coup de pied dans le derrière. En le voyant décoller comme la fusée Ariane, les autres oiseaux de la bande décidèrent de s’envoler par leurs propres moyens avant de subir eux aussi un lancement forcé.
– C’est ça ! Du balai ! (Elle jeta un caillou sur la pie dorée, qui poussa un cri outré en s’enfuyant.) Et toi, ça t’apprendra à me voler des trucs ! Racaille, va !
Une fois qu’ils furent tous partis, la jeune fille s’agenouilla dans l’eau. Elle pencha la tête pour discerner la créature cachée sous la voiture.
– Pssst ! C’est bon, ils sont partis. Tu peux sortir.
Un couinement hésitant lui répondit. La petite bête s’avança un peu, sans oser trop s’approcher ; Blanche la distingua alors. De surprise, elle sursauta et se cogna le crâne contre la voiture.
– Ouaïe ! Mais dis donc, ce que t’es moche, toi ! Tu m’as fait peur…
Ses mots provoquèrent une inondation. Une inondation de larmes sur les joues de la créature, qui se mit à sangloter ; Blanche réalisa alors qu’elle avait parlé à voix haute. Sous ses yeux médusés, la bestiole pleura de plus belle et se changea en une flaque de larmes. Blanche la regarda se dissoudre dans l’eau de la Strate, jusqu’à disparaître complètement. Muette, la jeune fille resta immobile un instant. Puis un cri d’horreur lui échappa :
– Non ! Non, reviens ! Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Reviens !
Elle plongea les mains dans l’eau, mais il n’y avait déjà plus rien. La créature s’était évanouie. C’était comme si elle n’avait jamais existé.
– Pardon, pardon ! se lamenta la jeune fille. Je ne voulais pas dire ça… Ce n’était pas gentil... Je suis désolée. Je suis désolée…
Oh non. Je l’ai tuée… Je l’ai tuée en voulant la sauver…
Elle s’interrompit en entendant des pleurs. Dans l’ombre, entre les roues de la voiture… La bestiole était revenue, à un mètre à peine. Elle avait repris sa forme comme si de rien n’était, et reniflait en s’essuyant tristement les joues.
– Tu es là ! s’exclama Blanche sous le coup du soulagement. Oh, ventre-saint-gris. J’ai eu peur !
Elle se mit à quatre pattes et lui tendit une main, paume vers le haut, espérant ne pas se faire mordre.
– Je suis trop contente ! J’ai cru que tu étais morte. Je suis désolée de t’avoir fait de la peine.
La créature leva la tête vers elle, surprise par sa véhémence.
– Je suis moche aussi, lui dit gentiment Blanche. Entre moches, on se comprend, non ?
La nivée parut intriguée. Elle se rapprocha un peu. Blanche ne bougea pas, coincée dans une posture tout sauf confortable qui lui rappelait la séance de gainage d’Aaron.
– Moi aussi, j’ai des poils et des plis partout, assura la jeune fille. Et des boutons. Et des taches de rousseur… T’inquiète.
Une petite patte se posa sur le bout de son doigt, puis tâta le terrain. C’était comme une petite main de souris, toute rose, avec cinq doigts agiles. En retenant son souffle, Blanche la laissa tapoter. Puis, très doucement, elle la ramena vers elle. La nivée suivit son geste. Lorsqu’elle émergea dans la lumière, elle se ratatina sur elle-même, apeurée.
– Là, là, dit doucement Blanche. Tout va bien.
Annotations
Versions