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Le convoi les attendait, toujours stationné au bord de la Moskova, comme un immense troupeau qui s’étendait le long de la rive. Mama Dodo n’était nulle part en vue. S’était-elle rendormie sous terre ? Ou arpentait-elle son territoire, vérifiant que toutes ses frontières étaient respectées ?
Sitôt que les boyards aperçurent l’éclat de la chevelure d'Aegeus, ils passèrent le mot dans les rangs. Bientôt, une partie des effectifs se rassembla autour du petit groupe, sans que personne n’ose leur demander comment cela s’était passé chez Midas. Les hydres étirèrent leurs longs cous pour observer la scène, attentives.
– Changement de programme ! beugla Aaron. Écoutez bien le chef !
– Que quelqu’un lui offre un mégaphone, par pitié, marmonna Gaspard.
– Nous sommes invités chez Bastet, lança Aegeus.
Les têtes des hydres eurent toutes un mouvement de recul, ce qui donna l’air d’une étrange vague noire en apesanteur. Les boyards, eux, tressaillirent.
– Bastet-Sekhmet ? répéta un faune sans y croire. La déesse-lionne ?
– La Puissante ? fit un autre.
– La maîtresse des maladies ? renchérit un troisième.
Super, se dit Cornélia. Ça donne encore plus envie.
Près d’elle, Pouet se tassa sur lui-même, effrayé par toute cette agitation.
– Que tout le monde se calme, jeta Aegeus. Ou l’un de vous ira explorer l’estomac des hydres !
Tout le monde se calma.
– Nous sommes invités à un banquet. (Des expressions incrédules se peignirent sur tous les visages.) Rassurez-vous. Le convoi, lui, n’ira pas chez Bastet. Il restera stationné à distance, prêt à repartir.
Il croisa ses bras musclés et toisa fermement son petit groupe de boyards personnel – Gaspard et Mitaine, Elijah et Danaé, Beyaz et Cornélia.
– Nous irons.
– Nous ? s’exclamèrent-ils d’une même voix.
– Vos masques sont puissants et je vous trouve efficaces, dit-il sans détour. Vous avez bien réagi chez Midas. Nous n’irons pas chez Bastet avec de gros effectifs. Trop dangereux. Un bal d’immortels, c’est comme une fosse pleine de serpents.
– Super, commenta Danaé. Tout ce qu’on aime.
– Vous serez payés triple pour toute la durée de ce bal.
– Super, répéta la faunesse, toute ironie disparue. (Sa petite queue de chèvre se mit à battre d’excitation.) On part quand ?
– Pour l’instant, nous nous contentons de suivre la frontière avec le convoi.
Cornélia, qui observait la scène sans rien dire, réalisa soudain qu’Aegeus était en train de leur partager son plan. Tout comme il l’avait fait chez Midas, à propos des chevaux solaires… Il leur parlait, enfin. Comme se devait de le faire un chef avec ses subordonnés.
– Nous continuons de marcher côté Midas. (Un sourire cynique lui étira les lèvres.) Nous avons obtenu un status quo. Prenez juste garde à ne pas toucher l’or.
Une brutale quinte de toux lui coupa la parole. Si violente qu’elle le plia en deux et que Cornélia crut qu’il allait cracher ses poumons. Si violente que deux ou trois boyards firent un geste instinctif dans sa direction, comme pour l’aider, avant de s'arrêter net en se souvenant de qui il s’agissait. Lorsqu’Aegeus s’essuya la bouche, haletant, Cornélia distingua des agglomérats d’écailles aux commissures de ses lèvres. Mêlés à un peu de sang. Ses mains tremblaient violemment. Elles s’étaient couvertes d’écailles, les nerfs saillants sous la peau.
– Qu’est-ce que vous regardez ? gueula Aaron en leur jetant des regards venimeux. Vous avez entendu le chef ! Tous en formation autour du convoi ! On passe côté Midas et on continue de suivre la frontière !
Des regards nerveux s’échangèrent, mais aucun mot ne fut prononcé. Les boyards rompirent les rangs et s’exécutèrent.
– Vous aussi, les gars ! ordonna Aaron à Cornélia et ses compagnons.
À contrecœur, ils se séparèrent lentement. Alors qu'elle s'éloignait, Cornélia vit le bébé hydre s’adresser à ses parents. Ses six têtes de couleuvre, hérissées de petites cornes, dessinaient des nœuds anxieux dans les airs.
Aegeus va mourir ?
Cornélia ne put percevoir la réponse des parents. Ils la surplombaient de trop haut pour qu’elle puisse lire sur eux les signes de la langue sans mot.
Non, répondit-elle en son for intérieur. Bien sûr que non.
Mais pendant les heures qui suivirent, elle ne fit que repenser à cet instant, à cette terrible quinte de toux – et elle se demanda sans cesse ce que les hydres avaient bien pu répondre.
***
– Encore du cassoulet...
– Mmh, fit Gaspard.
– J'en ai vraiment marre de ces rations, c'est toujours les mêmes. Est-ce qu'on risque pas de développer des carences ou un truc comme ça, à force ?
Cornélia se plaignait juste pour la forme. Après les privations qu'elle avait vécues chez Orion, elle aurait préféré manger des flageolets toute sa vie plutôt que retourner à un régime de viande crue. C'était en partie pour ça qu'elle évitait de mettre son masque quand elle le pouvait : en plus de tous les souvenirs brutaux qui lui étaient associés, la tzitzimitl lui évoquait désormais la famine.
