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Quand elle reprit d’un coup sa forme humaine, Svadilfari sursauta.

– Écoutez-moi tous ! cria-t-elle de tous ses poumons. Je vais vous faire sortir d’ici !

Les gardes avaient forcément entendu l’écho de sa voix. Elle n’avait que quelques instants devant elle – le temps qu’ils descendent les escaliers et se mettent en formation d’attaque, armes au clair. Blanche leva haut le trousseau de clés, le fit tinter le plus fort possible. Elle n’y voyait rien du tout, les paupières fermées pour que le brasier dégagé par Alsvinnr et Árvakr ne lui brûle pas les yeux. Les chevaux la regardaient-ils bien tous ? Elle entendit des chaînes cliqueter et des renâclements sauvages.

– Midas vous a réduits en esclavage ! Ils vous a faits prisonniers pendant des années ou des siècles ! (Le bruit sourd des sabots qui piétinaient se fit entendre, à quelques mètres.) Je suis envoyée par Aegeus, et je suis là pour vous rendre votre liberté !

Une grosse masse tiède se posa sur le dessus de la tête ; un souffle puissant, chaud comme celui d’un volcan, lui ébouriffa les cheveux. C’était le mufle de Svadilfari qui lui reniflait gentiment la tête.

Déjà que j’ai pas beaucoup de charisme… songea-t-elle.

– Souvenez-vous du nom d’Aegeus ! cria-t-elle plus fort. Et souvenez-vous du mien ! Je m’appelle Blanche. Nous sommes à la tête d’un grand convoi de nivées, que nous allons mener chez Epona, puis dans les vingt-quatre heures !

Au nom d’Epona, Svadilfari retint sa respiration. Elle comprit qu’elle avait eu raison de mentionner la déesse cheval.

– Lorsque vous serez libres, nous vous proposons de rejoindre ce convoi ! Vous serez à l’abri de Midas, libres de rejoindre Epona ou d’aller où vous le souhaitez !

C’était sans doute stupide : ils étaient déjà capables d’aller où bon leur semblait, Aegeus ou pas. Ils avaient été les créatures les plus libres du monde et le redeviendraient dès que leurs chaînes sauteraient. Blanche essayait de mettre de la conviction dans ses mots, mais elle doutait de plus en plus de l’utilité du convoi à leurs yeux.

Des bruits surgirent du tunnel derrière elle, un peu étouffés par les murs souterrains. C'étaient les bottes des soldats qui descendaient les escaliers au pas de course. Blanche se mit à trembler de nervosité.

– Maintenant, je vais ouvrir tous les cadenas ! s'égosilla-t-elle. Nous avons besoin de vous tous pour réussir à sortir ! Svadilfari peut nous ouvrir un chemin vers la surface. Alsvinnr et Árvakr peuvent chasser les gardes ! Midas approche… mais si vous mêlez vos forces, vous serez invincibles !

Svadilfari souffla avec fureur en entendant le nom de l’immortel. Blanche inspira à fond : tout était dit. Maintenant, il restait à faire. Elle remit son masque à l’instant même où, derrière elle, débarquaient dix gardes armes au poing. Ils la virent disparaître dans un flash de lumière. Traînant le trousseau de clés, le raijū fusa derrière Svadilfari et se pencha sur l’énorme plot de béton qui le maintenait prisonnier. La terreur traversa Blanche comme une onde de choc quand elle réalisa que pour déverrouiller chaque cadenas, elle allait devoir prendre forme humaine… et que les soldats n’auraient qu’à tirer à vue pour l’abattre.

– Qui va là ? tonna l’un des hommes.

Il avait une main partiellement posée sur les yeux : la lumière émise par les chevaux solaires transperçaient même ses lunettes noires. Blanche rassembla toutes ses forces. Elle observa le trousseau. Pour libérer Svadilfari, c’était forcément la clé géante en plomb, qui semblait taillée grossièrement, tout comme le corps du cheval bâtisseur. Du moins, elle l’espérait. Si elle se trompait, si elle perdait quelques secondes de trop, les balles la faucheraient aussitôt.

Tu en es capable... Sois la plus rapide possible.

Elle avait besoin de ses mains humaines, mais sous sa forme humaine, elle n’y verrait rien du tout. Il faudrait agir à l’aveugle. Elle détailla la serrure, grava ses moindres détails dans son esprit. La clé devait entrer dedans d’un seul coup et tourner sans effort ; sinon, tout était perdu.

