65 - Le mystère du camion

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Cornélia faillit faire une crise cardiaque. Elle se prit le pied gauche dans le droit et esquiva de justesse le matagot, qui venait d’apparaître juste devant elle. Il souriait de toutes ses dents pointues.

– Encore vous ?! s’exclama-t-elle, ulcérée.

– Bien sûr, qui d’autre ? Je suis le seul, l’unique chat d’argent du convoi !

Iroël se renfrogna. Cornélia opta pour une tête à mi-chemin entre le deuil et la fureur froide. Elle contourna le chat squelette à grands pas déterminés.

– Vous, je ne vous parle plus ! Ce n’est pas la peine de faire votre tête triste et de miauler gentiment. Vous nous avez laissés en plan chez les archanges ! Alors que vous auriez pu nous aider !

Le chat trottina derrière elle, posé avec légèreté sur la surface de l’eau.

– Que dis-tu là ? C’est de la calomnie ! Je vous ai aidés.

– Ah oui ? Et comment croyez-vous nous avoir aidés, si ce n’est pas trop vous demander ?

Le petit démon se campa devant elle, sa queue de vertèbres fouettant l’air avec agacement.

– Lorsque mon maître voulait vous abandonner à votre sort, le garçon maigrichon qui lui tient lieu de second a insisté pour vous envoyer de l’aide, tout comme les nivées. (Il bomba le torse.) Et qui leur a indiqué votre position, ainsi que le moyen de vous rejoindre ? Hein ?

Cornélia fronça les sourcils. Elle le revit disparaître d’un coup, sans prévenir, alors qu’elle le tenait sur le toit de l’immeuble de Sobroniel. Disparaître et ne jamais revenir.

– Quoi ? Vous ?

– Dans le mille, fillette ! postillonna le matou. (Il posa sur elle un regard supérieur.) Alors plutôt que de me battre froid, tu devrais m’offrir une de ces délicieuses boîtes de viande que vous avez en votre possession, ta sœur et toi. Cela, au moins, serait un digne remerciement !

La jeune femme leva les yeux au ciel.

– On vous a déjà dit qu’on n’en a plus, de ça. (Elle s’inclina devant lui. Iroël la regarda faire, désapprobateur.) Merci beaucoup, messire matagot. Vous avez ma reconnaissance éternelle, est-ce que ça vous convient ?

– C’est mieux que rien ! glapit-il. Mieux que des calomnies, en tout cas.

Il se remit à trotter près d’elle, l'expression boudeuse.

– Vous parliez d’un deuxième mystère, rappela Cornélia. Quel mystère ?

Elle redoutait un peu la réponse. Si c’était le même genre d’énigme que quatre meurtres signés par des femmes renardes anthropophages, elle pouvait largement s’en passer.

– Attendez, coupa-t-elle aussitôt. (Elle tourna sur elle-même, vérifia que personne ne leur prêtait d’attention particulière.) Est-ce que les autres vous voient et vous entendent ?

– Actuellement, oui, fit le matagot qui semblait surpris par cette question. Quelle importance ? Je ne suis qu’une nivée parmi les trois cents qui nous entourent. Mais si tu préfères, je peux disparaître. Je peux choisir quels yeux peuvent me voir, et ceci parmi toute une foule ! (Il bomba de nouveau son petit torse.) C’est un pouvoir très complexe, mais je le maîtrise à la perfection. Regarde ! On me voit…

Son corps devint translucide, avant de disparaître tout à fait. Il ne resta plus que ses yeux luisants, en suspension dans l’air, qui finirent par s’effacer eux aussi.

– On ne me voit plus ! (Il réapparut.) On me voit… (Il disparut de nouveau.) On ne me voit plus ! On me voit…

– On a compris, coupa Iroël.

Le matagot resta dans un entre-deux perturbant, de sorte que Cornélia se retrouva suivie par deux yeux phosphorescents qui flottaient près de sa jambe.

– As-tu toujours la clé ? demanda-t-il d’une voix désincarnée. La petite clé d’or. Était-ce toi ou ta sœur qui l’avait en sa possession ? Je vous confonds toujours…

Comment pouvait-il les confondre ? Elles étaient aussi différentes qu’une girafe et une antilope dik-dik.

– Nous deux, à tour de rôle, soupira Cornélia. Bref, peu importe.

– Vous m’aviez demandé ce qu’ouvrait cette clé...

Ses yeux clignèrent avec malice.

– Je ne savais pas la réponse alors. Mais depuis, j’ai mené ma petite enquête. Hi hi !

Cornélia s'arrêta net. Du coin de l’œil, elle chercha Iroël. Leurs regards se croisèrent. Elle resserra la lanière du sac de Blanche sur son épaule. Là où se trouvait la clé. Pouvaient-ils aborder ce sujet devant Iroël ? Allait-il utiliser la clé contre Aegeus ? Et elle... avait-elle envie qu'il le fasse ?

Le jeune homme se rendit compte de sa méfiance. Une once de tristesse passa sur son visage. Ce fut très court, au point que Cornélia en douta presque. Il s’approcha d’elle.

– Je vais pas voler la clé. (Ses yeux noirs remontèrent vers les siens.) Pas à toi. S'il te l’a donnée, elle est à toi maintenant.

Cornélia détourna la tête pour échapper à ce regard-là. Elle préférait encore celui du matagot. Même s’il flottait dans les airs et brillait sourdement comme une substance radioactive.

– Alors ? glapit-il, déçu que son petit ricanement ne suscite aucune question passionnée. Ne veux-tu pas savoir à quoi sert cette clé ?

– Bien sûr que si, marmonna-t-elle. Allez, dites-moi, vous en mourez d’envie.

– Hi hi !

Il marqua une pause d’une grande tension dramatique, puis se racla la gorge.

– Peux-tu me dire combien il y a de camions dans ce convoi ?

– Eh bien… il y a les quatre camions militaires… et puis les dumpers : le Liebherr et le Berliet.

– Et sais-tu bien ce qu’ils contiennent tous ? Note : la question est rhétorique, car je sais déjà que la réponse est non.

La jeune femme se tourna vers lui, étonnée.

– Non ? Bien sûr que si. Les camions normaux transportent l’eau, la nourriture et le matériel. Et les dumpers contiennent les hamacs, on dort dedans depuis le début.

– Vraiment ?

D’un coup, un doute l’envahit. Elle fronça les sourcils en songeant au Liebherr, l'immense camion minier, avec sa benne blanche. Puis se demanda si qui que ce soit dormait à l’intérieur. Lorsque les deux énormes dumpers étaient arrivés, Aegeus les avaient présentés comme des dortoirs ; mais elle n’avait jamais vu aucun boyard grimper dans la benne du Liebherr. Il y avait déjà de la place pour tout le monde dans le Berliet – qui était plus petit, donc plus facile d’accès.

– Le Liebherr… dit-elle lentement.

Le doute passa également dans les yeux d’Iroël. Elle se tourna vers lui :

– T’as déjà vu quelqu’un y monter ?

Le garçon secoua la tête sans rien dire.

– Eh bien, reprit le matagot, demandez-vous à quoi peut bien servir ce camion… et ce qui peut se trouver à l’intérieur !

Un grand sourire se déploya sous ses deux yeux. Tout cela s’éloigna en flottant dans les airs, d’un air très satisfait.

– Vous ne serez pas déçus ! Hi hi !

Cornélia le regarda partir, les mains sur les hanches.

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