– Non, se contenta de dire Gaspard. C'est des rations, c'est fait pour.
Elle fronça les sourcils. Depuis leur retour de chez Midas, il n'avait plus l'air tout à fait lui-même. Mitaine non plus ne disait mot, ce qui était assez anormal pour être souligné.
– Tiens.
Iroël surgit de nul part et tendit sa propre ration à Cornélia. Saucisses lentilles. Il avait mangé la viande et lui avait laissé le reste. Un peu surprise, elle le remercia et voulut lui donner son cassoulet en échange, mais il refusa d'un geste et se retira. Elle ne put s'empêcher de le fixer alors qu'il s'éloignait. Sa voix lui revint en mémoire.
« Tu diras oui ? Si je te demande à toi ? »
Elle se remémora son regard intense sur ses lèvres, son ventre, sa poitrine... Puis secoua brusquement la tête pour s'éclaircir les pensées. Qu'est-ce qu'il l'avait mise mal à l'aise à ce moment-là ! Elle ne voulait pas d'un ami qui la regardait comme ça. Et elle ne voulait pas d'autre chose qu'un ami. De toute façon, Iroël ne pouvait pas aimer...
Il ne peut pas aimer, mais il peut sans doute éprouver du désir. Comme son sociopathe de père a dû en éprouver pour sa mère...
Sociopathe, répéta Oupyre.
Cornélia sursauta. La hase avait chipé une cuisse de poulet à quelqu'un et était venue la manger pile sur sa chaussure, histoire de mettre de la sauce partout.
Tu es censée manger de l'herbe, Oupyre ! Tu vas vraiment finir par être constipée !
Constipée ? fit la hase qui s'en fichait bien.
Près d'elles, Greg et Pouet dévoraient leur viande. Un calme pesant planait sur le convoi. Depuis leur départ, Midas ne s’était pas manifesté et Cornélia ne cessait de se demander où était Blanche, si elle avait trouvé les deux chevaux solaires… et surtout, si elle allait bien.
Gaspard et Mitaine, eux, continuaient de manger en silence.
Ils sont vraiment bizarres depuis Midas.
– Gaspard… j’ai une question.
– Quoi ? grommela le boyard en essayant d’avaler son pain militaire.
– Comment tu t’es retrouvé chez Midas, à l’époque ? Tu as vraiment travaillé pour lui ?
Le jeune homme s’étrangla avec son pain. Mitaine lui tapa dans le dos à grands coups vigoureux qui faillirent le tuer au lieu de l’aider. Sa quinte de toux se termina dans un borborygme.
– On pose pas trop cette question entre boyards, marmonna la dryade. Ça se fait pas. En général, quand on travaille pour un chef de secteur, c’est pour l’argent.
Cornélia appuya son menton sur sa paume. Elle les contempla tous les deux ; elle se demanda comment Gaspard s’était rebellé à l’époque, et ce qu’il s’était passé dans sa tête pour qu’il fasse le choix de sauver une dryade... Blanche, elle, aurait certainement posé la question.
– Au fait, Gaspard, fit Mitaine.
Elle prit le temps de rassembler toute sa chevelure sur une épaule, comme pour reprendre contenance. Le soldat la regarda faire du coin de l’œil. Le regard de la dryade fusa vers lui, brillant et acéré comme une lame lilas :
– J’veux savoir, maintenant. J’veux savoir pourquoi tu m’as sauvée moi.
Cornélia essaya de camoufler sa stupéfaction. Finalement, elle n’aurait peut-être pas besoin de Blanche pour assouvir sa curiosité. Quant à Gaspard, s’il n’avait pas déjà fini son pain, il se serait certainement étouffé jusqu’à ce que mort s’ensuive.
– Il y a beaucoup de nymphes chez Midas, précisa Mitaine d’une voix qui tremblait un peu. C'était déjà l'cas à l’époque. Et t'avais besoin de ta paye. Alors pourquoi t’as tout envoyé au Diable du jour au lendemain, juste pour une dryade ?
Le soldat passa une main dans ses cheveux trop longs. Le convoi avait commencé à obliquer franchement vers l’ouest, les faisant tous rajeunir, et leurs chevelures se renouvelaient à la vitesse de l’éclair.
– J’t’ai déjà répondu. À l’époque.
– Tu m’as dit « parce que », rétorqua la dryade. C’est une réponse, ça, « parce que » ?
– Bon, je… je vais vous laisser ! bredouilla Cornélia. J’ai besoin de faire… euh… pipi.
Gaspard lui lança un regard suppliant qui voulait clairement dire « Ne me laisse pas seul avec elle, par pitié » mais elle l’ignora. Elle se leva et s’éloigna un peu des boyards, allant traîner les pieds près du rempart du Kremlin. Puis, sans pouvoir s’en empêcher, elle céda à la curiosité. Elle enfila son masque de tzitzimitl pour profiter de son ouïe surnaturelle et tendit l’oreille, l'air de rien. Parmi toutes les voix des boyards, les clapotis de l’eau, les rires et les cœurs battants, elle chercha les timbres de Mitaine et Gaspard. Ce ne fut pas difficile : ils ne se trouvaient qu’à quelques mètres.
C'est mal, se morigéna-t-elle. Tout ça ne me concerne pas. Je suis exactement comme Blanche… Mais bon sang, j’ai tellement envie de savoir !
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