– Montrez-vous ! exigea le soldat d’une voix forte. Les mains en l’air, ou on tire à vue !

Alors tirez à vue, songea Blanche dans un éclair de défi.

Elle retira brusquement son masque, ferma les paupières. Redevenue humaine, elle tâtonna à l’aveuglette pour situer la serrure. Puis elle saisit l’énorme clé qui traînait par terre – elle pesait un kilo au bas mot. Ses mains tremblaient tant qu’il lui fallut deux longues secondes pour réussir à l’insérer.

– Là ! hurla un garde.

Un cliquetis résonna dans le silence : le chien d’une arme à feu. La peur hérissa tous les cheveux de Blanche sur sa nuque. Mais alors qu’elle forçait pour faire un tour de clé, puis un deuxième, elle entendit tinter les chaînes de Svadilfari. L’étalon faisait écran de son corps.

– Il bloque la ligne de mire, l’enfoiré ! beugla l’un des hommes. Faut le faire bouger !

– T’approche pas de lui ! cria son supérieur. Celui-là, il peut te briser le crâne comme une coquille d’œuf !

Une goutte de sueur glacée roula dans le dos de Blanche. Cette maudite clé refusait de faire un troisième tour ! Alors qu’elle forçait dessus à deux mains, elle entendit le souffle paisible de Svadilfari. Sa grosse tête vint se poser sur son épaule, ses moustaches lui chatouillant la joue.

Tranquille Blanche. Tranquille.

– Facile à dire quand on pèse vingt tonnes et qu’on ne craint rien du tout !

Un coup de feu éclata, assourdissant comme la foudre ; la balle siffla vers Blanche, ricocha dans un claquement sonore et alla se perdre au fond du tunnel. Svadilfari tressaillit tranquillement, comme un cheval piqué par un taon. Sa peau de pierre venait de renvoyer la balle.

La serrure céda enfin, dans un clac jubilatoire.

OUI ! s’exclama Blanche.

Elle ne perdit pas un instant et, aussitôt, redevint raijū pour fuser vers Uchchaihshravas. La bête à sept têtes piaffait sur place, survoltée par le coup de feu, l’agitation des gardes et la perspective de sa liberté. Blanche doutait qu’elle la protège comme l’avait fait Svadilfari. Derrière elle, celui-ci avait déjà réagi. Traînant ses chaînes démesurées derrière lui, il traversa le quai en deux foulées gigantesque qui ébranlèrent le sol. Il se jeta sur les gardes qui se dispersèrent en hurlant de terreur. D’un coup d’épaule, il défonça tout un pan de tunnel ; des fragments de béton s’écroulèrent comme un château de cartes. Blanche n’attendit pas de voir la suite de la scène. Elle reprit forme humaine, serra la grande clé d’argent dans son poing. Le métal était froid comme la glace, lisse comme un miroir. C'était forcément cette clé-là. Et en effet, la serrure qui emprisonnait Uchchaihshravas ne résista pas. Une seconde plus tard, la créature était libre. Dans un élan de sauvagerie, elle rua vers le plafond, jetant ses chaînes au loin ; ses sabots d’or heurtèrent la voûte et tout le tunnel trembla sous le choc. Si Blanche n’avait pas aussitôt remis son masque, elle aurait été tuée sur le coup.

Libre, hurla Uchchaihshravas, ses sept têtes hennissant avec fureur. Libre !

Le raijū zigzagua entre ses hautes pattes blanches et fila plus loin sur le quai, auprès de Sleipnir.

À votre tour !

Vite, renchérit l’étalon divin. Vite !

Il piaffait sur place, l’encolure arquée, projetant un souffle puissant par les naseaux. Blanche opta pour la petite clé de fer, mouchetée de volutes sombres et de taches de rouille, de l’exacte même couleur que Sleipnir. Même à l’aveugle, le cadenas céda en un instant. Blanche n’attendit pas la réaction de l'étalon. Elle sauta du quai et rejoignit la bête glatissante.

La créature l’observait de ses yeux pâles de serpent. C’était un regard étrangement doux. Elle ne bougeait pas, n’exprimait aucune impatience. À l’intérieur de son ventre, les chiens aboyaient désespérément. Les liens de métal qui la ficelaient aux rails lui avaient imprimé des bleus sur la peau. Blanche hésita un instant ; un éblouissement la saisit et elle tituba. Cela faisait trop de métamorphoses en trop peu de minutes… Bientôt, elle serait à bout de forces.

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